« On ne peut pas desserrer l’étau, ou on ne veut pas ? »

vendredi 3 avril 2009
popularité : 4%

Dans le textile, les délocalisations ont, de longue date, dévitalisé la production française et détruit les emplois. Enquête auprès des dirigeants d’entreprise, tel M. Guillaume Sarkozy, qui ont impulsé ces choix et des syndicats qui les ont subis. Ou comment le protectionnisme demeure un mot tabou, chez les uns comme chez les autres.

Près des Halles, à Paris, M. Guillaume Sarkozy s’apprête à poser, debout : « On se met où, pour la photo ? — Euh, non. Y a pas de photo. — Ah, bon. C’est pour quoi alors ? » C’était il y a quatre ans, en janvier 2005. Le frère de Nicolas, président de l’Union des industries textiles (UIT), patron d’une entreprise moyenne, Tissages de Picardie, se portait candidat pour la direction du Mouvement des entreprises de France (Medef). Mais la rencontre avait un autre motif : « C’est pour discuter de votre société. » Ça l’embête, on devine.

Une moue : « Je n’aime pas communiquer sur l’entreprise lorsqu’on procède à des licenciements. » Et justement, il venait de renvoyer neuf salariés au printemps 2004, encore neuf à l’automne, neuf toujours — juste sous la barre qui requiert un plan social.

Parmi les licenciés, dans la Somme, dans sa petite maison de plain-pied, derrière son portail repeint en vert, M. Didier Lambert, 51 ans : « Déjà, en rentrant du service militaire, ils ne m’avaient pas repris à l’usine du Hamel. Les difficultés du textile commençaient. J’ai trouvé des petits emplois, deux ou trois mois, et puis je suis rentré chez Domis, dans la métallurgie textile. Au bout de trois années, ils ont comprimé le personnel, avec moi dans le lot. Après, je suis rentré à Intermarché, à Chaulnes, je déplaçais les palettes, mais ils ont délocalisé leur plate-forme dans le Nord, à Vimy. »

Cinq années durant, il alterne alors des contrats à durée déterminée (CDD) « chez Sarkozy », des périodes « sans rien ». Puis « chez Sarkozy, ils m’ont rappelé. Moi, viré trois fois, je n’avais plus envoyé de CV. Mais ils m’ont rembauché, et je nettoyais à l’intérieur depuis bientôt quatre ans. Alors, cette année, quand j’ai vu approcher les suppressions de postes, je savais que c’était pour moi. On prend celui qui a le moins d’ancienneté ». Cette « drôle de carrière », en pointillé, en résume mille autres — ou plutôt vingt-cinq mille autres, d’après Les Echos : « Ce secteur a perdu vingt-cinq mille emplois entre 2000 et 2005 (1) ». Soit le quart des effectifs.

« En partant de chez Sarkozy, un gars m’a demandé : “Si on avait besoin d’un intérimaire, tu viendrais ?” Mais comment retourner dans une maison où on se fout de ta gueule... J’ai paniqué à l’idée qu’on vienne me saisir la maison, plus de chômage, plus de droits, il a fallu serrer la vis. Parce que c’est devenu une maladie, le textile. Ça meurt. Tout a disparu, maintenant, pour les ouvriers. »

On avance un mot : « protectionnisme » ? « C’est sûr que tout part à l’étranger. Mais est-ce qu’on peut dire, nous, ce qu’il faut faire ? »

Heureusement, M.Guillaume Sarkozy ne sombre pas, à l’époque, dans ce découragement : il « positive ». Certes, ces « repositionnements », « ce sont des décisions parfois douloureuses » ; il « le regrette, très sincèrement », mais c’est « conjoncturel » : la faute à « un très gros client qui a déposé le bilan » ; la faute à des « adaptations en train de se faire » ; la faute à « l’arrivée sur le marché du tissu d’ameublement de nouveaux acteurs mondiaux, la Turquie, un peu l’Asie, l’Inde » ; la faute à « la fin des quotas, l’entrée de la Chine évidemment ». Face à ces bouleversements, le président-directeur général (PDG) agit, il réagit, se bagarre, « pour maintenir les quatre-vingts, je ne sais plus exactement, ou quatre-vingt-dix, ou cent emplois en France...

— Encore cent six, précise-t-on, vu qu’il ne semble pas à une dizaine près.

— Oui, très bien. »

Et pour « maintenir ces cent six emplois en France », donc, il se démène : « On a élaboré un programme, un programme qui s’appelle “Vision compétitive”. » Il sort un dossier, avec des organigrammes, des graphiques : alléluia, sa boîte est sauvée. Et le protectionnisme, les barrières douanières ?

Le visage navré, il rétorque : « Au contraire ! Il faut tourner notre regard vers l’avenir, pas vers le passé. » Et le numéro deux d’alors du Medef récite son refrain libre-échangiste, lui qui milite « activement pour la création d’une zone de libre-échange euro-méditerranéenne pour le textile » ; lui qui déclare : « Assez de faux-semblants : la perte d’emploi, la déstabilisation industrielle, c’est normal, c’est l’évolution » ; lui qui s’affiche « pour l’ouverture des marchés avec toutes ses conséquences » et soupire que la pauvreté, ensuite, les reclassements, le mal-être, « c’est un problème qui doit être traité au niveau de l’Etat » ; lui qui s’enorgueillit : « Je suis fier d’être un patron qui délocalise (2) » ; bref, lui qui, par ses choix publics, façonne un monde qui ampute les destinées des Didier Lambert. Et, cette fois, sans « douleur » ni « regret ».

Sacrifier le textile pour exporter des avions...
En janvier 2009, derechef, on part à la rencontre des dirigeants de l’UIT. Entre-temps, M. Guillaume Sarkozy, vaincu pour la présidence du Medef en juillet 2005, a déposé le bilan des Tissages de Picardie en septembre, s’est débarrassé illico de son alibi industriel, s’est reclassé — avec moins de difficultés que M. Lambert — à la direction des assurances Médéric (« acteur historique majeur de la protection sociale », « attaché aux valeurs de solidarité et de transparence », qui « aide ses clients à faire face à des difficultés ponctuelles : pertes d’emplois, difficultés financières... »).

Entre-temps, surtout, l’hémorragie s’est encore accélérée : « On supprime, dans nos branches, en moyenne mille cinq cents à deux mille emplois par mois dans une quasi-indifférence », indique le bulletin de la fédération Textile-Habillement-Cuir de la Confédération générale du travail (CGT). La fin de l’Accord multifibre (3) en 2005 a provoqué plus de soixante mille suppressions d’emplois sur les trois dernières années. La chaussure a été décimée, avec plus de 50 % de salariés en moins. »

Entre-temps, par exemple, M. Lucien Devaux, le nouveau président de l’UIT, a délocalisé sa société Entreprise de confection et de commercialisation européenne (ECCE) en Pologne, à la demande de Louis Vuitton - Moët Hennessy (LVMH). Interpellé, en 2007, durant son assemblée générale, M. Bernard Arnault s’en expliquait très logiquement : « Est-ce que Givenchy doit être le seul, sur le marché international, à payer ses costumes le double du prix que paient ses concurrents ? Qu’est-ce que vous en pensez en tant qu’actionnaires de LVMH ? Alors moi, je ne suis pas responsable, si vous voulez, des problèmes qui sont structurels à l’évolution de cette mondialisation, de cette [il détache les syllabes] eu-ro-pé-a-ni-sa-tion. »

Entre-temps, dans la Somme — après le textile (Lee Cooper), les lave-linge (Whirlpool), le papier peint (Abelia Décors), les appareils électriques (Honeywell), le plastique (Curver), les yaourts (Yoplait), les pneus (Goodyear), les meubles (Parisot) et jusqu’aux chips (Flodor) —, même les secteurs de pointe ont attrapé des sueurs froides. Jusque dans l’aéronautique, tant vantée pour ses « avantages comparatifs », les certitudes s’effritent. C’est à Méaulte, près d’Albert, que se fabriquent les pointes avant des Airbus : voilà que, à la suite du plan Power 8, ce berceau de l’aviation est lâché par European Aeronautic Defence and Space (EADS). Voilà que Latécoère refuse de racheter, préférant s’installer sur le sol tunisien. Et que fabriquera-t-on, là-bas ? Les pointes avant des Airbus...

Entre-temps, enfin, Cosserat, la dernière velveterie (4) d’Amiens, a fermé à l’automne dernier. Le PDG, un Allemand, a tout récupéré : la marque, les machines, les carnets de commandes... tout sauf les salariés. Dans ces bâtiments aux briques rouges, immenses et déserts, on rencontre ce patron, M. Christian Criegee, un jeune homme aux petites lunettes rondes, au français impeccable, courtois à souhait, et dont la courtoisie ne l’empêche pas de vouloir « tout terminer ici ». Avec ses capitaux, sa famille se concentrera sur le « négoce », sur des « sites plus rentables », il a « des idées » mais il faut « tout fermer d’abord ».

Pour se disculper, il sort ces données d’un tiroir : « En 2005, l’Union européenne a supprimé une première fois ses quotas avec la Chine. Pour vous donner un exemple : en 2004, ce pays exportait cinquante mille pantalons vers l’Europe. En 2007, c’est quatre cent cinquante millions ! Neuf mille fois plus ! L’Union européenne a pris cette décision : “On va sacrifier le textile et, en échange, on enverra des avions et des voitures.” Sauf que, maintenant, on voit qu’Airbus commence à produire là-bas... »

« Ce sont des mots qu’on n’ose pas prononcer »
Face à cette citation, rapportée aujourd’hui au sommet de l’UIT, le propos sur le libre-échange aura-t-il varié ? Pas vraiment : « Free trade, but fair trade » (un commerce libre mais loyal), énonce comme credo Mme Emmanuelle Butaud-Stubbs, déléguée générale de l’UIT. Egalement responsable du Comité de liaison des industries de main-d’œuvre (Climo) — jouets, céramique, ameublement, etc. —, elle constate : « Aucune branche n’est vent debout pour réclamer des protections. C’est fini, ça. On a compris que le mouvement était irréversible. » D’ailleurs, « protectionnisme, c’est un mot qu’on n’aime pas tellement, qui a une connotation péjorative. On préfère parler des IDC — instruments de défense commerciale, contre le dumping et contre les subventions. » D’après Mme Butaud-Stubbs, les industriels ont « su s’adapter » à l’internationalisation, voire en tirer profit : « Dans leur business model [stratégie d’entreprise], ils fabriquent une partie des produits, ils en importent une autre, et, bien sûr, ils se livrent au négoce pour maintenir leur valeur ajoutée. » Qui compte davantage que le volume d’emplois...

« Je ne vous dis pas qu’on n’a pas notre fonds de commerce : “allégement des charges sociales”, ça oui. “Taxe professionnelle = impôt imbécile”, ça oui. Mais le cœur de notre discours, c’est : “Soyons offensifs.” » Plutôt que des barrières tarifaires, ou des quotas, elle réclame donc l’inverse : « Nous voulons une ouverture des marchés, mais de tous les marchés. La réciprocité, c’est notre exigence. Que les autres pays s’alignent, notamment les émergents, sur nos droits de douane, les plus bas du monde. Surtout, qu’on ne multiplie pas les obstacles administratifs : on assiste à ça, en ce moment, et ça nous inquiète, à des déclarations d’enregistrement pour les Etats-Unis, la Turquie, le Brésil. » Son souhait, au fond, épouse le mot d’ordre de l’Union européenne : « Concurrence libre et non faussée », volontiers étendue à la planète entière.

Voilà pour le patronat. Mais côté syndicats, alors ? A l’union locale de Friville-Escarbotin, M. Gilles Humel a vu fermer Laperche (serrurerie rachetée par le numéro un, le suédois Assa-Abloy), tandis que Valentin (poires de douche) éliminait la moitié de ses effectifs et ouvrait un site en Tunisie, pendant que Newell Window Fashions se borne à empaqueter des tringles à rideau « made in China », etc. Devant cette déroute en cours, que réclame le secrétaire de la CGT du coin ? Il hésite, replace son mégot entre ses lèvres : « On voudrait mettre en place un label “fabriqué dans la région”. Pour que les acheteurs, dans les Leroy-Merlin, Bricorama, soient informés. » On le regarde. On croit à une blague, presque : c’est une tête politique, lui. Un communiste de longue date dans le « Vimeu rouge ». Et la solution qu’il suggère, c’est de coller des étiquettes ! Presque de l’éthique ! Pourquoi pas « responsabiliser le consommateur » !

« Mais, par exemple, si on vous dit “protectionnisme”, “barrières douanières” ?

— Ah, oui. On y pense, bien sûr. Mais ça, c’est des mots qu’on n’ose pas prononcer... »

Un baragouin généreux
à base de « multiculturalisme »
A la fédération textile CGT, même son de cloche en dépit de la débâcle dans l’habillement : « S’attaquer aux dérives des délocalisations ne veut pas dire refuser la mondialisation et les échanges ou s’arc-bouter sur le protectionnisme », précise, régulièrement, depuis une décennie, la littérature interne. Et tous les syndicats réunis — CGT, Confédération française démocratique du travail (CFDT), Force ouvrière (FO), Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), Confédération générale des cadres (CGC) — signent des déclarations où « il ne saurait être question de rejeter la nécessité des échanges commerciaux au plan international », où « le protectionnisme à tout crin porte une logique de repliement et d’isolement où l’on aura tout à perdre ». Faute de s’attaquer au dogme central, au libre-échange, on aménage autour : un « bonus-malus encourageant la création d’emplois », des « labels éthiques », de la « réciprocité dans les conditions d’accès aux marchés », de la « formation », des « normes sociales et environnementales », etc.

Tout dernièrement encore, malgré la tourmente, M. Eric Aubin maintenait, pour la CGT : « La solution ne réside pas dans le protectionnisme. Nous avons aujourd’hui besoin d’une relance par la consommation (5). » C’est que la censure produit une autocensure (6).

La censure du débat économique, évidente. On voit tellement plus le saltimbanque Jean-Marc Sylvestre que le « Prix Nobel » d’économie Maurice Allais (privé de tribunes dans Le Figaro, Le Monde, etc., depuis qu’il s’en est pris à la foi libre-échangiste) ; on entend tellement plus les orthodoxes (Jacques Attali, Alain Minc, Pascal Lamy, pour le trio de tête de l’occupation médiatique) que les hérétiques (Hakim El Karoui, Jean-Luc Gréau, Olivier Todd) ; on célèbre si bien John Maynard Keynes, mais sans rappeler ses sympathies pour le protectionnisme...

Crise aidant, on évoque certes, chaque matin, le protectionnisme, mais toujours comme un « risque », un « serpent », une « tentation » — et donc un péché — et jamais comme une solution (partielle) ; bref, on fait si bien de ce « isme » tabou un préalable au « fascisme », au repli sur soi et à la guerre, que l’hypothèse devient prohibée : « Ce sont des mots qu’on n’ose pas prononcer ».

Mais l’air, connu, de « la libre circulation profite à tous » n’aurait pas convaincu : la censure s’est faite, bien sûr, politique. Le mouvement ouvrier a tant souhaité l’avènement d’un « monde uni », de « citoyens du monde », avec le « mythe du supranational », que la « libre circulation des marchandises et des capitaux » ne fut pas, n’est toujours pas, attaquée de front par les syndicats.

La CFDT affirme qu’« il est possible d’agir pour infléchir ces évolutions en cours au service d’une mondialisation ordonnée et solidaire » et, pour la « maîtriser », les confédérations placent leurs espoirs dans les « nouvelles règles internationales sur les droits de l’homme », sur les « normes sociales fondamentales », sur le « développement durable », sur le « rôle normatif de l’Organisation internationale du travail », etc.

Une aspiration que l’Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (Attac) a prolongée, amplifiée : « Nous ne sommes pas contre la mondialisation mais nous voulons une mondialisation solidaire. » Un idéal louable mais qui ne contribue pas, ici et rapidement, en tout cas pas maintenant, à desserrer les « contraintes » (7)...

Contre le protectionnisme enfin et surtout, car, plus insidieusement, la censure est devenue morale, tout un baragouin généreux, à base de « multiculturalisme », « mélange des cultures », « ouverture à l’autre et au monde », « vivre ensemble avec nos différences », s’est répandu en France, d’intellectuels de gauche (Alain Touraine, Michel Wieviorka, etc.) aux hommes politiques de gauche (MM. Jack Lang, Bertrand Delanoë...), jusqu’aux médias (Le Monde, France Inter, etc.) et aux artistes de gauche (Manu Chao, Julien Clerc...), tandis que M. Jacques Chirac panthéonise l’« écrivain métis » Alexandre Dumas — avant de lancer, pour occuper sa retraite, une fondation pour le dialogue des cultures.

L’idée s’est faite idéologie, presque d’Etat, encouragée par les radios, les ministères, les colloques, les écoles. Pourquoi pareil consensus ? C’est qu’il fallait habiller la mondialisation pour la gauche : qu’on lui vante le « libre-échange des cultures » pour qu’elle épouse le « libre-échange des marchandises ». Qu’elle encense l’« ouverture à l’autre et au monde » pour que PDG et banquiers profitent d’une plus concrète ouverture du monde à leurs capitaux. Toute une propagande mièvre qui rend les mots « frontières », « régulations », « protectionnisme », « barrières douanières » poujadistes, synonymes de repli sur soi, d’égoïsme, de nationalisme, interdits aux hommes de progrès (8).

Dans leur « Manifeste pour une gauche moderne », les Gracques — cet essaim d’énarques proches du Parti socialiste — peuvent alors asséner : « La gauche doit dire haut et fort que la mondialisation est un progrès... La gauche moderne est hostile à toutes les formes de protectionnisme, lequel n’a apporté au mieux que le déclin, et au pire la guerre... La gauche encourage la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes... (9) »

Voilà, pour les libéraux, une victoire majeure dans les têtes ; car comment combattre, sérieusement, le libéralisme économique sans s’attaquer d’abord au libre-échange ?

Qui, dans l’élite, souhaite
bouleverser le jeu ?
Malgré de massifs déplacements d’activités, malgré une relance par la demande impossible (sinon la France risque d’importer, et d’aggraver son déficit commercial), malgré des salaires à raboter pour cause de « compétitivité internationale », malgré des taxes sur les profits — et les hauts revenus — à diminuer toujours pour que les entreprises ne fuient pas, malgré un étau qui se resserre, l’ouverture des frontières n’est guère pointée du doigt.

Faudrait-il davantage de barrières douanières ? La logique nous conduit à cette remise en question, mais celle-ci demeure publiquement interdite. A d’autres de la poser et surtout d’en définir les modalités (la France toute seule, l’Europe à vingt-sept, l’axe franco-allemand ?), mais l’interrogation elle-même est bannie des partis...

L’hypothèse semble riche, pourtant, d’un protectionnisme moins défensif (industriellement) qu’offensif (socialement, écologiquement). Dirigé non pas contre des pays étrangers (du Sud, d’Asie, etc.), mais contre nos entreprises occidentales. Qui rebâtisse un espace où le politique reprend la main sur l’économique, où de nouvelles conquêtes sont permises aux peuples sans l’éternel chantage aux « emplois qui vont partir ailleurs », où l’Etat, les élus, les citoyens menottent ces multinationales qui picorent aujourd’hui sur la planète comme dans les rayons d’un supermarché : « Ici mon siège social, ici une usine, oh, pis non, plutôt là-bas... »

En attendant, ces sociétés marquent des points, et leur fonds de commerce dessine notre avenir : « Je ne peux pas dire aux actionnaires : “Ne délocalisez plus, relocalisez” et en même temps leur laisser des charges et des contraintes qui font qu’ils ne s’en sortiront plus », énonçait M. Nicolas Sarkozy, lors d’une de ses dernières interventions télévisées. « Parce [qu’il] veu[t] garder des entreprises en France », il s’engageait alors à supprimer la « taxe professionnelle, qui n’existe nulle part ailleurs en Europe »...

C’est un président « pragmatique », commentèrent en chœur un député de la majorité, le site Planète-UMP (Union pour un mouvement populaire) et le patron de Libération Laurent Joffrin. « Pragmatique », en effet, puisque, une fois encore, on s’adaptait à des règles que les maîtres chanteurs de la mondialisation ont imposées.

Mais qui, dans l’élite, souhaite aujourd’hui bouleverser ce jeu ? Economiste, ancien lobbyiste au Medef, Gréau avait prévenu : « Je pense que, sur cette question du protectionnisme, il y a une immense fracture entre la population à sa base et une toute petite pellicule à son sommet, une pellicule très mince, mais très organisée, très influente, et très médiatisée (10). » De fait.

Car, dans les profondeurs du pays, autre chose survit. Dès qu’on s’éloigne des appareils qui, de gré ou de force, se plient à la pensée conforme. Une résistance, dont ont témoigné le 29 mai 2005 79 % des ouvriers, 70 % des chômeurs, 67 % des employés qui ont voté pour le « non ». Un refus qu’atteste aussi Gilette, abonnée aux fermetures dans la Somme (Boussac Saint Frères, Peaudouce, Parisot) et qui, en toute naïveté, formule ces questions : « Pourquoi ils partent ailleurs ? Pour profiter des pauvres malheureux, qui sont payés à combien ? On ne peut pas l’empêcher, ou on ne veut pas ? »

Par François Ruffin dans Le Monde diplomatique de Mars 2009

Transmis par Linsay.


(1) Les Echos, Paris, 30 avril 2008.

(2) L’Expansion, Paris, 28 novembre 2002.

(3) Depuis 1974, les pays développés avaient obtenu la limitation des exportations des pays du Sud dans ce secteur.

(4) Fabrique de velours de coton à côtes.

(5) Infos THC-CGT, avril 2007. Conférence de presse des fédérations CGT, CFDT, CGT-FO, CFTC, CFE-CGC donnée le 22 décembre 2004. M. Christian Larose, membre du bureau fédéral de la CGT, devant la commission consultative des mutations industrielles, le 28 juin 2006 à Bruxelles. M. Eric Aubin, membre de la commission exécutive de la CGT, sur France Inter le 5 février 2009.

(6) On notera néanmoins que la fédération textile CGT a proposé dès 1993 et dans ses différentes plate-formes le « rapatriement [d’une partie] des travaux effectués à l’étranger », une relocalisation (au moins partielle) et un développement du commerce avec les pays pauvres.

(7) Cf. Josette Lefèvre, « Mondialisation : du discours syndical à celui d’Attac », dans la revue Mots, n° 71, Lyon, mars 2003.

(8) Lire André Bellon, « Dieu créa la mondialisation... », Le Monde diplomatique, novembre 2004.

(9) Le Monde, 14 septembre 2007.

(10) Cf. « Contre le fatalisme, vive le protectionnisme ! », Fakir, Amiens, automne 2007.



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur