Ultime concile pour la planète

vendredi 27 juillet 2007
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Victime de l’effet de serre, la Terre périclite. Inquiet pour le sort de l’humanité - et puisqu’on ne peut pas compter sur Dieu -, le pape convoque au Vatican prélats et experts pour trouver une solution. Une fable souriante et grinçante du Nobel italien Dario Fo.

Il y a quelques jours, je suis retourné dans mon village, près du lac Majeur. Le niveau de l’eau était descendu jusqu’au bout de la plage, là où la côte descend presque à pic. Le spectacle était impressionnant. Le lac était plus bas de plusieurs mètres que son niveau normal à la saison estivale. Il y avait là quelques pêcheurs, de ceux qui font semblant de pêcher des poissons qui ne mordent plus car ils ont disparu depuis des années ; ils regardaient, ébahis, les rochers noirs affleurer à la surface du lac, ces rochers qui, autrefois, étaient profondément immergés. “Jamais vu une saignée pareille. On dirait que quelqu’un a enlevé le bouchon du lac”, a grommelé l’un d’eux. “De quoi vous étonnez-vous ? lui a répondu un autre. Ça fait au moins dix ans que le niveau baisse. Il ne pleut plus. La neige ne tient plus sur les montagnes, et les glaciers fondent comme des glaces mises à frire sur la braise.” Tout en parlant, il désignait les cimes du Limidario et de la Forcola, des pics de presque 3 000 mètres, et, derrière, les Alpes... dégarnies comme des collines.

Peu de temps après, je reprenais la route en longeant le Tessin, le fleuve au débit le plus rapide de la plaine lombarde. Le spectacle était affligeant. A certains endroits, l’eau était à peine visible. Elle glissait dans le lit comme un torrent à l’agonie ; le fond était couvert de toutes sortes de déchets : des roues de voiture, et même un téléviseur et un lave-linge.

Les hydromètres de la côte indiquaient le minimum historique du niveau de “l’écoulement fluide” : 179 m3 par seconde, soit 300 m3 de moins que la moyenne d’un mois d’avril. Les précipitations affichent un déficit de 50 % par rapport aux prévisions de ces six derniers mois ; en outre, la réserve d’eau constituée par les neiges et les glaciers d’altitude - indispensable pour combattre la sécheresse estivale - s’est vidée presque entièrement. Il reste 20 cm de glace, alors que son épaisseur normale est de 1,20 m.

Mai, le mois le plus pluvieux de l’année, devrait être notre dernière chance. Mais si ce rendez-vous est manqué, nous n’aurons plus qu’à hurler : “Dieu ! Pourquoi ne respectes-tu pas les statistiques ?”

Et Dieu, comme d’habitude, ne répond pas... Il se contente de sortir une main du seul nuage qui subsiste dans le ciel, pour indiquer une énorme cheminée dégageant des volutes de fumées nauséabondes. Puis, pour en remettre une couche, il provoque un éclair dans le ciel. Sur la rive, un groupe de vieillards assiste à la scène. Blasés. “Ce n’est qu’un éclair de chaleur. Pas d’affolement !” déclare le plus âgé. Puis chacun reprend la conversation, rassuré. Personne n’aura compris le message du Créateur, déçu et même un peu furax.

Mais revenons à la réalité statistique et aux chiffres de l’été 2003, le plus torride depuis plusieurs siècles. Certains chercheurs, sans doute trop optimistes, avaient déclaré qu’il s’agissait d’un phénomène extraordinaire qui avait très peu de chances de se reproduire. Nous voici pourtant en 2007, et les mêmes chercheurs nous lancent un “ça recommence !” Ils soulignent que nous serons assaillis par la chaleur comme nous ne l’avons jamais été, avant d’ajouter : “Dorénavant, cette situation sera normale... dans la meilleure des hypothèses, naturellement !” Préparez-vous à devoir vous déplacer avec un réfrigérateur en forme de chapeau sur la tête et un slip isotherme pour vous rafraîchir l’entrejambe ! Qu’allons-nous faire ? Nous rendre ? Impossible. On ne va pas se creuser une grotte dans la montagne comme les hommes des cavernes et se contenter de boire l’eau qui dégouline des stalactites, bon sang ! Il n’y a pas d’eau en altitude ou dans le ciel ? Alors, on va la chercher toujours plus bas : on creuse le sol en profondeur jusqu’à ce que l’on tombe sur une nouvelle nappe d’eau pure, vieille au moins d’un million d’années.

Bon, d’accord, mais une opération de ce genre coûte cher en machines et en pétrole... Eh bien, nous ferons payer l’eau ! Soit dit en passant, c’est une solution qui a déjà été expérimentée et qui fonctionne dans la moitié du continent ; une solution qui permet d’obtenir de bons, voire d’excellents profits pour ceux qui arrivent les premiers et savent y faire ! L’eau minérale est la plus grande affaire du siècle ! Peut-être la solution serait-elle de mettre en bouteille chaque litre d’eau... On peut déjà calculer les millions de camions qui traverseront la planète dans tous les sens, pleins à ras bord de bouteilles d’eau - non potable, par ailleurs, la plupart du temps... Des fleuves en bouteilles... des lacs en bouteilles... Mettons tout en bouteilles !

“Désolé, nous n’avons plus de légumes”

Et, pour les champs, comment fait-on ? Les agriculteurs sont à l’agonie.
Chez nous, par exemple, on ne peut déjà plus puiser dans le Pô un seul litre, une seule goutte d’eau : nous sommes à la veille du mois de mai 2007, et le niveau du fleuve sacré a chuté tragiquement au-dessous du niveau minimal d’écoulement atteint durant l’été 2003 ! On a beau économiser dans les maisons et les entreprises, la catastrophe, désormais, est planétaire. Ici, tous les journaux - certains à haute voix, d’autres presque en cachette - ont révélé que le gouvernement australien a dû interdire aux agriculteurs de puiser dans les eaux superficielles, et même dans les eaux souterraines. Il ne pleut plus depuis sept ans sur tout le continent australien. L’eau qui reste suffit à peine à assouvir les besoins des habitants et d’une poignée de kangourous. Et le reste ? Pour le reste, “Désolés”, a répondu le gouvernement australien, “mais nous devrons nous passer de légumes, de fruits et de céréales. C’est une catastrophe, mais nous n’avons pas d’autre solution.” La seule consolation qui nous reste, c’est de penser que, dans d’autres pays, la situation est encore plus dramatique.

En Inde du Sud, par exemple, certains des fleuves les plus importants ont littéralement disparu, engloutis par le sol brûlant. A l’inverse, le Bangladesh a connu un déluge qui a duré trois journées entières : les fleuves étaient en crue, les villes et les villages engloutis par les eaux. Puis, au bout d’une semaine, la terre a réapparu, purgée de toute plante, et la sécheresse est revenue. Entre-temps, au Groenland, une association s’est créée pour l’achat de réfrigérateurs industriels pouvant accueillir les ours polaires pendant les périodes de très fortes chaleurs. Et, pour rester dans le même registre, au début du printemps, l’Etat de New York a dû affronter des tempêtes de neige avec des bourrasques dignes du cercle polaire : les chasse-neige ne pouvaient même plus circuler et la neige dépassait les 5 mètres d’épaisseur. Les scientifiques, optimistes, cherchaient à rassurer la population. “Pas de panique ; ce sont des phénomènes occasionnels.
- Occasionnels, mon Å“il !” ont répliqué les météorologues qui ne sont pas abonnés au “Tout va très bien”. Ce que nous disent ces perpétuels renversements de situation, c’est que nous sommes les témoins d’un bouleversement atmosphérique, d’un véritable cataclysme.

A cela s’ajoute le fait que la plupart des nappes phréatiques sont polluées et que les fleuves, les canaux, et même les lacs, sont depuis longtemps transformés en égouts en plein air. Ce tableau oblige donc les responsables de la sauvegarde de l’approvisionnement hydraulique à prendre des décisions radicales. Il ne suffit pas de dire : “Economisez. Evitez de tirer les chasses d’eau par rafales ; ne vous brossez pas les dents en laissant le robinet ouvert comme une lance anti-incendie. Collectez les eaux pluviales. Lavez la vaisselle avec l’eau de cuisson des pâtes. Et demandez aux prêtres d’utiliser de l’eau bénite recyclée pour leurs sacrements.” Il faut autre chose.

Il faut envisager un projet énergétique révolutionnaire. Continuer à creuser le sol et à descendre de plus en plus bas pour puiser de l’eau, cela veut dire utiliser des tonnes de gazole, alors que nous savons pertinemment que nous allons vers une nouvelle - et inévitable - crise pétrolière. Il faut mettre en Å“uvre tous les moyens possibles pour économiser l’eau, à commencer par les réducteurs de jet sur les robinets : si l’emploi de ces réducteurs est imposé par une loi, ce sera un grand exploit. Bien sûr, cette mesure n’apportera pas de solution définitive, mais il est important de commencer, d’insuffler aux individus le premier germe de civisme, de les impliquer dans le problème. Face aux gigantesques volumes d’eau indispensables à l’agriculture, il nous faut évidemment un projet qui puisse identifier les causes les plus graves de ce désastre et affronter véritablement le problème de façon globale, en prenant des mesures draconiennes. Attention, le phénomène est en train d’attaquer également l’économie dans son ensemble : des usines devront fermer faute d’eau disponible pour refroidir les machines ; la production d’énergie électrique, qui se fait par des turbines à vapeur, va diminuer ; et, surtout, la guerre va éclater entre les montagnards et les paysans de la vaste plaine.

Les paysans réclament haut et fort : “Donnez-nous l’eau qui nous revient. Que les barrages cèdent un peu de l’eau qu’ils retiennent aux fleuves...” “Jamais de la vie !” répondent les maires et les adjoints. “Si nous cédons notre eau, ce sera la fin du tourisme. Comment les touristes vont-ils passer d’une rive à l’autre ? On va mettre des roues aux bateaux ?” Et les cultivateurs de rétorquer : “Sans eau, les champs de seigle, de fourrage, de tomates, de maïs, de soja, etc., s’assécheront. Sans eau, toute l’agriculture mourra et, avec elle, ce sera toute la vallée du Pô qui mourra.” Le gouvernement a déclaré l’état d’urgence. Quelques ministres murmurent du bout des lèvres : “N’exagérons rien, ne cédons pas à la panique !” Mais la panique est déjà là, libre comme l’air, et rien ni personne ne pourra l’arrêter.

Le pape - comme chacun sait - ne s’occupe qu’accidentellement des questions climatiques ; pourtant, après avoir commandé des vêtements aux tissus souples et vaporeux, il a été impressionné par des documentaires sur la sécheresse et s’est exclamé : “Cette chaleur est insupportable. On manque d’air, on manque d’eau. Il faut absolument faire quelque chose ! L’eau est un don de Dieu ! Dieu l’a créée pour apaiser la soif des hommes, pour les purifier.” “Et pour les noyer, de temps en temps, dans un déluge universel”, a ajouté un cardinal théologien. “Je vous en prie, le temps n’est pas à l’humour... N’oublions pas que l’univers et l’homme sont constitués très largement par l’élément liquide. Rassemblons toutes nos forces pour résoudre cette tragédie qui a quelque chose de biblique.”

“Il faut faire quelque chose de spectaculaire”

Entre-temps, la grande salle d’audience s’est remplie, dans un silence religieux, de hauts prélats et de simples aumôniers. Un secrétaire prend la parole : “Votre Sainteté, nous sommes en pleine campagne pour l’élimination des limbes...
- Aux limbes les limbes !” répond non sans agacement le souverain pontife.
“Et les couples de fait ? Et les mariages homosexuels ?
- Laissons tomber. Vous ne comprenez pas que nous sommes devant une urgence absolue ?
- Et les procès aux Etats-Unis contre les évêques pédophiles ? Comment allons-nous résoudre ce problème ?
- Otez de l’Evangile la phrase : â€ËÅ“Laissez venir à moi les petits enfants’ et remplacez-la par : â€ËÅ“Les petits enfants aux nourrices’, un point c’est tout ! Pensons à l’eau ! Seigneur tout-puissant, quelle scène terrible que cet iceberg en train de fondre comme un gâteau à la crème et de s’écrouler dans l’océan, faisant fuir les pingouins ensevelis par les énormes blocs de glace ! Et cette autre vague qui avance, gigantesque, cet horrible tsunami qui emporte tout sur son passage, même les touristes allemands... Quel spectacle bouleversant ! Sans parler des coulées de boue provoquées par les ouragans en Amérique du Sud...”

“El Niño, l’enfant envoyé par Dieu pour nous punir de nos péchés !” s’exclame un cardinal tout juste nommé. “Mais ne dites donc pas de conn... ! Ne blasphémez pas ! Dieu enverrait El Niño pour punir des hommes désespérés, affamés, massacrés par les famines et les épidémies, par les bandits, par les banques de la mondialisation et leurs prêts usuraires, par les généraux, les trafiquants de cocaïne ? Et, pour couronner le tout, on les noie sous la boue d’El Niño ? Allons ! Non, non, il faut faire quelque chose de spectaculaire pour secouer les consciences des croyants et des athées, des fidèles et des infidèles, et les tirer de leur torpeur !
- Il suffirait de remettre en état les aqueducs, dont la moitié sont vétustes et tombent en morceaux, au point que 42 % de l’eau est perdue”, dit un cardinal spécialisé dans la plomberie.
“Le problème, remarque un monsignore de Palerme, c’est qu’une grande partie de ces pertes n’est pas due à un défaut d’entretien, mais à de véritables actes de sabotage !
- A qui la faute ? - Je vous en prie”, intervient sur un ton agressif un évêque de Catane. “Ne jetons pas tout de suite la pierre à la Mafia.” L’accusateur lui rétorque alors :
“Appelez-la comme vous voulez, mais ceux qui transportent des tonnes d’eau pendant les crises d’approvisionnement et tirent profit de l’urgence sont les mêmes qui vandalisent les tuyaux et les canalisations.”

Soucieux de calmer le jeu, un cardinal médecin prend la parole. “Ce climat a quand même quelques avantages : la douceur de l’hiver atténue les rhumatismes. - Ouais”, rétorque un spécialiste des maladies infectieuses. “En revanche, il y a une augmentation des infections et les aliments pourrissent plus vite. A chaque hausse des températures de 1 °C, on prévoit 5 % ou 10 % de plus de cas de salmonellose.

- Même le choléra est sur le point de frapper”, ajoute un évêque missionnaire. “Ses vibrions se reproduisent plus facilement dans les eaux tièdes, qui véhiculent de plus en plus d’épidémies.” Un cardinal, pris d’assaut par une nuée d’insectes, se gifle une joue avec force. “Et n’oublions pas ces maudits insectes ! Nous serons envahis par des tonnes d’essaims de mouches, de moustiques et de phlébotomes. Je n’aimerais pas être un cheval !” affirme-t-il en poussant un long hennissement à modulation grégorienne. Presque en chÅ“ur, des séminaristes éternuent bruyamment. “Sans parler des allergies respiratoires”, ajoute un évêque. Le cardinal plombier intervient de nouveau, presque agacé. “Prenons garde, mes amis. Nous tournons autour du pot comme des taons hypnotisés par une lampe. Je le répète, l’eau ne manque pas : ce qu’il faut, c’est l’utiliser avec précaution, la distribuer de manière scientifique et éviter les gaspillages inutiles... Bref, faire des économies.” Le pape l’applaudit.

Ainsi encouragé, le cardinal poursuit : “Avez-vous déjà survolé les villes de Rome et Milan et leurs banlieues ? Vous verriez un immense échiquier de piscines dispersées un peu partout ; il y en a même tout en haut des gratte-ciel et des immeubles. Chaque bassin contient 300 à 400 mètres cubes d’eau. Mille piscines équivalent donc à 300 000 mètres cubes. Si nous les renversions dans le Tibre, nous provoquerions une crue, qui pourrait nous noyer tous ! Il suffirait donc de donner l’ordre de vider tous ces bassins pleins à ras bord. Gare à tous ceux qui remplissent les piscines en période de sécheresse.”
“Nous obtiendrions une économie de plusieurs millions de mètres cubes d’eau uniquement pendant l’état d’urgence”, s’exclame le pape. “Très juste ! renchérit un jeune séminariste. Si les riches veulent se baigner, qu’ils plongent en hiver, quand il pleut à verse !” “Silence, le provocateur ! ordonne un cardinal américain. Comme ça, nous allons nous attirer les foudres non seulement de tous les riches propriétaires de villas, mais aussi des fabricants de pompes et de piscines.”

“Bon, d’accord, réplique le Saint-Père. Mais si nous évitons de nous en prendre aux intérêts individuels, autant nous mettre à genoux tous en rond pour réciter un beau chapelet en psalmodiant : â€ËÅ“Sainte Vierge, aide-nous !’ - Très juste ! Supprimons les privilèges, à commencer par les nôtres ! Le Vatican doit être un exemple pour tous les Etats et tous les gouvernements du monde. Nous serons les premiers à vider nos piscines. Hourra ! applaudit un frère missionnaire. L’eau que nous récupérerons, nous la distribuerons aux pauvres et à nos frères africains !”
“Holà, doucement avec le populisme mystique”, l’arrête le responsable des banques de l’Opus Dei.
“Laissez tomber, poursuivons, reprend le cardinal plombier. Le Saint-Père nous propose une solution que nous devons applaudir. Donnons l’exemple. A commencer par les baptêmes : fini l’immersion complète de l’enfant dans les fonts baptismaux ; une simple petite aspersion suffira, et hop ! Eventuellement avec un spray... N’oublions pas que chaque jour naissent des centaines de milliers d’enfants dans le monde chrétien ; cela veut donc dire une économie de plusieurs millions de mètres cubes d’eau.”

“En fait d’économies, moi j’ajouterais aussi les gargarismes ! - Et moi, je virerais volontiers de cette salle ce séminariste insolent ! - Du calme ! Nous avons besoin aussi de son ironie, répond le pape. En étudiant l’Evangile, j’ai découvert que Jésus était aussi provocateur et spirituel.” “Je m’en suis toujours douté”, ajoute son secrétaire.

“Continuons, propose le pape. Puisqu’il faut donner l’exemple, nous ordonnerons d’acheter des panneaux solaires, que nous ferons installer sur tous les toits et toutes les terrasses du Vatican. - Excellente idée, Saint-Père. Je propose de recouvrir également toutes les coupoles de panneaux solaires. Et d’utiliser de petits absorbeurs d’énergie thermique pour remplacer les pavés.” “N’exagérons rien, tempère le maître de cérémonie. Limitons-nous aux coupoles, c’est déjà suffisamment parlant ! Avec une opération de ce genre, le Vatican sera rebaptisé la Suisse de Dieu ! - Certes, et cela incitera tous les fidèles à suivre notre exemple.” Tout à coup, le souverain pontife s’agenouille et porte les mains à son visage. Il sursaute. On dirait qu’il pleure. Il répète : “Pourquoi, pourquoi ce mensonge ?”

Tous les grands prélats se pressent autour de lui. “Parlez-nous, Saint-Père. Communiquez-nous votre angoisse.” Le Saint-Père lève la tête et regarde chacun d’entre eux. “Vous savez ce qui me bouleverse le plus dans toute cette tragédie ? C’est l’attitude des véritables responsables, suivis par une bonne moitié des médias, qui se soucient, avec constance et obstination, de masquer la cause, l’élément essentiel de ce cataclysme. Je veux parler de l’effet de serre.

Ces derniers temps, j’ai vu des dizaines de documentaires sur la crise de l’eau et sur celle des combustibles ; mais, que ce soit pendant le reportage ou à la fin, personne, ou presque, n’a eu l’honnêteté morale et scientifique de dénoncer clairement ce qui est à l’origine de ce désastre. On sous-entend, on effleure le problème, sans jamais se concentrer clairement sur la question : les hommes politiques et souvent même les scientifiques esquivent et, surtout, ils mentent. C’est la faute, disent-ils, du bouleversement atmosphérique, du réchauffement climatique ; mais personne ne met en avant le concept fondamental, pourtant connu de tous : l’origine du problème, c’est le réchauffement excessif de la terre. Et d’où vient cette chaleur catastrophique ?

Les hommes, ou plutôt tous ceux qui gèrent le monde de l’économie, du profit, des affaires et du bénéfice net, de l’exploitation des sources d’énergie, trafiquent ignominieusement la réponse et se gardent bien de se montrer, de se lever et de crier : â€ËÅ“C’est nous qui sommes responsables de cette catastrophe. Nous savions depuis des années qu’en continuant sur ce chemin pavé d’avidité et d’égoïsme, nous arriverions à une telle calamité. Nous avons été soutenus par les politiques, qui ont touché des commissions faramineuses dans la vente de combustibles polluants. Ils débloquaient des fonds afin que des constructeurs automobiles prestigieux puissent expérimenter et produire de nouvelles voitures â€ËÅ“vertes’ : à gaz, électriques, à hydrogène. Mais la plupart de ces industries n’en ont rien fait : elles ont utilisé tous ces milliards pour implanter de nouvelles usines dans des pays sous-développés, où on paie la main-d’Å“uvre le moins possible, où les chaînes de montage sont conçues pour fabriquer des voitures et des camions fonctionnant au pétrole ou avec ses dérivés, polluants eux aussi.’ C’est une arnaque colossale, qui lèse tous les citoyens du monde, un crime qui ne sera jamais contesté.”

“Excusez-moi, intervient un simple aumônier. Mais quel est, en fin de compte, l’avantage d’une telle politique, qui a pour seul résultat de percer la couche d’ozone jusqu’à la troposphère, en détruisant ainsi la protection et l’équilibre thermique de la Terre ?” Le pape s’approche de lui, passe ses bras autour de ses épaules et lui répond : “Tu as raison, mon fils. Mais le pouvoir, surtout le pouvoir économique, comme nous l’a montré un certain Gramsci*, est parallactique : ses images n’ont pas de perspective, elles ne voient pas les changements de parcours, et leur ADN n’a qu’un seul objectif, le profit. Le pouvoir politique est à leur service. Non mais, savez-vous qu’il y a encore peu de temps George W. Bush et son équipe destituaient systématiquement de leurs fonctions tous les scientifiques et les chercheurs qui donnaient, dans leurs conférences et leurs publications, des nouvelles alarmantes sur l’état de la planète et, surtout, qui montraient du doigt l’usage excessif des combustibles fossiles ?” Chacun a à présent repris courage : tout le monde veut intervenir. Même un curé de montagne donne son avis : “Bah. Que peut-on attendre d’un pétrolier fils de pétrolier et au service des Sept SÅ“urs ?” [On désignait ainsi les sept grandes compagnies pétrolières mondiales qui, jusqu’en 1959, formaient un cartel.]

“Gian Curchiòn avait tout prévu”

“A propos de pétrole et de compagnies pétrolières”, ajoute le pape en soulevant un livre pour que chacun puisse bien le voir. “Vous le connaissez ? C’est un texte de Gian Curchiòn, l’auteur d’un ouvrage intitulé Il Settimo cataclisma [Le septième cataclysme], dans lequel il décrit tous les événements qu’a connus notre planète ces dernières années. La fonte des calottes glaciaires polaires provoquera une augmentation importante du niveau de la mer - surtout des mers intérieures comme la Méditerranée -, de cinq à dix mètres. Cela veut dire que toutes les côtes de l’Adriatique, de la mer Tyrrhénienne, etc., y compris toutes les stations balnéaires, seront entièrement englouties.

Mais, attention, Curchiòn n’est pas un fanatique de la science catastrophiste. Tout ce qu’il avait prédit ces quarante dernières années s’est révélé juste. Et, aujourd’hui, il nous met en garde en nous disant que le déséquilibre atmosphérique est en train d’augmenter à un rythme non pas arithmétique mais géométrique, ce qui veut dire en clair que le bang définitif de la pollution atmosphérique - et de l’effet de serre qui va avec - est déjà à nos portes, et qu’il ne sera plus possible de revenir en arrière. Donc, nous devons réussir à contrer immédiatement la catastrophe... C’est notre seule et dernière chance !” Et les prélats de lancer en chÅ“ur un : “Salva nos, Domine !” A cet instant précis, une porte s’ouvre. Entre un célèbre scientifique, précédé du maître de cérémonie. On le présente au souverain pontife, qui s’incline devant lui.

Le maître de cérémonie annonce : “Cela me fait plaisir que vous l’ayez reconnu. Votre Sainteté sait déjà tout du professeur, j’imagine... Prix Nobel de physique... - Mais bien sûr ! J’ai eu la chance de lire les textes de son projet sur des actions, je dois dire révolutionnaires, contre la dégradation de l’environnement. - C’est un honneur pour moi ! s’exclame le physicien. - Mais que s’est-il passé ensuite ? - Le gouvernement de l’époque n’a pas apprécié mes propositions, Votre Sainteté, et j’ai été licencié pratiquement du jour au lendemain.”

Le pape poursuit : “C’est vrai... je m’en souviens. Et vous avez été aussitôt recruté par le gouvernement espagnol. Mais que s’est-il passé après, Professeur ?” Le Nobel explique à voix basse : “Contrairement aux ministres de mon pays, les gouvernants espagnols m’ont donné carte blanche. Je leur ai donc proposé de réaliser tout ce qu’on m’avait empêché de faire : un véritable tapis, posé sur tous les recoins possibles du territoire.” “Un tapis ?” demande le pape avec grand intérêt.

“Un tapis de panneaux solaires de plusieurs tailles et pour différentes applications. Il y a des panneaux qui se dirigent directement vers le soleil en suivant le parcours de l’astre, des panneaux aux mouvements programmés et des panneaux fixes. Et surtout, j’ai pu imposer au gouvernement une loi qui oblige les constructeurs de maisons et d’immeubles en tout genre à prévoir des grandes surfaces de capteurs solaires, des éoliennes, des revêtements isolants. Ainsi, en peu de temps, l’Espagne est arrivée en tête de tous les pays les plus en avance dans la production d’énergies alternatives.” “Félicitations !” s’exclame le pape, en allemand. “Ne pourriez-vous pas réaliser le même programme en Italie ?
- C’est pour cela que je suis revenu, Votre Sainteté. _ - Oh, très bien... Vous avez donc été réembauché par notre gouvernement ?
- Oui. Et nous sommes déjà au travail.

Mais nous avons malheureusement beaucoup de difficultés à surmonter. La première est d’ordre culturel : difficile, en effet, d’impliquer de manière responsable non seulement la population, mais également, et surtout, le lobby du pouvoir économique et industriel. Dès qu’on propose aux patrons de bouleverser complètement leur système de transport, surtout le transport automobile, de se passer, même progressivement, de tous les carburants polluants, c’est la fin du monde : ils nous renvoient alors avec une violence inouïe. Leur leitmotiv est toujours le même : â€ËÅ“On ne touche pas au pétrole ! Tant qu’il y en a, utilisons-le... même si nous risquons de courir à notre perte.’”

Soudain, coup de théâtre. Un brouhaha se fait entendre, venant du grand couloir. A la grande porte surgit un garde suisse, avec son casque et son uniforme rayé jaune et rouge. Il se jette aux pieds du pape en implorant : “Ecoutez-moi, Votre Sainteté, et, surtout, pardonnez mon effronterie et toute cette mise en scène...
- Quelle mise en scène ? - Je ne suis pas un vrai garde suisse. Je ne suis qu’un vétéran du Kosovo.
- Et pourquoi vous êtes-vous habillé en garde du Vatican ? Dans quel but ?
- C’était le seul moyen pour vous parler. Je me suis procuré ce costume à Cinecittà.
- C’est bon, c’est bon. Tu veux me parler ? Qu’as-tu à me dire ?
- Je vais mourir, Votre Sainteté, et 516 autres compagnons d’armes ont déjà été atteints du même syndrome, ou de la même pathologie que moi : on l’appelle le syndrome des Balkans, 46 personnes en sont déjà mortes. Je vais être l’une des prochaines victimes.”

Un murmure de compassion parcourt la salle d’audience. Le pape saisit le jeune homme par un bras et le conduit vers un fauteuil au centre de la salle. Il l’invite à s’asseoir.
“De quelle maladie s’agit-il, mon fils ?
- On ne sait pas.
- Comment ça, on ne sait pas ?
- Des médecins disent que la maladie viendrait de l’uranium appauvri qui se trouve dans les projectiles et dans d’autres explosifs, qui dégagent une très forte chaleur quand ils explosent contre une cible...” L’émotion empêche le jeune homme de poursuivre. Un prélat le soutient, il est professeur de thermophysique. “Courage, mon fils. Ce que tu dis est juste.” Le prélat retourne à sa place et poursuit : “Au moment de l’explosion de l’uranium, les températures dépassent les 3 000 °C.” Le jeune homme reprend : “Tout ce qui se trouve autour de l’endroit de l’explosion fond, s’évapore et devient radioactif.”

Le cas du “syndrome des Balkans”

Le thermophysicien et le vétéran reprennent, presque à l’unisson : “Une sorte d’aérosol se forme, qui se disperse ensuite dans l’atmosphère et dans toutes les directions.” “J’ai compris, ajoute le pape. Donc, si tu te retrouves, toi qui es soldat, près de l’endroit de l’explosion, et que tu respires cette poussière...” “C’est exact, Votre Sainteté.

Le plus grave, précise le soldat, c’est que, si nous nous trouvons dans la zone de l’explosion, même si celle-ci a eu lieu quelques mois auparavant, nous respirons encore cette poussière terriblement nocive, qui peut rester en suspension dans l’air pendant très longtemps et contre laquelle il n’existe aucune protection.” “Ah ! Donc, si je comprends bien, la cause du syndrome des Balkans n’est pas l’uranium appauvri.” “Tout à fait exact, Votre Sainteté ! s’exclame le prélat thermophysicien. L’uranium n’est que le catalyseur de l’énorme charge explosive. D’ailleurs, les techniciens de laboratoire n’ont jamais trouvé aucune trace d’uranium dans le sang ni dans les viscères des personnes contaminées, car c’est un métal qui se volatilise très rapidement.”

“Bref, conclut le pape, l’uranium organise le désastre, avant de décamper, comme un tueur malin. - C’est exactement ça. - Et quelles maladies entraîne-t-il, ce tueur ?” Le jeune homme s’arme de courage pour énumérer les différentes maladies. “Plusieurs sortes de tumeurs, dans différentes régions du corps, des leucémies, des maladies inflammatoires chroniques...” “L’arsenic, le mercure et le plomb, par exemple, poursuit le prélat thermophysicien, devenus impalpables, réussissent à passer dans le sang et à atteindre le cerveau...” Le jeune homme ajoute : “Ces nanopoussières ont la faculté de contaminer...” Le jeune homme s’arrête. “Continue, mon fils. Courage ! - Ce n’est pas une question de courage, Votre Sainteté. C’est que je dois prononcer un mot... comment dire... obscène... - Vas-y... je suis vacciné.”

Le jeune homme soupire profondément avant de reprendre : “Elles pourraient contaminer le sperme.” Une pause. Un grand nombre de prélats se mettent à tousser. “Je vous en prie, passons outre à notre embarras : nous parlons de science, et la science n’est jamais obscène. Donc, le sperme des militaires est contaminé. - Oui. Et s’ils ont des rapports, comment dire, s’ils connaissent une femme dans le sens biblique du terme, cette femme est à son tour contaminée et développe la maladie au niveau vaginal...” Le vétéran reprend son souffle. “Des plaies qui saignent, très douloureuses...”

Le maître de cérémonie écarte d’un geste décidé les jeunes séminaristes, qui reculent de quelques pas mais ne se décident pas à sortir. Le souverain pontife est visiblement troublé. “C’est une histoire vraiment bouleversante, ajoute-t-il. C’est pour cette raison que nous détestons tant la guerre. - Mais que font les gouvernements ? J’ai lu que des rescapés américains avaient été contaminés après la guerre du Golfe, que des enfants étaient nés avec de graves malformations... Et notre gouvernement, comment se comporte-t-il ? - Au Sénat, une commission sur l’uranium appauvri a été créée : pendant la précédente législature, elle a mené une enquête vraiment sérieuse, au point que les responsables de notre armée ont reconnu que toutes ces pathologies sont provoquées par les explosions de projectiles à l’uranium. Elles sont reconnues comme des maladies professionnelles, mais on a exclu l’uranium des causes, si bien que les militaires contaminés ne bénéficient aujourd’hui d’aucun traitement, d’aucune hospitalisation, d’aucune pension ni d’aucun dédommagement.”

Cette situation globale est vraiment obscène ! s’exclame le pape. D’un côté, nous avons une catastrophe écologique et environnementale imminente. Des populations entières en Afrique et en Asie sont contraintes d’abandonner leurs terres. Celles-ci, transformées en déserts, ne produisent plus rien qui puisse les nourrir. Des maladies qu’on pourrait vaincre facilement ne sont même pas prises en compte, car ces populations n’ont pas d’argent pour acheter les vaccins indispensables. Le cynisme des laboratoires pharmaceutiques est devenu monstrueux : soit vous payez les médicaments, soit vous crevez. Pourtant, on trouve bien de l’argent pour acheter des armes, des tonnes d’armes terribles et sophistiquées... Et, partout dans le monde, on voit éclater des guerres et des massacres. Les pays riches et puissants devraient intervenir pour arrêter toutes ces guerres. Mais ils ont eux aussi provoqué d’autres guerres, avec leur cortège de bombardements et de massacres, auxquels s’ajoutent des actes terroristes épouvantables. Et tout le monde s’écrie que cette boucherie a pour seul but d’obtenir enfin la paix ! Des gouvernements ont inclus comme article fondamental dans leur Constitution le rejet de la guerre ; pourtant, ces mêmes gouvernements dépensent des milliards d’euros pour acheter des engins de combat, des avions d’attaque et de destruction.

Par Dario Fo le 26/07/2007

Transmis par Linsay



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