21 juin

dimanche 7 juillet 2019
par  3ladybirds
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C’est le retour de l’été et avec lui celui, pour la 8e année consécutive, de notre rubrique sur les chemins du monde.
Après avoir bourlingué de l’Afrique à l’Amérique du sud en passant par les Dolomites ou le Sri Lanka, Rouge Midi vous emmène cette année vers le Yukon.
8000 km à vol d’oiseau et bien plus en prenant le mastodonte...

5h30 : tendre clarté du jour levant. Le navire a pris la mer sans déranger mon sommeil. Il vibre comme hier mais ne s’agite pas d’un bord à l’autre ; la soufflerie comme le bruit du moteur ne sont pas plus bruyant. Pourtant les vagues défilent vite sous la coque et l’allure à laquelle s’échappent les volutes faussement blancs de la cheminée laissent imaginer l’énergie qu’il dévore en quelques secondes. Toute à la paix de la cabine, je me rendors jusqu’au réveil de 7h, synchrone avec celui des voisins : le petit déjeuner est à 8h. Malgré l’intense inactivité d’hier, le corps n’est absolument pas motivé pour se lever.

C’est seulement dans la douche que je me sens imperceptiblement basculer en arrière… puis en avant… oui, la bête tangue. Mais pas assez pour déplacer d’un iota les quelques affaires posées sur le bureau, ni ouvrir intempestivement portes et tiroirs. Du pont, la mer semble placide : un peu d’écume ça et là et des creux peu profonds. Serait-ce de ne pas être familiarisé au volume du navire qui trompe l’évaluation du la hauteur des vagues et de la force des courants ? Est-ce de se savoir sur un mastodonte sans être ballottée qui rassure au point de prendre la mer de haut – au propre comme au figuré – et d’oublier qu’elle deviendrait du béton en cas de chute ? Est-ce son aisance à glisser sur l’eau, au dessus de centaines ou de milliers de mètres et d’autant de créatures, qui fait oublier qu’en quelques secondes un-e tombé-e du bateau se sentirait vraiment seul-e ?

Ce matin, nous passons entre Douvres et Calais.

Je repère trois coccinelles sur le pont, qui y resteront accrochées jusqu’au soir.. je ne peux m’empêcher de penser à ces gens qui attendent à Sangate… Ces ladybirds sont elles aussi des blind passengers, mais personne n’exigera de voir leur passeport. Et je fais partie de ceux qui ont la chance incroyable de passer la majorité des frontières du monde sans aucun problème.

Nous voilà croisant des dizaines de bateaux, des grands, des moyens, des petits, des longs, des courts, des plats, des pleins, des avec portiques, des sans portiques ; ils portent du rouge, du jaune, du blanc, parfois du noir ou du bleu. Beaucoup de tankers, quelques porte-containers, sans doute aussi des bateaux de pêche. Selon Marie, ce couloir est le plus important lieu de trafic maritime au monde.

Un peu plus tôt c’était la côte belge : étrange tous ces immeubles qui se découpent tellement sur l’horizon qu’on les prendrait pour des gratte-ciels – y en a-t-il tant que ça en Belgique ? Difficile d’évaluer la distance, donc difficile d’évaluer leur hauteur. C’est donc sur ce rapport que s’est en partie construite la géométrie ? Comme ils ont du galérer tant il est parfois précaire de se fier à ses yeux ! Au repas de midi, nous voyons les blanches falaises de Douvres ; elles passeront sans que j’ai eu le temps de les photographier. L’après midi, les mouettes et goélands du matin ne suivent plus le bateau ; les navires se raréfient ; bientôt nous ne voyons même plus la côte française. Le soleil est grand mais le vent froid, l’étendue de plus en plus nue et bleue, annonçant le paysage qui suivra l’escale à Liverpool jusqu’à Halifax.

Il est drôle de retrouver sur la mer un peu de cette ambiance si particulière des gîtes sur le Chemin de Compostelle. Une sorte d’entre soi international de personnes en transit, rassemblées dans un espace temps liminaire, entre deux rives et hors des codes ordinaires et de leurs modes de vie respectifs. Un espace-temps investi en toute convivialité et sympathie, autorisé par cet équilibre entre des petits moments partagés autour de la table, des jeux et sur le pont, et des grands moments de retour en soi, où chacun entre en dialogue avec lui même. Être disponible à soi pour être mieux disponible aux autres. Ici on échange en anglais, en français, en allemand, sur les suites de son voyage après Halifax. Chacun a conçu des voyages différents au départ d’Halifax, mais dans la description des projets sonnent les mêmes accents. Fuir les lieux et les pratiques touristiques de masse, essentiellement orientés vers le consumérisme et le divertissement, laisser les rencontres, les expériences et les opportunités décider des étapes et de la durée du voyage, être proche du ciel, de la terre, de l’eau et des animaux, être ouvert aux gens sur le chemin.

Kirsten et Werner, la soixantaine un peu passée, sont allemands et ont embarqué à Hambourg. C’est leur second voyage en paquebot ; le premier, jusqu’à Taïwan, a duré cinq semaines et demie. On leur demande souvent comment ils font pour s’occuper pendant tout ce temps (…). Kirsten répond : en regardant le ciel et la mer, en lisant beaucoup, en écrivant son journal et de toutes façons, tant qu’elle est avec son mari… Elle s’exclame avec des gros yeux lorsque je lui demande, taquine, s’ils n’apprécient pas les croisière avec des centaines de personnes ; elle aimerait bien marcher sur le chemin de Compostelle avant leurs 70 ans. Ils sont très présents, volubiles et blagueurs pendant les repas comme il sont discrets, silencieux et contemplatifs entre temps. Ce sont les seuls des dix passagers à ne pas débarquer à Halifax : ensuite, c’est New York, Baltimore, une autre ville, puis retour à Hambourg.

Ula, presque deux mètres, et Sissi, moins d’un mètre soixante, sont un couple Suédois et n’ont pas trente ans.

Jaro (« Yaho ») est Suisse, trentenaire, parle allemand et anglais mais a oublié le français appris à l’école.

Léa et Simon, un peu plus de la trentaine, sont mariés : elle est Allemande, il est Suisse.

Philippe, la quarantaine, et son fils Timothée, 9 ans, vivent à Sanary-sur-mer.

Marie et Yohanes, la petite trentaine, sont ensemble depuis trois ans. Elle vient de Calais, il est de Rennes.

Au repas de midi, le capitaine Kaminski vient prendre commande des deux boissons alcoolisées auxquelles chaque passager a droit chaque jour jusqu’à Halifax ; il les commandera à Liverpool – vin rouge, vin blanc, bière en canettes. Cordial, le regard bleu et rieur, mais pince-sans rire et se rappelant de chacun de nos prénoms, il exprime son dépit chaque fois que quelqu’un décline la proposition. Comme s’il désespérait que les seuls qui aient le droit de boire de l’alcool à bord ne le fassent pas. Mais lorsque je lui propose avec malice de lui céder une partie de mes bières, son respect de la discipline change immédiatement l’expression de son visage et de son regard – rappelant qu’il est hors de question qu’il se l’autorise. Dans le mess, une affichette jaune avertit en rouge et noir l’équipage de consommer alcool et « drugs » à bord et la coopération du capitaine avec les douanes et les forces de police à ce sujet.

Il nous explique que nous serons à Liverpool dans la nuit ou celle d’après (pas bien compris) et que ceux qui veulent débarquer doivent s’inscrire sur une liste. Il nous parle aussi d’une heure en plus ou en moins… difficile de savoir s’il parle du retard du bateau ou du changement de fuseau horaire. Un peu plus tôt, mon téléphone affichait 11h alors qu’il me semblait être 10h ; trois quart d’heure plus tard il est 10h45… je sors pour vérifier – ai-je halluciné la première fois ? Ou c’est le portable qui erre, perdu dans l’espace horaire ? Un technicien me dit qu’il est 11h45, je reviens à ma cabine : le portable affiche 11h45… « Laisse tomber, laisse faire, ne cherche pas à comprendre ». Sissi et Ula arrivent au lunch avec une heure de retard, eux non plus n’ont pas tout suivi. Au dîner, c’est mon tour : pourtant j’avais de nouveau réglé l’horloge ! « Y’en a combien de fuseaux horaires jusqu’à Halifax ?! »

18h30 Partie de baby-foot improvisée avec Timothée – ça le sort de ses jeux vidéo. Et puis, là ce sont les adultes qui maîtrisent, il se retrouve en apprentissage. Seconde partie avec Philippe cette fois, pendant que Jaro joue discrètement Jeux interdits à la guitare. Pour la troisième, double combo : Philippe et Timothée versus Jaro et moi. Rapidement on se fout de compter les points : on s’amuse, on se vanne, on rigole, on chahute dans le mess. Et « au moins on fait du sport » souligne très justement Philippe. C’est bon un peu de pep’s dans l’ambiance contemplative !

22H15. Je monte sur le pont voir le coucher de soleil et faire une seconde pause dans la saisie de mes notes. Ula et Sissi sont en pleine expérimentation scientifique. Sissi tente de démontrer que lorsqu’elle saute, le bateau ayant continué d’avancer, elle retombe sur ses pieds là où il était une demie seconde plus tôt. Elle remonte le temps. (Pas trop sûre de mon raisonnement, ni de l’avoir bien comprise quand même.) Ula abandonne la partie en riant. Nous nous retrouvons seules quelques minutes en silence, prises dans le vent, jusqu’au dernier rayon. Léa, souriant, se joint à nous d’un simple regard puis repart.

Je n’imaginais pas voir un jour le soleil se coucher derrière la Grande-Bretagne. C’est une étrange impression de le voir disparaître à l’exact opposé de là où il se couche habituellement en Méditerranée, au Liouquet ou à l’Estaque. Totale désorientation par rapport aux points cardinaux.




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