« La nécessité d’un boycott culturel »

dimanche 23 août 2009
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Ilan Pappe, historien israélien qui s’est expatrié en Angleterre, souligne les progrès enregistrés dans la prise de conscience de l’opinion publique britannique concernant l’injustice subie par les Palestiniens, et salue le boycott culturel d’Israël qui prend de l’ampleur.

S’il y a quelque chose de nouveau dans l’interminable et triste histoire de la Palestine, c’est le changement clair dans l’opinion publique au Royaume- Uni. Je me souviens être venu dans ces îles en 1980, quand le fait de soutenir la cause palestinienne était confiné à la gauche, et au sein de celle-ci à un secteur et à un courant idéologique très particuliers. Le traumatisme subséquent à l’Holocauste, le complexe de culpabilité, des intérêts militaires et économiques, ainsi que la rengaine d’Israël comme unique démocratie au Moyen-Orient, tout ceci contribuait à assurer l’immunité de l’Etat d’Israël. Très rares, semble-t-il, étaient ceux que troublait un Etat qui avait dépossédé la moitié de la population native de Palestine, qui avait démoli la moitié de leurs villes et villages, qui pratiquait, par un système d’apartheid, la discrimination contre la minorité d’entre eux vivant à l’intérieur de ses frontières et qui parcellisait en enclaves deux millions et demi de Palestiniens par une occupation militaire rude et oppressive.

Presque trente ans plus tard, il semble que tous ces filtres et opacités aient disparu. L’ampleur du nettoyage ethnique de 1948 est bien connu ; la souffrance des gens dans les territoires occupés est gravée dans les esprits et décrite même par le président des Etats-Unis comme insupportable et inhumaine. De même, la destruction et l’évacuation de la zone du Grand Jérusalem est consignée quotidiennement et la nature raciste des politiques menées en Israël envers les Palestiniens fait fréquemment l’objet de blâmes et de condamnations.

Aujourd’hui, en 2009, la réalité est décrite par les Nations Unies comme « une catastrophe humaine ». Les secteurs conscients et intègres de la société britannique savent bien qui a causé et produit cette catastrophe.
Ce fait n’est plus relié à des circonstances floues ou au « conflit » - il est vu clairement comme le résultat de la politique israélienne au fil des ans.
Interrogé sur sa réaction à ce qu’il avait vu dans les territoires occupés, l’archevêque Desmond Tutu a noté tristement que c’était pire que l’apartheid. Lui sait de quoi il s’agit.

Comme dans le cas de l’Afrique du Sud, les personnes honnêtes, en tant qu’individus ou comme membres d’associations, expriment l’indignation que leur inspirent l’oppression continue, la colonisation, le nettoyage ethnique et la famine en Palestine. Ils cherchent des voies pour faire connaître leurs protestations et quelques-uns espèrent même convaincre leur gouvernement de changer sa traditionnelle politique d’indifférence et d’inaction face à la destruction ininterrompue de la Palestine et des Palestiniens. Beaucoup sont Juifs, alors que ces atrocités sont commises en leur nom, selon la logique de l’idéologie sioniste, et un certain nombre d’entre eux sont d’anciens militants de luttes civiques menées dans ce pays pour des causes semblables tout à travers le monde. Ils ne sont plus confinés à un seul parti politique et ils viennent de tous les parcours de vie.

Jusqu’ici, le gouvernement britannique n’a pas bougé. Il était tout aussi passif quand le mouvement anti-apartheid de ce pays lui demandait d’infliger des sanctions à l’Afrique du Sud. Il a fallu plusieurs décennies pour que l’activisme de la base atteigne le sommet politique. Il faut plus de temps encore dans le cas de la Palestine : culpabilité sur l’Holocauste ; récits historiques déformés ; fausses représentations contemporaines d’Israël comme une démocratie cherchant la paix et des Palestiniens comme d’éternels terroristes islamiques – autant d’obstacles au courant d’impulsion populaire. Pourtant celui-ci commence à trouver sa voie et à affirmer sa présence, en dépit de la sempiternelle accusation d’antisémitisme contre toute demande de ce type et malgré la diabolisation de l’Islam et des Arabes. Le troisième secteur, ce maillon important entre les citoyens et les offices gouvernementaux, nous a montré le chemin. Un syndicat après l’autre, un groupe professionnel après l’autre, ont tous envoyé récemment un message clair : trop c’est trop. Ceci au nom de l’honnêteté, de la morale humaine et de l’engagement civique fondamental à ne pas rester les bras croisés face aux atrocités du type de celles qu’Israël a commises et continue à commettre contre le peuple palestinien.

Au cours des huit dernières années, la politique criminelle d’Israël s’est intensifiée et les militants palestiniens ont cherché de nouveaux moyens de s’y opposer. Ils ont tout tenté : lutte armée, guérilla, terrorisme et diplomatie ; rien n’a marché. Pour autant, ils ne renoncent pas et proposent maintenant une stratégie non violente – celle du boycott, des sanctions et du désinvestissement. Ils souhaitent ainsi persuader les gouvernements occidentaux non seulement de les sauver eux-mêmes, mais, paradoxalement, de sauver aussi les Juifs en Israël d’une catastrophe et d’un bain de sang imminents. Cette stratégie a suscité l’appel au boycott culturel d’Israël. La demande émane de toutes les parties de la vie Palestinienne : de la société civile sous occupation et des Palestiniens en Israël. Elle a le soutien des réfugiés palestiniens et elle est conduite par des membres des communautés palestiniennes en exil. Elle est venue au bon moment et a fourni aux individus et aux associations du Royaume Uni un chemin pour exprimer leur dégoût devant la politique israélienne et en même temps une avenue pour prendre part à la pression générale exercée sur le gouvernement afin qu’il cesse d’assurer l’immunité à ceux qui jouissent de l’impunité sur le terrain.

Il est stupéfiant que ce basculement de l’opinion publique n’ait jusqu’ici pas d’impact politique. Mais, une fois encore, rappelons-nous le parcours tortueux que la campagne anti-apartheid a dû suivre avant qu’elle devienne une politique. Il vaut aussi la peine de se rappeler qu’à Dublin, deux femmes courageuses, qui trimaient comme caissières dans un supermarché local, ont été celles qui ont initié un immense mouvement de changement en refusant de vendre des produits sud-africains. Vingt-neuf ans plus tard, la Grande-Bretagne s’est jointe à d’autres en imposant des sanctions contre l’apartheid. Ainsi, tandis que les gouvernements hésitent pour des motifs cyniques, par peur d’être accusés d’antisémitisme ou peut- être du fait d’inhibitions islamophobes, des citoyens et des militants font tout ce qu’ils peuvent, symboliquement et concrètement, pour informer, protester et revendiquer. Ils mènent une campagne plus organisée, celle du boycott culturel, ou bien ils peuvent rejoindre leurs syndicats dans une politique coordonnée de pressions. Ils peuvent aussi se servir de leur nom ou de leur réputation pour signifier à nous tous que les gens honnêtes de ce monde ne peuvent soutenir ce qu’Israël fait et ce qu’il promeut. Ils ignorent si leur action entraînera un changement immédiat ou s’ils auront la chance de voir un changement de leur vivant. Mais sur le registre personnel où serait consigné ce qu’ils sont et ce qu’ils ont accompli dans leur vie, et au regard sévère de l’appréciation historique, ils seraient comptés parmi tous ceux qui ne sont pas demeurés indifferents quand l’inhumanité faisait rage sous couvert de démocratie, dans leur propre pays ou ailleurs.

D’un autre côté, des citoyens de ce pays, en particulier parmi les plus notoires, qui souvent par ignorance ou pour des raisons plus sinistres, continuent à diffuser la fable d’Israël comme une société occidentale cultivée ou comme « la seule démocratie au Moyen-Orient » ne sont pas seulement dans l’erreur factuelle. Ils assurent l’immunité à l’une des pires atrocités de notre époque. Certains nous demandent d’abstraire la culture de nos actions politiques. Une telle approche de la culture et de l’université comme entités séparées de l’armée, de l’occupation et des destructions est d’une morale corrompue et d’une logique indigente. Un jour peut-être, l’indignation venue d’en-bas, y compris en Israël même, générera une nouvelle politique – l’actuelle administration américaine en montre déjà les premiers signes. Mais l’histoire n’a pas considéré avec bienveillance ces cinéastes qui ont collaboré avec le sénateur américain Joseph McCarthy dans les années cinquante ou qui ont soutenu l’apartheid. Son attitude serait identique à l’égard de ceux qui restent maintenant silencieux au sujet de la Palestine.

Un bon exemple en a été révélé le mois dernier à Edimbourg. Le réalisateur Ken Loach a mené campagne contre les relations officielles et financières que le festival cinématographique de la ville entretenait avec l’ambassade israélienne. Une telle prise de position était conçue pour faire passer le message que cette ambassade ne représente pas seulement les cinéastes d’Israël mais aussi ses généraux qui ont massacré le peuple de Gaza, ses bourreaux qui torturent des Palestiniens dans les geôles, ses juges qui ont envoyé 10.000 Palestiniens – des enfants pour la moitié d’entre eux – en prison sans jugement, ses maires racistes que veulent expulser des Arabes de leurs villes, ses architectes qui construisent des murs et des clôtures pour y enfermer les gens et les empêcher d’atteindre leurs champs, leurs écoles, les cinémas ou les bureaux, et ses politiciens qui élaborent de nouveau des plans pour compléter le nettoyage ethnique de la Palestine qu’ils ont commencé en 1948. Ken Loach avait senti que seul un appel au boycott du festival dans son ensemble amènerait ses directeurs à un sens et à des perspectives de moralité. Il avait raison ; c’est ce qui s’est produit, parce que la position était si franche et l’action si simple et intègre.

Rien de surprenant à ce qu’une voix adverse se soit manifestée. Il s’agit d’une lutte qui s’engage et ne sera pas gagnée aisément. Tandis que j’écris ces mots, nous commémorons le 42e anniversaire de l’occupation israélienne – la plus longue et l’une des plus cruelles de l’époque moderne.
Mais le temps a aussi apporté la lucidité requise pour de telles décisions.
Voilà pourquoi l’action de Ken a été immédiatement efficace ; la prochaine fois, cela ne sera même pas nécessaire. L’un de ses critiques a tenté de faire valoir le fait que des Israéliens aiment les films de Ken, de sorte qu’il s’agissait d’une forme d’ingratitude. Je peux assurer à ce critique que ceux d’entre nous qui en Israël regardent les films de Ken sont aussi ceux qui saluent son courage. Et, contre ce point de vue, nous nous n’y voyons pas un acte assimilable à un appel à la destruction d’Israël mais plutôt la seule voie pour sauver les Juifs et les Arabes qui y vivent. Il est de toute façon difficile de prendre une telle critique au sérieux quand elle s’accompagne de la description des Palestiniens comme une entité terroriste et d’Israël comme une démocratie analogue à la Grande Bretagne. La plupart d’entre nous au Royaume- Uni avons largement pris nos distances par rapport à ces sottises propagandistes et nous sommes prêts au changement. Nous attendons maintenant que le gouvernement de ces îles donne suite."

Ilan Pappe

Source : The Electronic Intifada, 23 June 2009

Ilan Pappe est directeur du Département d’Histoire à l’université d’Exeter.

(Traduit de l’anglais par Anne-Marie PERRIN pour CAPJPO-EuroPalestine)



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