Chavez, Lula, Kirchner ce n’est pas du pareil au même

lundi 29 août 2005
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Trouvé sur RISAL

ENTRETIEN AVEC ERIC TOUSSAINT

Expliquer au public que le manque de ressources pour la santé et l’éducation est lié au paiement de la dette extérieure n’est pas tâche facile pour les mouvements sociaux. D’autant moins facile si les gouvernements rendent difficile l’accès aux informations sur l’endettement des pays, informations qui mettent en garde sur le risque que constituent les mesures d’ajustement fiscal imposées par le Fonds monétaire international (FMI).

Eric Toussaint, président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM), explique que l’alliance entre le gouvernement et la bourgeoisie est un des facteurs qui a fait que l’idée d’un audit pour éclairer la manière dont la dette fut contractée reste un thème tabou. « Les gouvernements et les classes dominantes n’aiment pas remettre les choses en question parce qu’ils ont intérêt à maintenir un haut niveau d’endettement » dit-il. Pour Toussaint, il faut une décision souveraine des gouvernements pour enquêter sur le paiement de la dette et exiger son annulation. « Quel type de représailles cela peut-il entraîner ? Les Etats-Unis vont-ils envahir le Brésil ? » ironise-t-il.

Toussaint met en exergue les avantages du contrôle des capitaux [1] réalisé par le gouvernement vénézuélien, battant en brèche le mythe tant propagé par les milieux d’entreprise que cette mesure ferait fuir les investisseurs. « Le risque-pays [2] du Venezuela est le même que le risque-pays du Brésil. Ce qui attire les investisseurs, c’est le pouvoir d’achat ».
Brasil de Fato -

Pourquoi cette résistance à traiter le problème de la dette ?

Eric Toussaint - Pour deux raisons. Les gouvernements ne veulent pas traiter ce thème. Le gouvernement brésilien, par exemple, veut un pacte social entre le grand capital et le peuple. Le représentant de ce pacte est le président Luiz Inácio Lula da Silva. Il ne veut pas soulever la question de la dette parce que la bourgeoisie brésilienne - qui est dans une situation rentière - est intéressée à continuer le paiement de la dette. Cette bourgeoisie « investit » sur les marchés financiers internationaux ou « investit » dans le pays, en faisant des prêts à l’Etat, générant une immense dette interne. Evidemment, ils ne veulent pas que le président mette en question le paiement de la dette. Cela les affecterait en tant que classe sociale. Et Lula ne veut pas entrer en contradiction avec la bourgeoisie, ni avec le FMI, ni avec la Banque mondiale. Il maintient que la politique monétaire orthodoxe qui se doit d’avoir un surplus budgétaire fiscal de plus de 4,5% est intouchable. La seconde raison est que les mouvements sociaux en Amérique latine, en général, ne font pas directement le lien entre les impacts du paiement de la dette et le manque de ressources pour les besoins sociaux. C’est une erreur. S’il n’y a pas d’argent pour la réforme agraire ou pour l’éducation, cela a à voir avec le paiement de la dette.

Cela a-t-il à voir avec le concept "cousin" de l’"impayabilité" de la dette ?

La dette est payée, elle est payable. Le problème est que le paiement de la dette est inacceptable. C’est scandaleux que le peuple paie une dette qu’il n’a jamais contractée. Le Trésor public utilise les impôts payés par la population pour effectuer le paiement. Au Brésil, les recettes fiscales sont parmi les plus élevées du monde. Les plus pauvres paient des impôts très élevés quand ils achètent du combustible ou des aliments. Cet impôt, qui génère des recettes, devrait être investi dans des dépenses sociales, comme des créations d’emplois, des investissements dans la santé et l’éducation. En ce moment, il sert à payer la dette extérieure. C’est scandaleux, injuste et inacceptable. Une dette qui a déjà été payée plusieurs fois, qui a été contractée par les dictatures militaires ou par des régimes démocratiques qui ont fait de nouveaux emprunts pour payer l’ancienne dette, n’a aucune légitimité.

L’audit de la dette pourrait-il être un instrument pour que la société s’empare de cette idée ?

La conclusion d’un audit de la dette extérieure serait que la dette est illégitime. A partir de là, un mouvement peut s’organiser pour exiger du gouvernement la suspension du paiement. L’audit peut se fonder sur des bases juridiques, sur l’argument d’un gouvernement souverain qui déclarerait qu’il ne la reconnaît pas. C’est possible de dire : « Je ne paie pas ». Le gouvernement argentin a suspendu le paiement de la dette publique due aux créanciers privés fin décembre 2001. Ce sont 100 milliards de dollars que l’Argentine ne paie tout simplement pas. Il n’y a pas eu de représailles, il n’y a pas eu d’intervention, il ne s’est rien passé. La conséquence, c’est une croissance économique. Si l’Argentine le peut, pourquoi le Brésil ne le pourrait-il pas, étant donné qu’il représente une économie plus puissante ?

Mais il ne s’agit pas d’une décision isolée ...

Elle ne doit pas être isolée. Chávez a proposé à Kirchner et à Lula, au lieu de payer les créanciers, d’investir les ressources dans la santé et l’éducation, avec la création d’un fonds humanitaire international en lieu et place du FMI. C’est la proposition de Chávez. Pendant ce temps, le Venezuela continue de payer la dette extérieure. La différence est qu’une partie des ressources du pétrole est destinée aux programmes sociaux.

C’est l’unique gouvernement dans le monde capitaliste qui s’appuie sur les mobilisations du peuple et qui utilise réellement une grande partie de ses recettes fiscales pour améliorer les conditions de vie de la population. C’est extraordinaire. Parce qu’il n’est pas dans une situation similaire à celle de l’Argentine ou à celle du Brésil (qui ont de plus grosses difficultés à payer vu qu’ils n’ont pas de revenus pétroliers élevés), le Venezuela ne va pas décréter de manière isolée le non paiement de la dette. La décision ne peut être prise seul. On mentionne toujours des représailles mais quelles représailles ? Les Etats-Unis ne vont pas envahir le Brésil parce qu’il arrête de payer la dette extérieure.

Le gouvernement brésilien réalise un ajustement fiscal supérieur au pourcentage exigé par le FMI qui était de 3,75%. Quelle est la justification pour la réalisation d’un taux de 4,5% de surplus budgétaire ?

A mon avis, la stratégie de Lula est électorale. Pour les élections présidentielles de 2006, il prétend être le candidat de la bourgeoisie comme celui du PT, néanmoins cela va échouer. La bourgeoisie va dire : « Merci, monsieur Lula nous a bien servis mais maintenant nous avons notre candidat ». Le gouvernement Lula est en train de faire le contraire de ce que le PT avait promis : une rupture avec le modèle appliqué par Fernando Henrique Cardoso. Si le FMI et la Banque mondiale bénissent le Brésil, c’est parce que Lula est en train de suivre le même modèle.

Un autre thème qui révèle la vulnérabilité de cette politique économique, c’est le contrôle de capitaux. Quelle est votre évaluation sur la stratégie du gouvernement vénézuélien de maintenir le contrôle des taux de change ?
J’appuie avec beaucoup d’enthousiasme la politique de Chávez. Le contrôle des taux de change est très important parce qu’il permet d’empêcher une spéculation contre la monnaie nationale et parce qu’il limite l’évasion des capitaux. Au Brésil et en Argentine, il n’y a pas de contrôle ; cette situation permet l’évasion des capitaux sans aucun problème. Au Venezuela, les capitalistes doivent demander l’autorisation de l’Etat pour convertir des bolivars en euros ou en dollars.

La thèse qui soutient que le contrôle des capitaux fait fuir les investisseurs est-elle valide ?

C’est faux. Le contrôle évite l’évasion des capitaux et n’empêche pas l’entrée des capitaux. Il y a une entrée de capitaux au Venezuela parce que les personnes ont un pouvoir d’achat. Quand le gouvernement vénézuélien décide de donner environ 500.000 bourses d’étude de 100 dollars pour que les personnes s’instruisent, qu’est-il en train de faire ? Qu’est-ce que les Vénézuéliens vont faire avec cet argent ? Ils s’alimentent, ils achètent des vêtements, cela entre dans l’économie comme pouvoir d’achat. Cela entre dans le marché intérieur et cela stimule l’économie. C’est la base. Ce n’est pas du socialisme, ce n’est pas du marxisme, rien de cela.

Pourquoi tant de crainte à contrôler les flux de capitaux si la logique est tellement simple ?

Parce que la bourgeoisie brésilienne, par exemple, ne veut accepter aucun contrôle sur son argent ou sur ce qu’elle fait avec son argent. La bourgeoisie dit à Lula que si le gouvernement veut servir ses intérêts, il ne peut exercer ce type de contrôle. C’est l’unique explication. Le ministre de l’Economie et des Finances, Antonio Palocci, est clair avec Lula par rapport à cela ; c’est Lula qui assume la politique de Palocci. Le président brésilien sait très bien ce qu’il est en train de faire. Dire le contraire serait le sous-estimer. Et ce que fait Chávez, c’est montrer qu’il est possible d’appliquer d’autres mesures économiques sans provoquer de représailles financières et économiques contre le Venezuela. Malgré le contrôle du taux de change, le risque-pays du Venezuela est le même que le risque-pays du Brésil. S’il y avait eu un type de représailles, le risque-pays du Venezuela serait le double ou le triple. C’est possible de prendre ce type de mesures, d’améliorer la stabilité économique du pays et de contrôler les capitalistes.

Au-delà de l’aspect économique, quelle est votre opinion sur le processus politique en cours au Venezuela ?

Le secret du processus, et qui est un des grands succès du Venezuela, est la capacité du peuple de se mobiliser pour défendre ses conquêtes. Si Chávez a pu retourner à la présidence le 13 avril 2002 alors que la bourgeoisie, la hiérarchie catholique et une partie de l’armée s’étaient alliés pour le renverser deux jours plus tôt, c’est parce que le peuple s’est lancé dans les rues pour le défendre. La question de la mobilisation du peuple est fondamentale. Les étiquettes peuvent être dangereuses pour définir ce qu’est ce processus. Le Venezuela continue d’être une société capitaliste dans laquelle le secteur public, comme l’entreprise pétrolière PDVSA, occupe un espace qu’il n’occupe plus dans les autres pays capitalistes. Nous avons un pays capitaliste avec un gouvernement de gauche qui s’appuie sur la mobilisation des masses et qui réalise des réformes sociales. Dans le contexte mondial, c’est déjà beaucoup. Malheureusement, dans la conjoncture actuelle, les révolutions socialistes ne sont pas d’actualité. Nous ne pouvons pas comparer la révolution bolivarienne avec la guérilla du Mouvement 26 juillet à Cuba qui a détruit l’appareil d’Etat de Batista. Au Venezuela, l’appareil d’Etat ne s’est pas désintégré. De plus, Chávez contourne les ministères avec les missions pour pouvoir avancer dans l’investissement social.

Quelles sont les limites de ce processus ?

Les limites, comme le dit Chávez, ont à voir avec le débat entre Staline et Trotsky, quand Trotsky disait que le socialisme dans un seul pays ne peut fonctionner. Il faut avoir une stratégie internationale. Et Chávez dit qu’il n’y a pas de solution nationale. Le futur de la révolution bolivarienne est lié avec ce qui se passe dans le pays et avec la capacité du peuple vénézuélien de défendre ses conquêtes et son président. Nous devons voir ce qui se passe dans les pays voisins. Je considère aussi fondamentaux l’appui et la solidarité avec le Venezuela que les mobilisations sociales en Europe, en Asie et en Afrique. Si le Venezuela, malgré toute la richesse du processus, reste isolé, le futur du pays ne sera pas très optimiste. Nous avons vu que les Etats-Unis sont intervenus pour appuyer les putschistes du 11 avril 2002, Aznar aussi. Si rien n’avance au plan international, les forces contre Chávez peuvent une fois de plus entrer en action.

NOTES :

[1] Contrôle de capitaux - Mesure qu’un pays prend pour contrôler le flux d’entrée et de sortie des devises étrangères de son territoire. Un des objectifs est d’orienter l’investissement étranger et empêcher la possibilité d’attaques spéculatives contre le pays.

[2] Risque-Pays - Sorte de prime que les pays pauvres sont obligés de payer aux investisseurs. Le risque-pays est un soi-disant calcul réalisé par les agences états-uniennes et européennes.
Source : Interview d’Eric Toussaint, par Claudia Jardim (journal Brasil de Fato, édition n° 97, du 6 au 12 janvier 2005).
Traduction : Denise Comanne et Alice Minette, pour le CADTM (http://www.cadtm.org).



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