LA PUISSANCE DU COMMUNISME (I)

Actualiser le communisme
dimanche 8 août 2010
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J’aurais voulu sur-titrer : « La puissance du communisme nouveau », mais ce « nouveau » aurait signifié que le communisme aurait déjà été essayé.
Des travaux de plus en plus nombreux mettent cette donnée, d’importance incomparable, en exergue. Elle est ainsi de plus en plus partagée et prend forme dans ce que l’on appelle « le retour à Marx ».
Cependant Marx, l’apport indispensable de Marx, ont besoin d’être actualisés à la mesure de ce qu’a été le mouvement de nos sociétés et de toute l’humanité depuis que le « spectre » s’est mis à hanter notre continent.
Le travail de Alain Bihr dans le texte ci-après datant de 2003 est une somme conséquente.
Elle demande un effort personnel pour en prendre connaissance.
Mais quel souffle, quelles satisfactions, se dégagent de son texte, c’est toute la puissance persuasive de l’actualité du communisme que Alain Bihr fait vivre pour nous.
En ce sens, c’est un événement, même s’il est daté.
Comment le faire partager ?
Sans doute ce texte mériterait-il l’organisation de lectures et de discussions collectives dans les entreprises, les quartiers, les villages.
C’est là que peuvent prendre vie et réalité le souffle, la force, la puissance et l’actualité de ce travail.
Je ne doute pas que nombreux seront ceux qui, ayant précédé les autres dans son exploration, souhaiteront faire partager ce qu’ils auront ressenti.

Pour des raisons de commodité de lecture ce texte est publié en 4 articles à paraître les dimanche 8, 15, 22 et 29 août

Bonne lecture à toutes et à tous.
Avec mes remerciements à Alain Bihr.

INTRODUCTION

Le communisme semble aujourd’hui faire partie des causes perdues. Non seulement il paraît être définitivement discrédité par les crimes du stalinisme, avec lequel on continue à le confondre, de manière évidemment intéressée. Mais encore et surtout, le capitalisme s’affirme aujourd’hui plus que jamais comme l’horizon apparemment indépassable de notre temps, si ce n’est même de tous les temps, en incluant progressivement dans le rets de ses rapports de production désormais mondialisés les différentes formations naguère soi-disant socialistes. D’autant plus que, pourtant ébranlé depuis un quart de siècle par une crise structurelle de dimension elle aussi mondiale, le capitalisme semble une fois de plus avoir su surmonter ses contradictions internes, non sans avoir au passage infligé de nouveaux et profonds revers à un mouvement ouvrier partout sur la défensive.

Dans ces conditions, défendre la perspective communiste et argumenter en faveur de son actualité vous vaut au mieux le scepticisme poli de la part de vos interlocuteurs, la plupart du temps leur stupeur et leur incompréhension, quand ce n’est pas leur ironie narquoise ou même leur hostilité ouverte. Peu s’y sont essayés au cours des dernières années. Pire même : quelques-uns parmi ceux dont on aurait espéré et souhaité qu’ils se lancent dans l’aventure se sont précipités au poste d’abandon du navire faisant naufrage. « Communisme » est devenu pire qu’un non-sens : un repoussoir.

C’est donc résolument à contre-courant que je défendrai ici l’actualité du communisme. Non pas par goût du paradoxe ou de la provocation, mais par conviction. Une conviction qui n’a rien de la foi aveugle du charbonnier, mais qui va chercher à s’étayer d’arguments et d’analyses ; sans masquer les problèmes que soulève, aujourd’hui comme hier, cette perspective, mais au contraire en les affrontant sans pour autant les considérer comme insurmontables.

Puisque le mot même de communisme est aujourd’hui compromis et rendu impraticable, il convient de commencer par en restituer le sens, en revenant à cette fin à Marx. Dans un deuxième temps, je soulignerai ce qui, à mon sens, rend aujourd’hui le communisme nécessaire ; avant de m’interroger, dans un troisième temps, sur ses conditions actuelles de possibilité. Et je terminerai par quelques propositions destinées à orienter aujourd’hui le combat communiste.

I. LE COMMUNISME CHEZ MARX.

Marx se méfiait de l’utopie et des utopistes. Il a eu des mots très durs contre tous les « faiseurs de projets », « réformateurs sociaux » ou « prophètes de l’avenir de l’humanité ».

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, sur des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classe existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. »

Et, pourtant, sa pensée comprend une dimension fondamentalement utopique et ne peut se comprendre que par elle. D’où le double statut de la notion de communisme chez Marx

  • A) Le communisme comme trajet objectif.

Marx s’est toujours efforcé de penser et de déterminer le communisme comme un trajet objectif : comme un mouvement, une tendance, une possibilité dont le capitalisme crée, contradictoirement, les conditions tant objectives que subjectives.
« Pour nous, le communisme n’est pas ni un état de choses qu’il convient d’établir, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent présentement. »

    • 1 - Les conditions objectives.

A ce titre, on peut comptabiliser à la fois la croissance des forces productives et la socialisation du procès de production (plus largement de la praxis sociale) que réalise le capitalisme et qui le caractérisent comme mode de production.

      • a) La croissance des forces productives signifie tout à la fois leur accumulation quantitative et leur développement qualitatif : l’accumulation de forces de travail et moyens de production, mais aussi la plus grande efficacité aussi bien des premières (du fait de leurs mode de combinaison) que des seconds (du fait de l’application systématique de la science au sein de la production industrielle).

Ce qui se traduit à la fois par l’augmentation de la production et l’augmentation de la productivité. Donc domination à la fois extensive et intensive de la nature, créant les conditions et de l’abondance matérielle (fin de la rareté) et de la diminution régulière du travail nécessaire (lato sensu : du travail que la société doit consacrer à la reproduction simple de sa propre base productive).

Cependant, Marx montre que cet accroissement des forces productives entre nécessairement en contradiction avec la forme capitaliste sous laquelle elle se poursuit, provoquant d’inévitables crises de surproduction (de capital productif et de capital-marchandise). Crises qui ne peuvent se solder (dans un cadre capitaliste) que par la destruction d’une partie des forces productives existantes, ce qui limite d’autant leur accroissement et leur accumulation.

      • b) L’autre condition objective du communisme selon Marx, d’ailleurs étroitement liée à la précédente, est la socialisation de la production et, à travers elle, plus largement de la société, de la praxis sociale dans son ensemble.

- Sous le capitalisme, la socialisation de la production revêt un double aspect.

C’est, d’une part, la socialisation des différents procès de travail dont se compose le procès social de production dans son ensemble. Socialisation qui se marque par le fait que ces procès de travail sont le fait de travailleurs collectifs regroupant fréquemment des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de travailleurs ; mettant en oeuvre des moyens sociaux de production, autrement dit des moyens de production qui requièrent précisément un travail socialisé, impliquant la coopération d’une multitude de forces de travail diversement qualifiées ; moyens qui matérialisent des siècles voire de millénaires de travail matériel et immatériel, impliquant donc la combinaison de travail vivant socialisé avec un travail mort lui-même socialisé.

C’est, d’autre part, la socialisation du procès social de production dans son ensemble, sous la forme de l’interconnexion de multiples procès de travail eux-mêmes socialisés, sur une base sans cesse élargie. A l’intérieur du capitalisme, cette socialisation prend nécessairement la forme d’une extension grandissante des relations marchandes : de l’entrée dans l’échange marchand de tous les produits du travail humain, matériel ou immatériel ; de la constitution de marché régulateur de la production (par l’intermédiaire de la loi de la valeur) ; et de l’élargissement continu de ces marchés, jusqu’à la constitution de marchés mondiaux pour les types de marchandises.

- Mais la socialisation ne se réduit pas au seul procès social de production. De la sphère économique, elle s’étend à l’ensemble des autres pratiques et rapports sociaux, aboutissant ainsi à une socialisation de la société dans son ensemble : chaque groupe, chaque pratique, chaque rapport social tend à être médiatisé par tous les autres.

Ce concept rend compte de multiples phénomènes contemporains : l’extension et l’intensification de la communication sociale sous toutes ses formes ; l’enchevêtrement croissant des rapports sociaux et des pratiques sociales ; le décloisonnement des groupes sociaux, de leur espace et de leur temps, de leurs pratiques et de leurs représentations, impliquant la confrontation de leur mode de vie, depuis les rapports entre individus et groupes locaux jusqu’aux rapports entre nations, peuples et civilisations sur le plan mondial. Tous mouvements que la phase actuelle du développement capitaliste a rendus parfaitement manifestes.

En impulsant un pareil processus, le capitalisme accomplit une oeuvre non moins révolutionnaire qu’en assurant le développement quantitatif et qualitatif des forces productives. Il arrache les rapports, pratiques, institutions, représentations précapitalistes à leur isolement et à leur particularité originels, en les dépouillant de leur étroitesse et de leur rigidité. Et en ce sens aussi, le capitalisme fait mûrir les conditions objectives d’une société communiste.

- Cependant, comme le développement des forces productives lui-même, la socialisation de la production et de la société qui s’opère sous l’impulsion du développement du mode capitaliste de production est elle aussi entachée de limites et de contradictions. Marx en signale au moins deux.

La première est liée à la persistance de la propriété privée des moyens de production qui fragmente le procès social de production en une myriade de procès de travail privés qui ne peuvent se socialiser que par l’intermédiaire de l’échange marchand de leurs produits. Ce qui, d’une part, fait obstacle à toute organisation et régulation a priori de la production sociale (planification) qui ne peut se réguler que sous la forme des « lois du marché » et de leur soutien étatique. Ce qui, d’autre part, donne naissance à toutes les illusions fétichistes sur la marchandise, l’argent, le capital, etc., voile fétichiste qui empêche en quelque sorte la société de reconnaître de la richesse matérielle le résultat de sa propre oeuvre productive et la rend aveugle et impuissante face à son propre mouvement économique.

La seconde contradiction est liée à la persistance inévitable de la fragmentation du marché mondial en Etats (nationaux ou non) rivaux, chacun représentant et défendant une fraction du capital mondial dans sa lutte concurrentielle contre les autres fractions. Ce qui fait obstacle à toute organisation de la production sur le plan mondial ; et donne naissance à toutes les illusions étatistes, nationalistes et racistes. On y reviendra plus loin.

    • 2 - Les conditions subjectives.

Mais le capitalisme ne fait pas seulement mûrir les conditions objectives du communisme mais aussi ses conditions subjectives, sous la forme d’une classe qui a vocation à renverser le capitalisme, en actualisant toutes les potentialités révolutionnaires qu’il contient. Cette classe, c’est évidemment le prolétariat.

Si Marx voit dans le prolétariat la classe qui a vocation à réaliser le communisme, c’est à cause de ses spécificités en tant que classe sociale, spécificités qui lui viennent de la situation que lui fait le capitalisme qui lui donne naissance et qui le distinguent, en ce sens, de toutes les classes exploitées et dominées qui l’ont précédé dans l’histoire de l’humanité.

Car le prolétariat est d’abord un produit du capital, de ce rapport de production bien particulier qu’est le capital. Et comme Marx ne cesse d’y insister, la particularité essentielle du capital comme rapport de production, c’est qu’il repose sur l’expropriation des producteurs directs. Alors que tous les modes antérieurs de production impliquait l’union immédiate, libre ou forcée, des producteurs directs et des moyens de production qu’ils mettaient en oeuvre ; le capital, au contraire, suppose et institue la séparation de fait et de droit entre les producteurs et leurs moyens de production (et, par conséquence, aussi leurs moyens de consommation). Séparation que la reproduction simple et élargie du capital ne cesse elle aussi de reproduire, d’élargir, d’aggraver.

Il en résulte immédiatement deux spécificités décisives pour le prolétariat. La première est son universalité : le prolétariat a vocation à devenir l’immense majorité de l’humanité. D’une part, parce que, en se reproduisant, le capital étend son cesse son espace, jusqu’à inclure le monde entier dans son rapport d’exploitation et d’échange. D’autre part, parce que, au cours de ce mouvement d’expansion, il ne cesse de répéter son geste originel et fondamental d’expropriation des producteurs, expropriant non seulement la paysannerie mondiale, pré ou archéo-capitaliste, tendanciellement l’ensemble des producteurs indépendants et même une partie de la classe capitaliste elle-même. C’est en ce sens que Marx a pu dire que la révolution prolétarienne (communiste) sera une révolution effectuée par « l’immense majorité au profit de l’immense majorité ».

A cette première spécificité s’en ajoute immédiatement une seconde. Il s’agit de la radicalité de sa situation de classe, telle qu’elle est précisément définie par l’expropriation. Car non seulement, au mieux, cette expropriation le prive, avec les moyens de production, de la maîtrise du procès social de production et des multiples procès de travail dont il est pourtant l’agent ; de même que d’une part sans cesse grandissante de son propre produit (sous forme de plus-value), retransformée en capital, lui opposant un monde de richesse capitalisée (transformée en capital, notamment fixe) sans cesse accru (thèse de la paupérisation relative). Mais encore, pour une part sans cesse croissante du prolétariat, l’accumulation du capital signifie l’exclusion temporaire voire définitive du procès de production, sa relégation dans la « surpopulation relative » composée des travailleurs « surnuméraires » dont le capital n’a plus besoin, condamnés au chômage chronique, avec son lot inévitable de pauvreté et de misère, matérielle, morale et intellectuelle, leur valant une paupérisation absolue. Si bien que la reproduction du capital ne cesse d’élargir le fossé entre une richesse grandissante d’un côté et une pauvreté non moins grandissante (extensivement et intensivement) de l’autre.

« C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

Marx souligne avec force la radicalité de cette situation, inouïe dans l’histoire, où la pauvreté et la misère naît de l’accumulation même des moyens de produire la richesse, donc des conditions qui devraient normalement permettre de supprimer pauvreté et misère. De la radicalité de cette situation faite au prolétariat ne peut, selon Marx, que résulter la radicalité de la révolte et de la lutte du prolétariat pour y mettre fin, en se réappropriant la richesse sociale et la puissance productive de la société, qui sont en définitive ses propres oeuvres aliénées sous la forme du capital.

C’est en ce sens et dans cette mesure que, selon Marx, le prolétariat a vocation à être révolutionnaire : à renverser le capitalisme, à détruire les rapports capitalistes de production, pour libérer les potentialités d’émancipation qu’ils contiennent et simultanément mutilent. Il est :

« (...) en un mot, une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même que par la reconquête totale de l’homme. »
« (...) une classe fait son apparition qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages ; un classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l’opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d’où émane la conscience de la nécessité d’une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes grâce à l’appréhension du rôle de cette classe (...) ».

La révolution communiste est alors conçue comme la réappropriation, par les producteurs associés organisant et gérant la production sociale, des forces productives (au sens large) de l’humanité, de manière à les mettre au service de l’humanité toute entière.

  • B) Le communisme comme projet subjectif.

Cependant, en dépit des accents messianiques qui l’accompagnent quelquefois, l’affirmation de la vocation révolutionnaire du prolétariat s’accompagne chez Marx de la claire conscience des obstacles qui se dressent sur la voie de cette vocation : poids de l’oppression qui peut annihiler jusqu’à la volonté de la révolte ; effets d’occultation et de légitimation des rapports de production par le fétichisme marchand, monétaire et capitaliste, encore renforcés par la puissance des appareils idéologiques dont disposent la classe dominante (appareil scolaire, médias) ; existence d’espaces de compromis possible susceptibles de dévoyer et de fourvoyer une partie plus ou moins importante du mouvement ouvrier ; en dernière instance, puissance de l’appareil répressif (justice, police, armée) dont dispose la classe dominante. Sans même évoquer les difficultés inhérentes à la réalisation d’une société communiste.

Si bien que ce que les analyses de Marx établissent, c’est la simple possibilité pour le prolétariat de s’affirmer, sur la base de sa situation au sein du capitalisme et des contradictions de ce dernier, comme classe révolutionnaire. Possibilité qui, par définition, implique donc aussi son contraire : la possibilité de ne pas s’affirmer comme tel, de manquer à sa vocation révolutionnaire. L’actualisation de la première requiert donc l’intervention d’une action réfléchie et volontaire, destinée précisément à lever les obstacles qui peuvent l’entraver.
Le communisme prend ainsi un nouveau sens : de mouvement objectif, dont les conditions mûrissent au sein du capitalisme et contre lui, il devient un projet subjectif, une volonté et représentation soutenues par la fraction la plus radicale et la plus éclairée du mouvement prolétarien.

    • Le communisme comme volonté politique.

Cette action doit précisément être celle du parti communiste, tel que Marx et Engels le conçoivent et le définissent dès Le Manifeste :

"Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires ? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêt qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent pas de principes particuliers (principes sectaires) sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier.

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points :

    1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat.
    2. Dans les différentes phases que traversent la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien."

Autrement dit, les communistes ne constituent pas (nécessairement) un parti distinct, et encore moins une secte conspiratrice qui entend modeler le mouvement ouvrier sur des principes particuliers ou se substituer à lui. Ils constituent simplement la fraction du mouvement général du prolétariat qui, d’une part, soutient et stimule l’ensemble du mouvement : ils jouent à son égard le rôle de la « mouche du coche », ils l’exhortent au combat ; la fraction qui, d’autre part, tente de faire la synthèse du mouvement, représente toujours les intérêts généraux du prolétariat et la fin dernière de son combat émancipateur, le communisme précisément, en s’efforçant de s’appuyer sur l’intelligence critique des conditions concrètes, toujours singulières et donc variables, dans lesquelles se déroule la lutte du prolétariat. En un mot, les communistes sont ceux qui, dans le mouvement général du prolétariat, dans sa lutte multiforme d’émancipation, tentent constamment de médiatiser les moments partiels de ce mouvement par la volonté et la représentation de sa totalité, tant extensive (spatiale et temporelle) que compréhensive (les buts généraux et finaux).

    • Le communisme comme représentation (utopique).

Faire dépendre la réalisation du communisme de l’intervention volontaire et réfléchie d’un parti communisme, d’une fraction du mouvement qui se donne explicitement pour objectif une telle réalisation et lutte pour que l’ensemble du mouvement prolétarien aille dans ce sens, c’est faire dépendre la réalisation du communisme d’une certaine représentation que s’en fait, que véhicule et que défend ce parti. Par conséquent, c’est supposer que les communistes disposent d’une certaine représentation de ce que peut ou même doit être, à leur sens, la société communiste pour la réalisation de laquelle ils luttent.

On tombe là dans une sorte de cercle vicieux. D’une part, en effet, si elle doit voir le jour, la société communiste ne pourra qu’être la libre création des hommes et des femmes qui auront lutté pour son avènement ; il est donc impossible d’en prévoir strictement et définitivement les formes. En ce sens, le projet communiste doit se garder de sombrer dans l’utopie, en évitant de tenter une description détaillée de ce que serait ou devrait être la société communiste. Mais, d’autre part, dès lors précisément que l’on pense que le communisme ne résultera pas d’une quelconque nécessité historique, qu’il ne peut être qu’une construction humaine, il faut nécessairement proposer aux hommes qui entreprendront de le construire au moins les grandes lignes du projet.

Cela explique pourquoi Marx, en dépit de ses réticences à donner des recettes pour « faire bouillir les marmites de l’avenir », n’a pas lui-même pu s’empêcher de donner quelques indications sur ce que serait le communisme. En fait, on trouve chez lui une double approche, une double définition, si l’on veut, du communisme.

      • a) La définition négative du communisme : le règne des fins. En premier lieu, une définition négative : une définition du communisme par tout ce qu’il n’est pas, plus exactement par tout ce à quoi il est censé mettre fin.

Dans cette perspective, le communisme se laisse définir par le « règne des fins », en détournant cette expression du sens que lui a originellement donné le philosophe allemand Emmanuel Kant. Il apparaît alors comme le mouvement mettant fin à toutes les aliénations : à toutes les formes aliénées de l’activité humaine qui ont marqué les sociétés humaines jusqu’à nos jours (et pas seulement le capitalisme), à toutes les activités dans et par lesquelles l’humanité, tout en se réalisant (en s’objectivant, en conquérant consistance et cohérence), s’est niée et reniée, transformant l’homme en un être humilié, écrasé, dominé par ses propres produits et oeuvres. Le communisme se définit alors comme renversement du « monde à l’envers », comme réappropriation par l’humanité de toutes ses puissances matérielles et spirituelles jusqu’alors aliénées de multiples manières. Et notamment par :

- La fin de l’économique : la fin de l’aliénation marchande, monétaire et capitaliste du procès social de production, soit à la fois la fin du capital et du travail salarié par la socialisation des moyens de production (dont l’usage est alors déterminé et contrôlé par l’ensemble de la société) ; la fin des rapports marchands et monétaires (donc de la marchandise et de la monnaie comme rapports sociaux réifiés) et par conséquent des « lois » aveugles qui les régissent grâce au contrôle collectif de la production sociale que permettent les procédures démocratiques de sa planification par les producteurs eux-mêmes ; par conséquent la substitution d’une « logique » du partage à la « logique » de l’échange ; la fin du fétichisme marchand et monétaire (du culte de la richesse abstraite) remplacé par le sens de la véritable richesse humaine, celle des rapports sociaux communautaires ; le dépassement de la division sociale du travail par l’autogestion du procès de travail ; et en définitive la fin du travail lui-même comme activité placée sous le double signe de la nécessité naturelle et de la contrainte sociale.

- La fin du politique : la fin de l’aliénation de la puissance sociale par le pouvoir politique (la fin de sa monopolisation par une partie de la société), et notamment la fin de l’Etat, l’auto-administration par la communauté sociale réunifiée de ses propres conditions matérielles et institutionnelles d’existence venant se substituer au gouvernement des hommes par les hommes ; la fin du droit et de la morale remplacés par une coutume réfléchie parce que faisant l’objet d’un débat permanent au sein de la communauté.

- Avec la suppression de sa base matérielle (l’appropriation privative des moyens de production et la division sociale du travail) et institutionnelle (la monopolisation de la puissance sociale), c’est la fin de la division de la société en classes, de la lutte des classes, par conséquent des classes elles-mêmes ; à commencer par la fin du prolétariat, dont l’affirmation révolutionnaire ne peut que coïncider avec son auto-négation non seulement comme classe opprimée mais comme classe sociale tout court.

« La condition de l’affranchissement de la classe laborieuse, c’est l’abolition de toute classe, de même que la condition de l’affranchissement du tiers état, de l’ordre bourgeois, fut l’abolition de tous les états et de tous les ordres. La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile. »

Mais c’est aussi la fin de la division de l’humanité en nationalités, ethnies, peuples, cultures, etc., opposés et rivaux. Le tout devant permettre l’institution de la communauté humaine universelle, la réalisation de la tendance à la communauté humaine, véritable sens du communisme qui s’est manifesté à différentes reprises au cours de l’histoire sous la forme de la recherche d’un monde où n’existerait ni propriété, ni frontière, ni loi, ni Etat, ni pouvoir en général pour séparer les hommes entre eux.

- La fin des idéologies : de la fausse conscience que les hommes prennent de leurs rapports à la nature et de leurs rapports entre eux, de l’opacité et de l’obscurité dans lesquelles les différents fétichismes ont jusqu’à présent plongé l’activité sociale des hommes, transparence rendue possible par la maîtrise acquise par les hommes sur leurs conditions matérielles et sociales d’existence. D’où : la fin de la religion, de la philosophie, de l’art même, mais aussi de la science, en tant que formes aliénées, partielles, séparés et abstraites de la conscience de soi de l’humanité, et la réalisation de leurs contenus (de leur charge d’utopie, de leur image-projet de l’accomplissement de l’humain) dans l’activité sociale pratique et quotidienne des hommes.

- Enfin la fin de l’historicité aveugle : basée sur des déterminismes mal maîtrisés, sur des volontés particulières et rivales (la lutte de l’homme contre l’homme), sur le hasard, soit la fin de la « préhistoire » de l’homme, de son « histoire naturelle ». Et l’avènement d’une histoire réellement humaine, d’une humanité maîtresse de son devenir véritable, c’est-à-dire de son devenir humain.

Et à côté de ces fins majeures, primordiales, Marx laisse entrevoir que le communisme en implique d’autres encore, secondaires, dérivées : celle de la division et de l’opposition entre villes et campagnes, celle de la famille, celle de l’individualité privée, etc.

      • b) La définition positive du communisme : la double version éthique et esthétique de l’homme total. La précédente définition négative du communisme laisse deviner une définition positive, puisque chacune des précédentes fins comprend sa contrepartie affirmative et constructive. Cette définition positive se déploie autour d’une image (plutôt que d’un concept), d’origine romantique, dont la dimension utopique est évidente : celle de l’homme total.

L’homme total, c’est pour Marx l’humanité se réappropriant la totalité de son développement historique, en mettant fin aux séparations, scissions, conflits et contradictions qui l’ont caractérisée et marquée jusqu’à présent, se réconciliant par conséquent avec elle-même comme avec la nature.

« Le communisme, abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation humaine de soi) et par conséquent appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme ; donc retour total de l’homme pour soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain, retour conscient et qui s’est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur (...) il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme (...). »

Plus précisément, dans quelques rares passages de son oeuvre, Marx a esquissé une double figure de l’homme total :

- Une figure éthique : l’homme total, c’est l’humanité se réconciliant avec elle-même, mettant fin à ses divisions et conflits (entre classes, peuples, nations, civilisations, etc.), instaurant le règne de l’égalité et de la fraternité universelles entre les hommes, de la pleine et entière reconnaissance réciproque des consciences, réalisant dans les rapports réels que les hommes entretiennent entre eux tous les idéaux, en partie illusoires et mensongers, proclamés jusqu’alors par le droit, la politique, la morale, la religion, etc.

- Une figure esthétique : l’homme total, c’est l’humanité se réconciliant avec la nature, avec une nature à la fois maîtrisée et domestiquée par le travail et la technique, mais aussi transformée de ce fait en objet de jouissance pour les hommes, en faisant du monde pratico-sensible (de l’environnement matériel des hommes, du local au planétaire) une ouvre d’art, renouvelée en permanence, dépassant aussi du même coup l’unilatéralité de l’art, sa coupure d’avec la vie réelle, lui permettant de se réaliser en elle. C’est donc à la fois l’humanisation de la nature et la naturalisation de l’homme, le dépassement de l’opposition entre corps et esprit, pensée et spontanéité, jouissance et réflexion, etc.

Le communisme apporte donc, selon Marx, doublement la vérité du/ sur le devenir historique de l’humanité. D’une part négativement, en mettant fin aux apparences, illusions, mensonges impliqués dans et par les multiples aliénations antérieures. D’autre part et surtout positivement, en restituant à l’humanité le contenu (jusqu’alors) aliéné de ses propres oeuvres, et en révélant du même coup que la production de l’homme de l’homme par lui-même a toujours constitué une totalité d’aspects, de moments, de niveaux, de dimensions, jusqu’alors séparés, maintenant précisément saisis et articulés dans leur unité essentielle en même temps que manifeste.

Pareille réappropriation par l’humanité du contenu concret de son propre développement historique (matériel, moral, spirituel), la réalisation de cette totalité humaine, Marx ne la conçoit pas comme intervenant seulement au niveau collectif, au niveau de la société dans son ensemble, qui se confondrait alors par hypothèse avec l’humanité. Il conçoit qu’elle se réalise aussi sur le plan individuel, et c’est même ce qu’il attend de plus positif et de plus exaltant de la part du communisme. Ce dernier devrait, en ce sens, créer un « homme nouveau », en permettant aux individus et aux individualités de s’accomplir totalement, de réaliser entièrement leurs possibilités d’existence, précisément par la réappropriation totale de l’infini contenu du développement historique de l’humanité.

C’est à ce titre, par exemple, que Marx fait du communisme la condition du plein épanouissement de l’individu.

« A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » Et réciproquement.

C’est à ce titre toujours qu’il attend du communisme qu’il abolisse toute division permanente des travaux et des fonctions, contraignant l’individu à se spécialiser sa vie durant dans la réalisation de tâches déterminées, l’enfermant par conséquent dans une sphère étroite d’occupations et de préoccupations, le coupant ainsi de la totalité humaine et de son mouvement. Dans une société communiste, au contraire, les individus pourront exercer de multiples activités, socialement utiles et nécessaires, sans être jamais contraints de se spécialiser exclusivement en l’une d’elles :

« En effet, du moment que le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut pas s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou Erreur ! Source du renvoi introuvable., et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c’est le contraire : personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir, de m’adonner à la critique après le repas, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »

Et c’est précisément parce que le communisme doit offrir la possibilité de dépasser la division sociale du travail, mettre fin par conséquent à la division et l’opposition entre travail matériel et travail immatériel, entre fonctions de conception et fonctions d’exécution, qu’on peut aussi attendre de lui d’une part qu’il mette fin au pouvoir politique en tant que tel, d’autre part et tout aussi bien qu’il réalise le contenu de l’art et de la philosophie dans la vie quotidienne elle-même.

  • C) Conclusion.

Il est temps de conclure cette première partie. Malgré sa longueur, elle n’est pas exhaustive, puisqu’elle laisse notamment de côté toutes les élaborations de Marx sur la fameuse période de transition du capitalisme ou communisme. Elaborations au sein desquelles sont discutées toutes les questions relatives aux conditions de possibilité (objectives et subjectives) de réalisation du projet communiste.

Le rappel précédent des principaux aspects de ce projet, tel qu’il a été conçu par Marx, suffit cependant à faire justice de la dénomination de communisme revendiquée par différents régimes nés de processus révolutionnaires (et contre-révolutionnaires !) à la périphérie du capitalisme développé (en Russie, en Chine, au Vietnam, etc.), ainsi que par les forces politiques qui se sont reconnues en eux. Quel que soit le jugement porté sur la nature sociale de ces régimes et sur leur destin historique, il est certain qu’ils n’ont rien à voir, de près ou de loin, avec des sociétés communistes ni même avec des sociétés en transition vers le communisme (comme le prouve au demeurant leur devenir le plus récent). Jugés à l’aune du projet communiste, ces régimes sont tout aussi condamnables que les régimes occidentaux. Autant dire qu’à ce jour, il n’y a eu par conséquent nulle société qui ait correspondu aux exigences de ce projet.

Mais précisément, n’est-ce pas reconnaître que ce projet est pure utopie, voire pur rêve ? Qu’il ne trouvera pas plus à se réaliser demain qu’il ne s’est réalisé hier ? En d’autres termes, le capitalisme n’est-il pas lui-même la fin de l’histoire, comme le vont répétant bon nombre d’anciens « communistes » revenus de leurs soi-disant illusions ?

Il conviendrait sans doute de déterminer les raisons pour lesquels le communisme ne s’est pas (encore) réalisé au cours du siècle écoulé, malgré la puissance des mouvements qui se sont mobilisés en sa faveur. Ce n’est pas la voie que je suivrai ici. Je m’interrogerai plutôt sur l’actualité du projet communisme, selon un double axe : en soulignant d’abord, dans une seconde partie, la nécessité actuelle du communisme ; en m’interrogeant ensuite, dans une troisième et dernières partie, sur les conditions actuelles de possibilité du communisme.



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