Comment en un plomb vil, l’or pur s’est-il changé ?

mercredi 8 octobre 2008
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Pierre Delaporte, qui est l’auteur de l’article suivant, a été directeur général de GDF puis président du conseil d’administration d’EDF. Il est actuellement président d’honneur d’EDF. Cet homme de l’art explique sans détour comment l’obsession de la concurrence peut mener à des absurdités particulièrement coûteuses pour l’usager.

A elle seule, cette démonstration justifie amplement la publication de l’article sur ce site, même si nous ne partageons pas l’ensemble de ses analyses.

I – LE PARADIS

Ayant eu la bonne fortune de beaucoup rouler notre bosse hors de l’hexagone, nous avons pu constater très souvent la surprise des étrangers francophiles (il y en a beaucoup) devant la passivité de nos gouvernements successifs. Ceci se traduit par une question rituelle : « Pourquoi vous, les français, ne jouez-vous pas vos cartes ? » et parfois pire « Pourquoi en avez-vous jeté à la bannette ? »

Parmi ces atouts maîtres (avec, par exemple, l’existence de grands espaces libres et l’héritage de Descartes) figure toujours « la meilleure organisation énergétique du monde » et de loin, parmi celles des pays dépourvus de ressources fossiles.

A l’origine de cette excellence, on trouve le plan de riposte au premier choc pétrolier (dit Plan Messmer) qui reposait sur trois piliers essentiels :

- d’importantes économies obtenues en partie par la conviction, en partie par la contrainte et qui ont représenté jusqu’à 35 millions de TEP/an [1] ;

- une diversification des sources en énergies fossiles avec davantage de gaz et moins de pétrole et une meilleure répartition géographique des sources d’approvisionnements (en vue d’éviter en particulier pour le gaz le casse-noix URSS – Algérie) ;

- un puissant programme électronucléaire permettant de renoncer à l’importation de 115 millions de TEP de combustibles fossiles.

On a légitimement parlé à ce propos de « Koweït de l’intelligence » ne devant quelque chose ni à la providence ni à la géologie.

Techniquement et économiquement, en effet, la réussite fut complète et, grosse cerise sur le gâteau, une superbe prime écologique, absolument imprévue, vint compléter le tableau : grâce à l’hydraulique et au nucléaire l’électricité française devint la plus propre d’Europe (avec la Suède) et ménage donc à merveille les émissions de CO2 et par conséquent la dérive climatique.

Chacun des deux points, l’économique et l’écologique, a fait l’objet d’études approfondies et convaincantes sans que celles-ci entraînent des prises de positions claires des gouvernements français successifs qui semblent presque effrayés par les possibilités qui leur sont offertes.

Sans jouer les maîtres d’école ni faire preuve d’arrogance, il est évident que la position de la France dans les échanges de vue et/ou les négociations internationales voire intra-européennes était extrêmement favorable et même de plus en plus forte à mesure que s’imposait un nouveau paradigme : la lutte contre le changement climatique.

Or, pour d’obscures raisons, nos gouvernements successifs (droite et gauche confondues) sont allés de capitulations en capitulations devant les ukases bruxellois et ont transformé aujourd’hui notre paradis en purgatoire et, à moyen et long terme, en enfer sauf réaction forte et rapide.

IILE PURGATOIRE

L’étrange décision des eurocrates de vouloir organiser le secteur électrique à l’image du commerce de savonnettes a des effets évidemment fâcheux et parfois graves comme le montrent toutes les études sur le sujet [2] et comme en sont convaincus tous les électriciens du monde.

Mais les illuminés de la concurrence pensent comme le disait BOSSUET que grâce à elle « toutes choses deviendront simples et tous les hommes heureux ».

Toutefois, dans un secteur qui relève du monopole naturel (comme disent tous nos voisins), cette concurrence ne s’installe pas toute seule. Et, dans l’hexagone, qui sera assez fou pour affronter le colosse E.D.F. et son mix énergétique considéré (avec celui de certains scandinaves) comme le meilleur du monde ?

Sans incitation particulière, la réponse est personne [3] ! Et comme il faut (il faut absolument) de la concurrence, la main pas du tout invisible de l’Etat a mis en selle de nouveaux acteurs dans la production et le négoce de l’électricité.

Dans la production (nous parlerons plus loin de la douce et contagieuse folie des éoliennes) le cas le plus surprenant mais non le seul est probablement celui de la C.N.R.(Compagnie Nationale du Rhône), horrifique histoire d’un vol à l’étalage qui restera impuni…

Dès avant la dernière guerre, un homme politique d’immense culture et de grand talent, Edouard HERRIOT, entreprit de faire aménager le Rhône dans un triple but sur le plan économique :

- Favoriser la production agricole grâce à l’irrigation ;
- Améliorer énormément les performances du transport par voie d’eau ;
- Produire de l’électricité ;

Cet homme d’une lucidité exemplaire posa aux électriciens de l’époque la question de confiance « Parmi les bénéficiaires de l’opération, figurent les agriculteurs qui, par tradition, ne paieront jamais rien et les sympathiques bateliers qui, pour d’aussi bonnes raisons, ne paieront pas davantage.

Donc, Messieurs les électriciens, pouvez-vous porter, et porter seuls, l’opération ? »

Sur une réponse positive l’aménagement put débuter.

En 1946, le Président HERRIOT obtint de haute lutte que la C.N.R. ne soit pas intégrée à E.D.F. et garde une petite activité d’aménagement de ports fluviaux en particulier.

Tous les ouvrages d’importance inclus dans l’opération furent donc financés par la seule E.D.F. qui, de plus, versa une petite rente à la C.N.R. qui ne pouvait pas trouver un équilibre financier pour ses menues activités.

Mais comme la production électrique du Rhône (comme celle du Rhin) fournissait l’électricité la moins chère du pays, elle était un support idéal pour créer de la concurrence à E.D.F.

La Compagnie, à l’instigation du Gouvernement français, fut donc offerte à de nouveaux opérateurs européens et il fut interdit à E.D.F., par son actionnaire unique, de porter l’affaire devant les tribunaux.

« Liberté, en ton nom… »

Le crime n°2 commis au nom de la liberté porte un nom de guerre qui accentue son caractère grotesque : le TARTAM.

De quoi s’agit-il ?

Au tournant du siècle, l’Europe de l’électricité est en état de léger sur-équipement par rapport à l’optimum et les prix de marché sont donc assez bas ce qui est une conséquence de plus du caractère non stockable du produit.

Très logiquement, quelques opérateurs astucieux en déduisent qu’ils peuvent acheter en gros pas trop cher et, leurs frais de structure étant plus faibles que ceux des gros monstres (les producteurs « historiques »), ils peuvent proposer des contrats de fourniture à des prix moins élevés, en France par exemple, que ceux d’E.D.F.(les tarifs dits réglementés).

Et cela marche. Mais pas longtemps car l’Europe glisse vers un léger sous-équipement et que les prix grimpent, grimpent et dépassent les tarifs E.D.F. de 10 puis 20, puis 30 %, etc…

La situation devient insupportable pour les malheureux consommateurs (en général électrovoraces) qui avaient succombé au chant des sirènes.

En bons libéraux, ils se tournent vers l’Etat – providence qui ne veut pas leur mort, bien au contraire, et modifie la loi en vigueur pour leur permettre de revenir vers E.D.F. moyennant une petite majoration de tarif.

Tout cela paraît raisonnable. Mais nos hardis fournisseurs indépendants se trouvent de ce fait en péril de mort soit par perte de leurs clients, soit par impossibilité de tenir leurs engagements s’ils ont proposé le prix réglementé moins un rabais.

La seule réponse logique était, bien sûr : « Souffre et meurs sans parler ». Mais les intéressés détestent souffrir et adorent parler.

Ils firent donc valoir que leur faillite entraînerait une disparition de la concurrence et que tout ce qui diminue la concurrence est criminel. E.D.F. fut donc invitée avec vigueur à leur verser une rente de survie en les installant dans un poumon d’acier plaqué or.

Vous êtes incrédules ? – Soit. – Mais vérifiez – Vous aurez bien sûr un peu de mal car chacun des protagonistes étant ridicule ne tient pas à mettre cette bouffonnerie sur la place publique et le montant de la rente versée aux concurrents « dormants » est presque un secret d’Etat car prélevé dans votre poche. Il oscille suivant les experts entre 300 et 500 millions d’euros par an ce qui va permettre aux heureux rentiers de financer des centrales à charbon ; oui, à charbon !

Nicolas HULOT, au secours, ils sont devenus fous.

Troisième marche dans notre découverte du Purgatoire nous allons revenir, comme promis, aux éoliennes dont nous ne reprendrons pas le procès qui n’est plus à faire.

Ce modeste mode de production de l’électricité est un appoint à l’hydraulique très appréciable au Québec ou (avec modération) en Suisse, il est tolérable au Danemark dont l’électricité est la plus chargée en carbone d’Europe et il est inutile et coûteux en France.

Inutile car l’électricité française est déjà propre à 95 % (80 % de nucléaire et 15 % d’hydraulique).

Coûteux car le prix d’achat obligé du kWh a été fixé si haut qu’il laisse une marge gigantesque aux investisseurs.

Des lors, cet énorme prélèvement sur tous les consommateurs d’électricité permet des largesses de toute nature. D’où la phrase maintenant célèbre : « Arrosez les municipalités, il poussera des éoliennes »

Cette mine d’or (dénoncée par la Commission de l’Energie du Centre d’Analyse Stratégique) et, à de nombreuses reprises, par le Régulateur, relève du délire : imaginez simplement qu’un tyran fou décide que l’Etat achètera à l’avenir les baguettes de pain le double de leur prix de revient sans limite de quantité. Vous seriez déjà boulanger (et moi aussi) et nos boulangères auraient des écus qui ne leur coûteraient guère…

La seule justification à ce pillage des consommateurs d’électricité est l’imprudent engagement du gouvernement français de mettre en œuvre un certain pourcentage d’énergie renouvelable. Celui-ci se révèle tout simplement ridicule puisque l’important est de produire une énergie aussi peu émettrice de CO2 que possible. Nous retombons sur un choix nucléaire qui refuse de se mettre en avant par simple timidité à l’égard de divers groupuscules habilement manipulés.

Les quelques incohérences gouvernementales que nous venons de décrire épuisent-elles le sujet ? La réponse est « pas du tout » et le pire pourrait être à venir.

III – L’ENFER

Premier point : sauf sérieux coup de barre, tous les effets des absurdités que nous avons dénoncés ci-avant se seront beaucoup aggravés dans les 10 ans qui viennent et, par exemple, le prélèvement sur vos factures d’électricité destiné aux éoliennes pourrait passer de un à dix milliards d’euros par an… etc…

Deuxième point, encore plus grave : tous les experts [4] s’accordent pour dire que la réforme introduisant la concurrence dans le secteur électrique européen devrait entraîner, sauf action corrective, une hausse inéluctable et importante des prix de l’électricité en France d’environ 20 %, par exemple, pour les clients domestiques et davantage pour les professionnels.

Il est évident que ce mouvement ne pourrait qu’être insupportable aux consommateurs français qui ont porté seuls les programmes d’investissement ayant fait de l’électricité française la plus compétitive d’Europe.

Il doit être, en effet, dit et redit que les investissements d’E.D.F. n’ont pas coûté un centime au budget de l’Etat et ont été entièrement financés par les clients de l’Entreprise qui entendent bien maintenant en tirer bénéfice.

Il est donc nécessaire d’explorer dès maintenant les moyens permettant aux consommateurs d’électricité de ne pas subir les hausses importantes qui découleraient automatiquement des décisions bruxelloises.

La situation est contrastée dans ce domaine entre la clientèle domestique et la clientèle professionnelle.

Pour les clients domestiques, une solution d’une simplicité archangélique consisterait à maintenir l’existence de tarifs réglementés fixés à un niveau raisonnable et évoluant peu ou prou comme l’inflation dont le gouvernement serait d’ailleurs bien inspiré de confier le réglage au Régulateur.

Cette solution pourrait (devrait ?) être acceptée par Bruxelles si on en croit la déclaration de Andris PIEBALGS, Commissaire Européen à l’Energie, le 12 décembre 2007.
A défaut, il resterait la possibilité de jouer sur la T.V.A. puisque son montant est voisin de la hausse prévisible. L’obstacle serait alors l’enrichissement sans cause des actionnaires minoritaires d’E.D.F. qu’on ne voit pas aisément comment corriger, bien que plusieurs solutions soient possibles.

Beaucoup plus difficile est le cas de la clientèle professionnelle où des tarifs bas seront violemment combattus comme faussant la concurrence au profit des consommateurs installés en France.

Deux voies paraissent alors à explorer.

La première consisterait en l’indication par l’Etat de tarifs « recommandés » qu’E.D.F.(suivie par SUEZG.D.F. son seul concurrent sérieux) s’empresserait de suivre, la compétition portant alors sur les services annexes à la fourniture de courant. Il y aurait ainsi arbitrage permanent par l’Etat entre ses intérêts patrimoniaux (la valeur en bourse de l’entreprise), ses rentrées immédiates sous forme de dividendes et les préoccupations « d’intérêt général » (pouvoir d’achat des ménages, compétitivité des entreprises, acceptabilité du nucléaire…) qui requièrent des prix aussi modérés que possible.

La seconde, beaucoup moins séduisante, résiderait dans l’application des prix de marchés européens en les compensant par des diminutions de taxes et/ou d’impôts bien choisis. Nos habiles fiscalistes devraient pouvoir déterminer dans ce domaine la composition de cette potion magique malgré la difficulté de l’opération.

IVCONCLUSION

En matière de développement durable (notion totalement ignorée au départ par le Plan MESSMER), il y eut divine surprise quand on constata que la France disposait d’une électricité propre à 95 % (hydraulique plus nucléaire) et était donc la meilleure élève de la classe européenne en matière de lutte contre le réchauffement climatique dans le secteur de l’énergie.

Ceci aurait dû nous dispenser des efforts ruineux résultant de la mise en place, d’une part de la production d’électricité sous la forme d’énergies dites renouvelables, éoliennes en particulier et, d’autre part, de la coûteuse création d’une concurrence actuellement factice et artificielle.

Nous n’en fîmes rien et nos gouvernements successifs acceptèrent des règles inadaptées au cas français et ponctionnèrent les consommateurs d’électricité pour encourager très généreusement des réalisations aussi chères qu’inutiles.

Il en va aujourd’hui d’un milliard d’euros au moins de surcoût sur l’électricité à usage domestique, si nous lisons bien l’évaluation officielle, (et du double suivant certains spécialistes), valeur qui dans quinze ans, pourrait atteindre 10 milliards d’euros.
Il est donc temps d’arrêter ou de réduire drastiquement ce gâchis en accompagnant cette décision d’une bonne information de l’opinion publique.

Il faut pour faire bien comprendre cette modification d’orientation, expliquer qu’un fait nouveau considérable assure maintenant dans le secteur de l’énergie une vraie concurrence entre géants luttant à égalité en particulier en France : la fusion récemment réalisée entre GDF et SUEZ.

Bien entendu, les moyens de production des deux groupes étant comparables avec une dominante climatiquement propre (hydraulique plus nucléaire), la compétition entre eux devrait satisfaire les zélotes de la concurrence qui serait cette fois réelle. Le Régulateur aura à veiller à ce que les deux groupes se disputent effectivement des parts de marché non pas tant en bataillant sur les tarifs qu’en rivalisant dans le service rendu.

En particulier, l’Etat et les Collectivités Publiques pourraient se donner les moyens de montrer l’exemple en remettant en concurrence dans les quelques années qui viennent, toutes les concessions et tous les contrats dont ils sont signataires en matière de fourniture de gaz et d’électricité.

La mise en œuvre des solutions que nous venons d’exposer se traduirait par une moindre augmentation des tarifs d’électricité fournie aux particuliers et, par conséquent, par des améliorations de pouvoir d’achat.

Qu’attendons-nous ?

Par Pierre Delaporte
Président d’honneur d’EDF.


[1Tonnes d’équivalent pétrole

[2Cf. celle, très remarquable, de Marcel BOITEUX d’avril 2007 « EDF ET LES GAITES DE LA CONCURRENCE »

[3Sauf SUEZGDF une fois la fusion effective, élément nouveau très important.

[4Voir en particulier FINON et GLACHANT « La hausse inéluctable » Revue Energie – Janvier 2008



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