Jacques Attali, magicien

mercredi 30 janvier 2008
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« Tout ce que vous proposerez, je le ferai », avait promis M. Nicolas Sarkozy au moment de confier à M. Jacques Attali la responsabilité d’un rapport destiné à « libérer la croissance française ». Le président de la République a-t-il une fois de plus pris la mesure de son impulsivité — et de son imprudence ?

En tout cas, deux des principales recommandations de la commission Attali — la suppression du département et l’abandon du « principe de précaution » dans le domaine de l’environnement — ont d’ores et déjà été remisées aux oubliettes par le chef de l’Etat. Il en reste trois cent quatorze [1].

Dont deux au moins qui représentent des monuments de cautèle politique et sociale : la possibilité « [offerte] à chacun de retarder, s’il le désire, son départ à la retraite », la faculté pour les parents « de choisir librement le lieu de scolarisation de leurs enfants ». « S’il le désire », « librement » : comment s’opposer à tant de libéralité ?

D’emblée, plusieurs éléments frappent dans ce rapport. D’abord ses quarante-deux auteurs [2]. Presque tous étant des libéraux, il n’est pas très étonnant qu’ils aient enfanté un diagnostic… libéral de l’état de l’économie française. « Le rapport suscite la polémique, tant il veut aller loin dans la déréglementation », admet d’ailleurs Le Figaro (24 janvier), a priori peu hostile à ce genre d’orientation [3]. Le fait que M. Jacques Attali, présumé de gauche parce qu’il a été l’un des principaux conseillers de François Mitterrand à l’Elysée, dirige cette commission, participe néanmoins à l’effet de brouillage politique dont M. Sarkozy est friand : rien de tel que de placer des socialistes à la tête de commissions ou même dans le gouvernement pour faire passer des orientations qui, elles, ne le sont pas du tout. Il y a près de quinze ans, le premier ministre d’alors Edouard Balladur — le mentor politique de M. Sarkozy — avait lui aussi confié à un intellectuel médiatique présumé de gauche, M. Alain Minc, la charge de réfléchir, avec une équipe prétendument pluraliste, à « la France de l’an 2000 ». La commission comprenait trois futurs ministres de M. Jean-Pierre Raffarin [4], ainsi que M. Raymond Soubie, l’actuel conseiller social à l’Elysée du président Sarkozy (voir, dans notre sélection d’archives, « Dans les coulisses de la “réforme” »).

En 2003, alors qu’il était ministre de l’économie et des finances, M. Sarkozy lui-même chargea M. Michel Camdessus de réfléchir une fois de plus à la croissance jugée insuffisante de l’économie française. Et, là encore, selon le principe inusable du pâté d’alouette, un quarteron de personnalités de gauche servit de caution pluraliste à un rapport destiné à promouvoir un peu plus dans les médias — et à faire avancer dans l’opinion — des thématiques de droite. Pour en mesurer les conséquences, il suffit de rappeler que l’idée principale qui se dégagea du rapport Camdessus fut celle… du « travailler plus pour gagner plus » [5].

Mme Ségolène Royal ne semble pas avoir pris la mesure du danger. Ou alors, elle ne s’en soucie plus : n’a-t-elle pas déjà pris l’habitude de ce genre d’audace en faisant appel à Bernard-Henri Lévy lors de sa campagne électorale du printemps dernier ? Quoi qu’il en soit, embarrassant certains de ses amis politiques, Mme Royal a apporté sa caution au rapport Attali, estimant que les membres de la commission constituaient « une équipe d’une grande intelligence » (ce qui est assez probable) et « d’une grande diversité » (ce qui est rigoureusement faux). « Donc c’est cadeau, a conclu l’ancienne candidate de gauche à l’élection présidentielle, C’est sur la table, c’est pour aider la France. »

Ce genre de grandiloquence ne doit pas déplaire à M. Attali, dont l’immodestie est proverbiale. Se comparant à l’économiste libéral Turgot lorsque, en 1774, ce dernier alerta un roi de France, Louis XVI en l’occurrence, contre l’orage qui approchait, l’ancien conseiller de M. Mitterrand a cité ce propos : « Je serai seul à combattre contre les abus de tout genre, contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens intéressés à éterniser le désordre. (...) Je serai craint, haï même, de la plus grande partie de la cour, de tous ceux qui sollicitent des grâces. » Rien de tel, quand on avance les idées qui sont « dans l’air du temps », que de se présenter comme prêt à toutes les audaces, à tous les sacrifices. Cela permet aussi de suggérer que tout recul des responsables politiques, toute réserve, toute prudence les exposerait au jugement cruel de la postérité. « C’est au président et au gouvernement de décider ce qu’ils veulent faire du rapport, a indiqué par exemple M. Attali. Ils porteront aux yeux de l’Histoire la responsabilité d’avoir saisi ou laissé passer cette chance unique de réformer [6]. » Mais, dans l’histoire, on le sait, ce ne fut pas Turgot qui monta sur la guillotine…

C’est en quelque sorte pour préserver M. Sarkozy de ce genre de destin que Jacques Attali, qui n’a d’autre légitimité démocratique que la faveur du prince, propose son paquet-cadeau au moment où la croissance occidentale ralentit et où les « marchés » se montrent très agités. Car la solution à tous nos maux existerait déjà : « Si l’ensemble de ces réformes est mis en œuvre, a promis M. Attali, le taux de croissance pourrait être supérieur d’au moins un point à l’année 2008, le taux de chômage pourrait être ramené à 5%, deux millions d’emplois pourraient être créés, le chômage des jeunes pourrait être divisé par trois, le nombre de Français sous le seuil de pauvreté pourrait être amené à trois millions, nous avons calculé que l’espérance de vie entre les plus favorisés et les plus défavorisés pourrait être réduite d’un an [sic], que plus de dix mille entreprises pourraient être créées dans les banlieues, que la dette publique serait réduite à 55% et que la fréquentation touristique pourrait dépasser les 90 millions. » En somme, le bonheur.

A crise de marché, remèdes de marché. La recette a beau avoir été éprouvée — et infirmée — cent fois, il y a toujours, comme au temps de Molière, des apothicaires pour la proposer. Disciple de Friedrich Hayek, de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, l’ancien ministre Alain Madelin a apprécié en expert l’opération de communication de M. Sarkozy : « Confier la présidence de cette commission à Jacques Attali était habile, car cela permettait de faire endosser par une personnalité affichée socialiste, étroitement liée à la politique de François Mitterrand, des réponses nécessairement d’inspiration libérale (7). [7] »

Par Serge Halimi source Le Monde diplomatique du 25/01/2008

Transmis par Linsay


[1Le rapport peut être consulté à cette adresse : http://www.liberationdelacroissance...

[2M. Philippe Aghion, professeur d’économie à l’université Harvard (Etats-Unis), membre du Conseil d’ analyse économique ; M. Franco Bassanini, ancien ministre du Gouvernement de la République d’Italie ; M. Claude Bébéar, président de l’Institut Montaigne ; M. Jihad Belamri, président-directeur général de BEE (une PME d’études et d’ingénierie industrielles) ; M. Christian de Boissieu, professeur d’économie, président délégué du Conseil d’analyse économique, membre du Conseil d’orientation pour l’emploi ; M. Stéphane Boujnah, managing director de la Deutsche Bank ; M. Peter Brabeck-Letmathe, président-directeur général de Nestlé SA ; M. Boris Cyrulnik, médecin, neurologue et psychiatre ; M. René Carron, président de Crédit agricole SA ; M. Jean-Philippe Cotis, économiste en chef de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; M. Jean-Michel Darrois, avocat ; Mme Michèle Debonneuil, nommée dans des fonctions d’inspecteur général des finances, membre du Conseil d’analyse économique, membre du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale ; M. Jacques Delpla, économiste, membre du Conseil d’analyse économique ; M. Pierre Ferracci, président du groupe ALPHA ; M. Xavier Fontanet, ingénieur civil des ponts et chaussées, président-directeur général d’Essilor International ; Mme Evelyne Gebhardt, représentante au Parlement européen (groupe socialiste, Allemagne) ; M. Pehr G. Gyllenhammar, président de Kinnevik, président de la Banque maritime suédoise, ancien Président de Volvo ; Mme Marion Guillou, ingénieur général du génie rural, des eaux et des forêts, présidente-directrice générale de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) ; Mme Nathalie Hanet, secrétaire générale du COORACE, Fédération des comités et organismes d’aide aux chômeurs par l’emploi ; M. Jean Kaspar, consultant, ancien secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; M. Yves de Kerdrel, journaliste au Figaro ; M. Eric Labaye, directeur général associé de McKinsey au bureau de Paris ; M. Jean-Pierre Landau, inspecteur général des finances, sous-gouverneur de la Banque de France ; Mme Anne Lauvergeon, présidente du directoire d’Areva ; M. Bruno Lasserre, conseiller d’Etat, président du Conseil de la concurrence ; M. Eric Le Boucher, journaliste au Monde ; M. Hervé Le Bras, démographe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ; Mme Reine-Claude Mader Saussaye, présidente de la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie, membre du Conseil de la concurrence ; M. Mario Monti, président de l’université Bocconi de Milan (Italie), ancien commissaire européen ; M. Pierre Nanterme, président d’Accenture ; M. Erik Orsenna, écrivain, membre de l’Académie française, conseiller d’Etat ; Mme Ana de Palacio Vallelersundi, avocate, professeur d’université, première vice-présidente et conseillère juridique de la Banque mondiale, ancienne ministre du Gouvernement du Royaume d’Espagne ; M. Geoffroy Roux de Bézieux, président-directeur général de Virgin Mobile France, président de CroissancePlus ; Mme Dominique Senequier, présidente du directoire d’AXA Private Equity ; M. Pierre Sébastien Thill, président du directoire CMS Bureau Francis Lefebvre ; M. Philippe Tillous-Borde, président de Saipol et de Diester Industrie ; M. Jean-Noël Tronc, directeur général et membre du comité exécutif d’Orange France ; M. François Villeroy de Galhau, inspecteur général des finances, président-directeur général de CETELEM ; M. Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, secrétaire général et responsable de la performance des fonctions support du groupe Renault ; M. Serge Weinberg, président du conseil d’administration et président du conseil stratégique d’Accor ; Mme Dinah Weissmann, présidente-directrice générale de Biocortech ; M. Theodore Zeldin, écrivain, sociologue, historien, doyen du Saint Anthony’s College d’Oxford (Grande-Bretagne).

[3« Il ne s’agit pas de dérèglementation, a répliqué M. Attali. Il s’agit de créer les conditions à une concurrence plus vaste, plus facile au bénéfice de l’emploi et des travailleurs, au bénéfice des consommateurs mais en même temps à une protection plus grande, à un équilibre meilleur. »

[4MM. Jean-Paul Delevoye, Luc Ferry et Francis Mer. Les autres membres de la commission étaient : M. Dominique Balmary, M. Claude Bébéar, M. Jean-Louis Beffa, M. Jean Boissonnat, M. Michel Bon, Mme Isabelle Bouillot, M. Paul Champsaur, M. Michel Debatisse, M. Bernard Esambert, M. Jean-Paul Fitoussi, M. Jean-Baptiste de Foucauld, M. Bertrand Fragonard, M. Jacques Freyssinet, M. François Grappotte, M. Pierre Guillen, M. Jean-Pierre Landau, M. Bertrand Landrieu, M. René Lenoir, M. Yves Lichtenberger, M. Bertrand Lobry, M. Gérard Maarek, M. Edgar Morin, M. Christian Noyer, M. Michel Pébereau, M. Laurent Perpère, M. René Rémond, M. Pierre Rosanvallon, Mme Rolande Ruellan, M. Louis Schweitzer, M. Raymond Soubie, M. Michel Taly, M. Alain Touraine.

[5L’objectif de la commission Camdessus — « libérer et mettre au travail toutes les forces vives de notre pays » pour combler le retard de croissance de la France — était précisé ainsi : « L’essentiel des différences avec les performances de nos partenaires s’explique par la moindre quantité du travail que nous mobilisons (…). Si un salarié français produit 5 % de plus par heure travaillée qu’un Américain, il produira 13 % de moins par an et 36 % de moins sur l’ensemble de sa vie active. (…) A titre illustratif, si nous possédions un taux d’emploi et une durée du travail équivalente à celle du Royaume-Uni, notre PIB serait à terme de 10 ans de l’ordre de 20 % supérieur, et donc de 1 3/4 % plus élevé en moyenne par an, mettant à notre portée l’objectif de 3 %. »

[6Le Monde, 24 janvier 2008.

[7Alain Madelin, « Si même Attali le dit… », Le Figaro, 24 janvier 2008.



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