Un marché d’esclaves aux portes de Lisbonne

jeudi 31 mai 2007
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Près de 5 millions de Portugais vivent à l’étranger. Mais, depuis les années 1990, le pays est aussi une terre d’immigration. Brésiliens, Capverdiens ou Ukrainiens y constituent une main-d’Å“uvre surexploitée.

Les premiers groupes quittent la banlieue au lever du jour. Encore éprouvés par le travail de la veille, ils se traînent dans les transports publics jusqu’à l’entrée de Lisbonne. Sac de sport sur le dos, une centaine d’immigrés, en situation régulière ou clandestins, se rendent à Campo Grande, dans le nord de Lisbonne.

Le soleil se montre à peine, mais déjà, dans une vieille caravane, on leur sert de l’eau-de-vie pour tromper les douleurs et des bifanas [sandwich à la viande de porc] pour remplir l’estomac. Sous la Segunda Circular [1], au moment où des milliers de Portugais se rendent au bureau, un viaduc offre un abri quotidien à un marché du travail. Les immigrés mettent en vente la force de leurs bras. L’entrepreneur, après évaluation, achète - ou non.

Amílcar, 32 ans, a eu de la chance. Le travail semble garanti. C’est loin d’être le cas pour le salaire de ce Capverdien au corps mince et au dos courbé par des années de labeur. Amílcar part pour un chantier qui vient de démarrer dans la zone d’Estoril.

Le recrutement pour la semaine se fait le lundi. Il y en a qui sont toujours bredouilles. Soit parce qu’ils ont l’air de débutants, soit parce que personne ne les connaît et qu’on craint qu’ils ne créent des problèmes. Malgré tout, ils reviennent toujours. Le mercredi, à l’aube, ils sont de nouveau là, dans l’espoir qu’un véhicule s’arrête et les emmène. Mais il est difficile d’être choisi le mercredi. Cela n’arrive que si les patrons accusent ceux qu’ils ont pris le lundi de travailler mal, ils essaient alors de les remplacer les jours suivants.

Parmi ceux qui tentent leur chance, il y a un Ukrainien. Personne ne peut lui arracher un mot. Blond, de petite taille, le teint rose et mal rasé, il a à peine 18 ans et semble perdu. Sa peur de s’approcher des voitures et des entrepreneurs est évidente. Au premier contact, les immigrés savent de quoi il retourne. “Ils nous disent ce que nous allons gagner pour la semaine, mais avant ça, ils veulent nous voir à l’Å“uvre. On n’est payé que si l’on travaille bien.”

On estime à plus de 100 000 le nombre de clandestins

Les conditions, non négociables, sont imposées par tous ceux qui viennent faire leur marché. “Pour celui qui est clandestin, il n’y a pas d’alternative. C’est la seule possibilité de travailler sans papiers. Mais si les choses se passent mal, personne ne peut les aider. Les patrons savent ça mieux que personne”, explique Gilmar, 39 ans. Au Portugal, depuis moins de trois ans, ce Brésilien de taille moyenne, basané et aux yeux pratiquement transparents, a le visage couvert de rides. Il a déjà parcouru le monde. Il connaît le système comme personne. Il vit à Cacém, dans la banlieue de la capitale, avec sa femme et ses deux filles, mais il ne cache pas sa nostalgie pour sa maison, près de Salvador da Bahia.

Il n’est pas encore 6 h 30, mais il porte déjà le maillot numéro 10 de la sélection brésilienne pour un nouveau jour de travail. Il souffre et semble résigné. “C’est pour la famille.” Gilmar a été recruté le lundi pour un chantier à Loures, au nord de Lisbonne. “Ça s’est bien passé.” Mais il dépend, comme toujours, du bon vouloir du patron. Normalement, “ils promettent de payer entre 50 et 75 euros par jour.” Dans ces matinées de recrutement, “c’est la guerre pour essayer de monter dans les camionnettes”, raconte un chauffeur de taxi, habitué à ce “triste spectacle”. Les entrepreneurs “se garent près des passages piétons, ils les appellent et, en plein Campo Grande, au XXIe siècle, ils les traitent comme s’ils étaient de la marchandise. Ils leur ouvrent les portes arrière, attendent qu’ils aient fini de se bousculer pour monter, puis démarrent comme si de rien n’était.”

En l’espace d’une heure, le Campo Grande est inondé de voitures. Des centaines de personnes sortent du métro. Beaucoup vont prendre le bus. Ils assistent au quotidien et “depuis des années” à un “véritable marché aux esclaves”. Jusqu’aux environs de huit heures, ils regardent, incrédules, le manège des camionnettes qui arrivent à vide et repartent remplies d’immigrés. “Ça rappelle les marchés journaliers des années 1950 et 1960 dans l’Alentejo”, se souvient une femme. A cette époque, les hommes se rassemblaient de bon matin sur les places des villes en attendant que l’intendant vienne les choisir pour travailler du lever au coucher du soleil. Il prenait les plus costauds et les plus dociles.

Quatre ans ont déjà passé depuis que le président du Brésil, Lula da Silva, a visité le Portugal et signé avec le gouvernement portugais un accord qui avait permis la régularisation exceptionnelle d’environ 9 000 Brésiliens qui vivaient à l’époque dans le pays. Gilmar est venu après. Il vit toujours dans la clandestinité. Lui, et beaucoup d’autres qui n’entrent pas dans les comptes du Service des étrangers et des frontières, attendent d’avoir une chance. Ils seraient plus de 100 000 à attendre ainsi.
Parmi les communautés d’immigrés, les Brésiliens sont les plus nombreux, avec plus de 69 000 personnes en situation régulière. Les Ukrainiens, en deuxième position, sont environ 66 000, et les Capverdiens plus de 65 000. Encore s’agit-il de ceux qui ont des papiers en règle.
Et les autres ?

Article d’Isabel Ramos et Henrique Machado dans
Corriere della Sera du 31/05/2007

Transmis par Linsay


[1voie rapide lisboète



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