LA PUISSANCE DU COMMUNISME (IV)

dimanche 29 août 2010
popularité : 3%

QUELQUES PROPOSITIONS STRATEGIQUES.

Ainsi, les développements récents du capitalisme ont-ils fait mûrir les conditions objectives du communisme ; tout en compromettant, simultanément, certaines de ses conditions subjectives parmi les plus importantes. Si, en dépit de son simplisme apparent, cette conclusion possède une certaine pertinence, elle autorise la conclusion suivante : la tâche essentielle du mouvement révolutionnaire consiste aujourd’hui à reconstituer un moment subjectif à la mesure des possibilités objectives contenues dans le développement actuel du capitalisme.

C’est le sens des propositions suivantes. Puisqu’il s’agit, en un sens, de refonder le mouvement révolutionnaire, j’articulerai ces propositions autour des trois pôles traditionnels de ce mouvement : son sujet, son projet et son trajet. J’ajouterai encore que ces propositions n’ont aucune prétention à l’exhaustivité et je suis parfaitement conscient de leur insuffisance voire de la faiblesse de certaines d’entre elles. Je les livre, comme le restant de mon analyse, à la discussion collective et à la critique de chacun. Mon plus vif souhait est qu’elles stimulent l’une et l’autre.

A) La question du sujet.

Comment (re)transformer aujourd’hui le prolétariat en une force sociale, qui plus est en une force possédant un potentiel révolutionnaire ?
Autrement dit, comment (re)donner au prolétariat une capacité d’infléchir, voire de briser, la dynamique du capitalisme au niveau même où celle-ci se déploie aujourd’hui, à savoir le niveau mondial ? En un mot, comment permettre au prolétariat de dépasser les divisions et contradictions qui le marquent à ce niveau et que j’ai signalées plus haut ? Telle est la question décisive aujourd’hui.

La réussite d’une pareille tâche ne pourra être qu’une oeuvre de longue haleine. Mais par où commencer ? Sur quoi prendre appui dans l’existant ? J’avoue avoir peu d’idées pertinentes sur la question. Je me contenterai de deux suggestions.

1. Le combat doit (re)partir de ce qui fonde, aujourd’hui comme hier, le pouvoir du capital, à savoir son exploitation et sa domination du travail, son appropriation du procès de travail, donc des conditions de travail et d’existence qui en résultent pour les travailleurs. Mais en tenant compte du fait que l’organisation de ces conditions par le capital se fait aujourd’hui d’emblée au niveau mondial.

Il faut donc s’appuyer, en premier lieu, sur les structures syndicales, locales, nationales ou internationales, mais pour les ouvrir précisément sur la dimension mondiale. Autrement dit, savoir qu’il s’agit pour elles d’organiser l’affrontement entre capital et travail d’emblée à ce niveau. Même pour les questions les plus élémentaires, comme celles concernant les conditions de travail ou les salaires.

C’est notamment le cas dans les branches d’ores et déjà les plus internationalisées et, plus encore, dans les entreprises qui possèdent une structure multinationale. Dans ces dernières, toute action (par exemple une grève), même lorsqu’elle vise un objectif seulement local ou national, doit d’emblée pouvoir disposer de relais au sein de tous les autres établissements de l’entreprise, au sein du même Etat comme à l’étranger. Ce qui implique que les structures syndicales locales et nationales renforcent leurs relations, y compris organisationnelles, avec l’ensemble des autres structures opérant dans l’entreprise (ou même la branche) considérée.

Ce qui naguère paraissait difficile sinon même utopique est aujourd’hui à porter de mains. Aussi bien du fait du développement des moyens de télécommunication (dont l’Internet) ; que du fait de la diffusion des connaissances (maîtrise des langues étrangères, connaissance de la situation sociale et politique dans les Etats étrangers, perception grandissante de l’interdépendance des diverses situations nationales, etc.).

2. Les structures syndicales (existantes ou à développer) ne sont cependant pas les seuls points d’appui qui s’offrent à l’effort visant à la (re)constitution de l’unité du prolétariat sur le plan mondial. Pareil effort trouvera aussi, plus largement, à s’appuyer sur tous les mouvements sociaux à dimensions internationales qui s’en prennent d’ores et déjà à certains aspects de la domination du capital au delà du procès de travail et de production strictement dit. Notamment :

- les embryons de mouvement international de chômeurs ou d’exclus qui ont pris forme dans le cadre des marches européennes contre le chômage qui se sont déroulées au cours de ces dernières années ;
- les mouvements contestant les formes actuelles de mondialisation néo-libérale et d’hégémonie du capital financier, qui ont pris l’habitude de manifester ensemble lors des réunions du G7 ou de l’OMC, dont le principal (tant par son audience, le nombre de ses adhérents que par la structuration internationale qu’il est en passe de se doter) est ATTAC ;
- les mouvements écologistes qui ont déjà une longue tradition d’organisation de campagnes et de luttes contre certains groupes capitalistes particulièrement écocides (les pétroliers par exemple) et contre les Etats les soutenant sur le plan international ;
- enfin les mouvements féministes qui, au cours des dernières décennies, ont également commencé à se structurer sur le plan mondial et à faire écho des conditions misérables d’existence de la plus grande part du prolétariat mondial, les femmes y comptant toujours parmi les moins bien lotis mais y étant aussi souvent au coeur de l’organisation des mouvements populaires de résistance et de lutte.

Certes, « tout ce qui bouge n’est pas rouge ». Autrement dit, ces différents mouvements sont par définition traversés de courants divers, tous ne sont pas anticapitalistes ni a fortiori favorables à la perspective communiste. La participation à ces mouvements doit donc s’envisager dans la perspective d’une lutte plus générale du prolétariat (et de ses organisations représentatives) pour conquérir et établir son hégémonie au sein des mouvements populaires ; par conséquent dans la perspective d’alliances de classe. Il ne peut être ici question de poser plus précisément ces questions encore moins de les résoudre. Je voulais tout simplement en signaler l’existence.

B) La question du projet.

Par projet, j’entends ici quelque chose de plus vaste mais aussi de moins déterminé (précis) que la classique notion de programme. Disons qu’il s’agit d’un ensemble d’objectifs de lutte qu’il faut se proposer de poursuivre. J’en retiendrai trois ici :

1. Travailler tous, travailler moins, travailler autrement, les trois aspects de cet objectif étant indissociables. L’enjeu est ici triple :
- En premier lieu, en luttant contre la fragmentation mortelle du prolétariat engendrée par le chômage et la précarité, il s’agit de reconstituer l’unité et l’identité de la classe dans et par la participation de tous ses membres au procès de travail et de production.
- En second lieu, il s’agit de tirer parti des immenses possibilités qu’ouvre l’automatisation du travail, que ce soit en termes de réduction du temps de travail (sur la journée, la semaine, l’année ou l’existence entière) ; ou de requalification de la force de travail de l’immense masse des travailleurs dans la perspective d’un dépassement de la division entre travail manuel (ou d’exécution) et travail intellectuel (de direction, d’organisation et de conception), que la réduction du temps de travail rendra par ailleurs possible.
- En troisième lieu, et plus fondamentalement encore, en poussant l’automation des procès de travail à bout par la réduction continue du temps de travail, il s’agit à la fois d’ouvrir la perspective d’un dépassement du système de production régi par la loi de la valeur ; et de réaliser, en définitive, le vieux rêve humain de la « fin du travail », de d’abolition du « règne de la nécessité », tâche en même temps que condition du communisme. Rêve que le capitalisme pervertit pour l’instant en cauchemar sous la forme du développement massif du chômage et de la précarité.

2. L’institution d’un revenu social garanti. Ce revenu doit être assuré à tout individu en contrepartie de sa participation au procès social de production. Cette institution est doublement nécessaire :
- Dans l’immédiat, il s’agit de lutter contre la marginalisation, voire l’exclusion sociale, dont sont victimes les chômeurs de longue durée ; et contre la précarité des conditions d’existence qu’implique les formes « atypiques » d’emploi : travail à temps partiel, contrat à durée déterminée, missions d’intérim. En un mot : tous les membres de la « surpopulation relative ».
- A plus long terme, il s’agit de déconnecter le revenu de la durée du travail, dès lors que celle-ci ira diminuant et prendra la forme d’une participation irrégulière au procès social de production. L’institution d’un tel revenu social garanti procédera d’une extension de la socialisation du revenu déjà initié par le capital dans le cadre du salariat, sous forme du salaire indirect. Elle prendra tout simplement acte du degré de socialisation de la production et du degré de substitution du travail mort au travail vivant, autrement dit du degré de développement des forces productives de la société, désormais en mesure de garantir à l’ensemble de ses membres la couverture de ses besoins au moins les plus élémentaires.
Ce revenu social ne sera donc plus mesuré par la quantité de travail fourni par l’individu (comme dans la production marchande simple), ni même par les exigences de la reproduction de sa force de travail (comme dans le régime du salariat - en ce sens, il ne s’agirait donc plus d’un salaire), ni a fortiori par le minimum nécessaire à la survie (comme dans les différentes formules actuelles de revenu minimum), mais par le degré de développement de la productivité du travail social tout entier. En un mot, il s’agit d’instituer comme règle de répartition du fonds social de consommation le principe communiste « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Le droit de chacun à un tel revenu doit être conçu comme la contrepartie de sa participation au procès social de production, de son devoir de prendre sa part de l’effort collectif en vue d’assurer les conditions matérielles et institutionnelles de la reproduction de la société.

3. Exiger un emploi pour tous tout en permettant de chacun de travailler moins, comme exiger un droit inaliénable pour chacun de puiser (sous certaines conditions) dans le fonds commun social des moyens de consommation individuels ou collectifs, conduit à réorienter la production sociale : à produire autrement et autre chose.
L’enjeu est ici encore double :
- Il s’agit, d’une part, de rompre avec la logique du productivisme inhérent à l’économie capitaliste, dont les dégâts écologiques et sociaux sont aujourd’hui patents et considérables, comme j’ai eu l’occasion de le signaler.
- Il s’agit, d’autre part, d’avancer sur la voie d’une maîtrise de ses propres forces productives par l’ensemble de la société (et d’abord par les producteurs), aujourd’hui aliénées par le mouvement du capital.

Autrement dit, il s’agit pour le mouvement ouvrier de cesser de ne s’intéresser qu’à la manière de répartir la richesse produite, pour se mêler de près de toutes les questions concernant les manières de produire et de consommer cette richesse, donc de tout ce qui concerne le contenu et le sens même de l’acte de production. A lui de défendre une réorganisation et une réorientation de cet acte en fonction d’exigences :
- d’ordre écologique : pour préserver les conditions naturelles d’existence de l’espèce humaine ;
- d’économie de travail : pour reproduire les forces productives de la société au moindre coût en termes de temps de travail et d’usure de la force de travail ;
- d’utilité sociale : il s’agit de déterminer par une procédure démocratique, ouverte aux usagers et consommateurs comme aux producteurs, les besoins individuels et sociaux à satisfaire en priorité ;
- d’ordre organisationnel : il s’agit de favoriser le processus de déconcentration et de décentralisation de l’appareil productif, de manière à en rendre possible l’autogestion par les producteurs, les populations avoisinantes et les consommateurs ;
- de coopération internationale : il s’agit de privilégier le développement des modes de produire et de consommer qui, non seulement ne constituent pas une entrave, mais encore créent des conditions favorables au développement de l’ensemble des peuples et nations de la Terre.

C) La question du trajet.

Pour conclure, je dirai quelques mots de la manière dont ces luttes doivent être menées, de la perspective stratégique dans laquelle elles s’inscrivent.

1. Pour des raisons multiples sur lesquelles je ne peux pas revenir ici, je propose que cette perspective tourne le dos à la stratégie étatique, voire étatiste, que le modèle dominant du mouvement ouvrier a suivi depuis la fin du siècle dernier. La réalisation des objectifs précédents nécessitent au contraire la construction de ce que j’appelle des contre-pouvoirs, c’est-à-dire des structures capables tout à la fois :
- d’impulser des pratiques alternatives, en rupture (à des degrés divers) avec ces deux médiations majeures de l’organisation capitaliste de la société que sont le marché et l’Etat (exemples : un plan alternatif d’embauche, un contre-plan de production ou d’organisation d’un service public) ;
- de servir de « noeuds » dans les réseaux militants, donc de passerelles entre l’ensemble des organisations (associations, syndicats, mouvements sociaux spécifiques, organisations politiques) opérant sur un territoire donné (commune, « bassin », région, etc.). Les Bourses du Travail du début du siècle en fournissent un exemple sous ce rapport ;
- de se fédérer de manière à étendre continûment le champ de la dissidence sociale par rapport au marché et à l’Etat ;
- de préparer l’inévitable affrontement violent avec les Etats, par un incessant travail d’auto-organisation de la société destiné à les délégitimer, à les court-circuiter, à les neutraliser.

2. C’est sur la base de la constitution de tels contre-pouvoirs, d’abord locaux et partiels, puis de leur fédération progressive en un contre-pouvoir à l’échelle de la société toute entière et de l’ensemble des activités sociales, que l’on peut espérer initier des pratiques de réappropriation, par les masses populaires, de la gestion de l’ensemble des affaires collectives, ce qui n’est pas autre chose en définitive que le communisme tel que je l’ai défini plus haut. Dans une telle stratégie de contre-pouvoir, on peut distinguer en gros trois étapes.

1re étape : elle se caractérise par des pratiques partielles et locales de contre-pouvoir. Celles-ci peuvent prendre appui sur :
- l’autogestion par les travailleurs de leurs luttes, dans le travail aussi bien qu’hors du travail, permettant leur auto-organisation progressive en réseaux autonomes fédérant des collectifs de base (dans les entreprise, les quartiers, les localités) ;
- le déploiement de « logiques alternatives », dans le travail aussi bien qu’hors du travail, opposées à la logique capitaliste. Ces logiques se développeront sous la forme de projets alternatifs (ou contre-projets) élaborés, imposés et mis en oeuvre par les travailleurs eux-mêmes, allant dans le sens d’une réappropriation de leurs conditions sociales d’existence et plus largement de la prise en charge de l’ensemble de la praxis sociale. On veillera à ce que ces projets ne visent pas à améliorer seulement la situation immédiate des travailleurs, mais aussi le rapport de forces global en leur faveur.

2e étape : elle se caractérise par la multiplication et la coordination de ces pratiques de contre-pouvoir, donc par leur extension à plus vaste échelle (celle de branches entières, ou de « bassins d’emploi », de régions, voire de nations ou de groupes de nations). Le contre-pouvoir prolétarien s’affirme alors progressivement comme une force sociale et politique au niveau de la société entière, capable non seulement d’imposer à la classe dominante des transformations sociales majeures (des réformes « radicales ») mais encore de rendre crédible la perspective d’une « rupture » avec le capitalisme, en renversant le rapport de forces en faveur du prolétariat.

A travers ce processus, le prolétariat doit chercher à se constituer en société alternative ou contre-société (et non plus seulement en contre-Etat, comme dans le modèle social-démocrate du mouvement ouvrier), en élargissant sans cesse les « espaces de liberté » ainsi conquis dans et contre la société capitaliste, en prenant appui en particulier sur l’existence de réseaux denses de coopératives de production et de consommation, sur des mouvements sociaux gérant des pans entiers de la vie économique et sociale (par exemple les équipements collectifs et les services publics), sur des associations favorisant une expression culturelle autonome du prolétariat, tous donnant l’exemple de ce que peut être une société s’auto-organisant et s’autogérant.

Il se crée ainsi progressivement une situation de double pouvoir au sein de la société : en face du pouvoir séparé du capital, et notamment de l’Etat, se dresse désormais le contre-pouvoir prolétarien né de la réappropriation et de la gestion démocratique de certains au moins des rouages de la vie sociale. Situation en définitive instable et transitoire, qui ne peut déboucher que sur une crise révolutionnaire... ou sur une contre-révolution, dans la mesure où elle pose très concrètement la question générale du pouvoir au sein de la société.

3e étape : Cette situation de double pouvoir fait apparaître ce qui reste de pouvoir capitaliste, et d’abord l’appareil d’Etat, comme un obstacle essentiel à la réalisation des projets et des aspirations populaires, donc comme un obstacle à abattre. Et réciproquement, le contre-pouvoir prolétarien est devenu pour la classe dominante une menace mortelle. Dès lors, l’affrontement violent entre eux est devenu inévitable. Et seul un pareil affrontement peut parachever le processus révolutionnaire.

La « rupture » révolutionnaire est ainsi le moment où le contre-pouvoir prolétarien parvient à démanteler l’appareil d’Etat pour se substituer à lui dans la gestion générale de la société. Cette « rupture » avec le capitalisme aura été préparée par une lente et patiente reconquête par les forces prolétariennes de la maîtrise sur leurs conditions sociales d’existence, dans le travail aussi bien qu’hors du travail ; par un long et sans doute difficile apprentissage de l’auto-organisation dans les luttes, de la démocratie directe, de l’autogestion de la vie sociale ; par un processus ininterrompu d’« expérimentation sociale », avec ce qu’il implique de tâtonnements, d’essais et d’erreurs rectifiés, permettant l’enrichissement de la conscience de classe, le renforcement du désir d’autonomie individuelle et collective ainsi que de la conviction de la possibilité de fonder sur cette dernière une réorganisation globale de la société. En un mot, la « rupture » avec le capitalisme aura ainsi été précédée et préparée par la maturation d’un contre-pouvoir prolétarien, se renforçant, tant objectivement que subjectivement, au rythme des concessions, réformes, ruptures partielles obtenues par ses luttes contre le pouvoir capitaliste.

Et l’on saisit aussitôt que cette « rupture » révolutionnaire n’a rien à voir avec l’action putschiste d’une minorité de « révolutionnaires professionnels » s’auto-proclamant et s’auto-instituant en direction du processus révolutionnaire, dans un rapport « substitutiste » aux masses. Elle est au contraire l’acte qui couronne la réappropriation collective par les travailleurs de la capacité à diriger et organiser la société, au terme d’un processus qui aura vu se développer de pair leur pouvoir, leur autonomie et leur conscience.

Alain Bihr
5 mars 2003



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur