La guerre des sanctions : la Russie doit choisir entre 1941 et 1991

samedi 18 août 2018
popularité : 4%

Une contribution au débat..

La publication par le Congrès US du projet de nouvelles sanctions contre la Russie, pouvant la faire sortir de la zone dollar et bloquer les domaines-clés de son économie, relance le débat sur l’état des lieux des élites en Russie. Une question centrale arrive dans le débat : Qu’est-ce que le libéralisme a apporté à la Russie depuis la chute de l’URSS ? Dans cette guerre, à l’instar de la Seconde Guerre mondiale, la Russie joue son existence. Elle doit la remporter, comme une guerre patriotique, afin d’arriver à un nouveau niveau d’existence politique.

Les sanctions : de la tentative ratée d’influence au conflit ouvert

L’utilisation des sanctions pour influencer la politique intérieure russe est une phase dépassée, elle a été surmontée par la Russie qui a renforcé son économie et consolidé sa population, le conflit passe à un nouveau stade : celui de la mise à mort. La violence attendue des nouvelles sanctions US, si elles sont adoptées par le Congrès, va conduire la politique russe face à un choix que ses dirigeants ne veulent pas encore faire, ou affirmer. Cet acte est adopté, officiellement, pour renforcer le rôle de l’OTAN et lutter contre la cybercriminalité. Nous rappellerons que la Russie a souvent proposé une collaboration internationale pour lutter contre la cybercriminalité, le phénomène dépassant les frontières la proposition était logique, mais la dimension idéologique du phénomène fait que les criminels des uns ne sont pas forcément ceux des autres.

Ces nouvelles sanctions conduiraient au rejet express de la Russie du monde global : sanctions personnelles contre les business men et les politiciens ; interdiction de participer à des projets russes en matière énergétique, de permettre d’une manière que ce soit l’entretien, la réparation ou le développement des infrastructures dans le domaine énergétique ; interdiction de financer directement ou indirectement la dette souveraine de la Russie ; bloquer la propriété et les transactions des huit principales banques russes (Sberbank, VTBank, Gazprombank, Bank of Moscow etc).

Les élites russes : de l’inutile trahison au nécessaire renouvellement

Différentes publications dans les sources russes soulignent la question de la trahison des élites post-soviétiques. Il est vrai que l’exemple de Gref, le directeur de la Sberbank est parlant. Afin de garder de bonnes relations avec l’Occident, il a refusé d’implanter en Crimée la Sberbank dont le capital est public (voir notre texte ici), il a tenté par tous les moyens de la faire privatiser, il a refusé de reconnaître - malgré l’oukase présidentiel à ce sujet - la validité des documents présentés par les ressortissants du Donbass ( voir notre texte ici). Malgré tant de constance dans la bassesse et d’allégeance, il n’a pu empêcher les sanctions. Sa trahison a été inutile.

Un article intéressant est sorti à ce sujet sur le site de l’agence russe d’information Regnum, retraçant la ligne de conduite des élites arrivées au pouvoir sur les cendres de l’URSS, qui ont méthodiquement conduit la désindustrialisation du pays, le mettant en situation de dépendance technologique face à l’Occident, dans des domaines où il était totalement autonome technologiquement avant qu’ils n’aient réussi à brader les actifs. Aéronautique, cosmos, énergie etc. Justement ces domaines qui risquent de se trouver maintenant dans la ligne de mire.

Selon les points de vue, ces élites néolibérales sont dans une impasse ou ont pris le pouvoir. L’impasse vient du fait même de ces sanctions qui mettent dans la balance l’existence du pays dans ses frontières et sa forme actuelle, personne ne se cachant aux Etats-Unis du but poursuivi : provoquer un mécontentement populaire que le pouvoir ne saurait assumer et qui conduirait à son renversement. La Russie n’est pas l’Ukraine, mais le risque n’est pas nul pour autant. Certains membres du gouvernement semblant y travailler activement ...

Or, le mécontentement populaire provoqué par ces élites, qu’elles soient au Gouvernement, à l’Administration présidentielle, à la tête des grandes entreprises à capitaux publics, à la tête des banques met le pouvoir face à ses obligations, il doit réagir c’est une question de survie. Intellectuellement, ces élites, même les pseudos-cerveaux comme Koudrine et ses plateformes d’experts, sont absolument incapables de faire face à la situation, tout ce qu’ils peuvent proposer est la virtualisation de l’Etat, la numérisation de l’économie et le remplacement de l’administration par des « volontaires » de la société civile. Ce n’est pas avec ça que le pays va produire les biens et les technologies dont il a besoin. Et ne pouvant plus les acheter à l’étranger, cette élite perd sa crédibilité, perd son masque. Sinon, elle entraînera l’Etat russe dans sa chute. L’habitude de trahir qu’elle a acquise ne lui laisse plus le choix, elle doit aller jusqu’au bout. C’est justement ce qui peut provoquer sa perte, la réalité du conflit exigeant d’autres hommes. Une autre élite. On ne fait pas la guerre avec des intérêts contradictoires.

Toutefois, pour le penseur politique Prokhanov, au contraire, la patrie est en danger car ces individus ont pris le pouvoir. Cette déclaration s’appuie, selon lui, sur le constat de la « contre-révolution » après la Crimée. Le rattachement de la Crimée à la Russie a provoqué une vague patriotique très forte, d’autant plus forte qu’il était inattendu. Entretemps il y avait eu la présidence Medvedev qui avait ouvert grandes les portes du pouvoir à ladite « société civile », portes qui ont ensuite été gardées ouvertes, toutes les têtes des années 90 sont toujours en poste dans les cercles de pouvoir, tout un maillage néolibéral a été mis en place, l’heure était à l’amitié, à la coopération, la guerre froide était terminée. Le pétrole était à la hausse, tout s’achetait, à quoi bon produire ? A part le discours de Munich, rien n’entravait cette marche. Et là tombe la Crimée. Un espoir fou, presque endormi s’empare de la population. Une fierté oubliée : des gens se battent et meurent pour avoir le droit d’être Russe et non pas d’entrer dans l’Union européenne.

Cette vague à contre-courant idéologique, alors que tout se passait à merveille, que le sommeil était doux et agréable, a provoqué une réelle panique dans le clan néolibéral, bien implanté dans toutes les strates de pouvoir. Il se bat pour enterrer cette vague - le projet Novorossia tombe à l’eau et Tsarev sort du paysage politique ; Strelkov est gentiment mis sur la touche et les incontournables accords de Minsk sont conclus permettant de bloquer l’avancée des combattants du Donbass, de laisser les conseiller de l’OTAN s’occuper de l’armée ukrainienne et d’abandonner des villes comme Odessa à la vindicte des néonazis ukrainiens, avec les conséquences que l’on connaît. Le message passé est clair : il y a eu la Crimée, c’est un élément précis, circonscrit, ce n’est pas une tendance.

Et les sanctions sont arrivées, qui ont obligé dans un premier temps à la mise en retrait de ces forces néolibérale, qui sont revenues sur le devant de la scène en 2016 lorsque la situation économique a été rétablie, l’implication de l’Etat dans la relance de l’économie justifiée et mise en oeuvre, quand un soutien social a été lancé (voir notre ouvrage, Russie : la tentation néolibérale). Bref, ces forces néolibérales sont revenues sur le devant de la scène lorsque le travail a été fait et qu’il était possible de profiter des fruits.

Assumer le combat et clarifier le positionnement idéologique

La Russie n’a finalement pas le choix, mais le conflit des élites qui perdure en raison de la volonté de taire le combat la fragilise de plus en plus.
D’un côté vous avez le clan néolibéral qui joue contre l’intérêt général et déstabilise la situation. L’on avait par exemple écrit sur la remise en cause de la notation sur 5 dans les écoles, système classique en Russie, proposée par quelque réformateur à la mode, la ministre de l’Education nationale a dû se prononcer contre pour repousser une attaque qui pourrait, gratuitement, provoquer un mécontentement populaire. Surtout qu’il y a déjà la réforme contestée (sur la forme et le fond) des retraites, l’indexation des tarifs énergétiques à la consommation suite à l’augmentation de la TVA, conduisant à dire que le pouvoir préfère protéger les intérêts du business plutôt que ceux de la population. Il y a eu aussi cette affaire sur la récupération des bénéfices aléatoires supérieurs dans l’industrie métallurgique et chimique à hauteur de 500 milliards de roubles pour le budget. La photo de la signature de Poutine autorisant la manoeuvre avait été publiée, le business s’est indigné, finalement marche arrière toute, la décision n’est pas prise, elle est en discussion. Le choix idéologique n’est pas assumé, surtout lorsque la guerre économico-financière est déclarée contre la Russie.

Ce combat des élites ne permet pas d’assumer le véritable combat, il épuise les forces sur la scène intérieure. Ce qui ne signifie pas que le combat ne soit pas mené par ailleurs. Un système de paiement parallèle au système SWIFT, appelé MIR, a été mis en place et tous les fonctionnaires sont payés de cette manière, ce qui est une garantie importante ; la Russie a subitement revendu 85% de ses bons du Trésor américain ; la Russie se préparerait à une forme de nationalisation de son système financier.

Tout ce qui ne nous détruit pas nous renforce. La Russie doit gagner cette guerre, car il s’agit bien d’une guerre, pour arriver à un nouveau niveau d’existence politique. Comme l’URSS lors de la Seconde Guerre mondiale. D’aucuns ont fait un parallèle intéressant entre Peskov et Molotov, dans cette rhétorique refusant le conflit, ce qui n’empêche pas une préparation souterraine. Il serait bon de ne pas reproduire les mêmes erreurs. La réactivité serait d’autant améliorée si le poids politique des élites correspondait à leur véritable socle de légitimité populaire. Soutenir contre vents et marées les néolibéraux qui, sans cette main protectrice, ne correspondent à aucune force politique (intérieure) réelle est contre-productif. Surtout en période de conflit. Et conflit il y a.

Tout ce qui ne nous détruit pas nous renforce. La Russie doit gagner cette guerre, elle le peut, et ainsi se renforcer, modifiant avec l’équilibre des forces géopolitiques le contexte idéologique, même si c’est justement ce qu’une bonne part de ces élites veut éviter à tout prix. Mais si elle perd le combat, elle cessera d’exister dans sa forme politique et ses frontières actuelles.

Le choix entre l’abdication de 1991 ou le combat de 1941 se pose à nouveau à elle.

Karine Bechet-Golovko
jeudi 16 août 2018



Française mariée à un Russe, Karine Bechet-Golovko est à la fois enseignante et juriste.
En 2002, dans le cadre de sa thèse à l’Institut d’Etat et du Droit, elle choisit de rester vivre en Russie. Devenue expert international, elle travaille notamment sur une formation ouverte aux avocats et aux défenseurs des droits de l’homme de l’espace post-soviétique où elle donne des cours de défense constitutionnelle des droits de l’homme.



Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur