LE MARX DU GENERAL INTELLECT

mardi 26 octobre 2010
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Avec Jacques Wajnsztejn, Jacques Guigou et leur « Révolution du capital », nombre d’entre-nous avons fait connaissance avec le « Fragment sur les machines », court passage d’un ouvrage de Marx, les « Grundrisse », et avec la notion de « General Intellect », là seulement abordée.
« Dans ce bref texte, disions-nous, Marx dégage une nouvelle « abstraction réelle », le General Intellect », c’est-à-dire le savoir objectivé dans le capital fixe, et particulièrement dans le système automatique des machines. »

LE TRAVAIL CONCRET N’EST PLUS QUUNE BASE MISERABLE

Pour leur part, Wajnsztejn et Guigou ajoutaient encore : « Dans le cadre de ce développement, le temps de travail concret n’est plus qu’une « base misérable » pour la mesure de la valeur.

« Il s’ensuit, poursuivaient-ils, que l’origine de la crise n’est plus imputable aux disproportions inhérentes à un mode de production fondé sur le temps de travail ( validité de la loi de la valeur-travail, loi de la baisse tendancielle du taux de profit, soit le marxisme comme science ) mais à une contradiction spécifique entre d’un côté un procès de production qui inclut de plus en plus de techno-science dans ses forces productives, et de l’autre, une unité de mesure de la richesse sociale qui correspond encore au stade où c’était la quantité de travail vivant mise en oeuvre qui était moteur du processus d’ensemble. »

Ils continuaient encore : « L’élargissement de cet écart conduirait, selon Marx, à l’écroulement d’une production basée sur la valeur d’échange, et donc au communisme. »

Il m’est apparu utile de « revenir » sur ce raccourci théorique qui a fait l’objet de multiples travaux, dont certains bien polémiques.

J’ai choisi pour ce faire de donner successivement la parole, l’écrit en l’occurrence, à plusieurs de ces théoriciens. Bien évidemment, il s’agit d’extraits de leurs travaux, aussi significatifs et brefs que possible, tout en demeurant compréhensibles, et chacun pourra facilement retrouver les textes complets, et bien d’autres encore, pour satisfaire leur juste curiosité et compréhension.

JEAN-MARIE VINCENT
LES AUTOMATISMES SOCIAUX ET LE « GENERAL INTELLECT »

Marx le constatait déjà il y a plus d’une centaine d’années dans les « Grundrisse », le travail sous sa forme immédiate ( celle du rapport direct à l’objet, à l’instrument et au produit du travail ) cède de plus en plus de terrain devant des formes médiates d’activité productive.

Il y a, certes, toujours beaucoup de travailleurs qui utilisent ou servent des systèmes de machines ( voire d’instruments ) encore peu élaborés, mais la réalité la plus dynamique au niveau des flux de production est représentée par des chaînes et des réseaux de travaux intellectualisés qui se co-pénétrent et se complètent en des modalités souples d’actualisation.

Dans un tel contexte la forme valeur elle-même se métamorphose. Elle devient de plus en plus la forme valeur du travail intellectuel abstrait. La force de travail intellectuel produite dans et hors la production est absorbée comme une marchandise par le capital qui se l’incorpore pour donner de nouvelles qualités au travail mort : flexibilité, rapidité de déplacement, auto-transformation permanente.

La production matérielle et la production de services ont de plus en plus besoin d’innovations et sont par suite de plus en plus subordonnées à une production croissante de connaissances qui deviennent des marchandises et du capital...

La production capitaliste se manifeste toujours comme le jeu d’un immense automate social, mais elle est dotée maintenant d’un « general intellect » pour reprendre la terminologie de Marx, c’est-à-dire d’une intelligence plurielle, multiforme, en mutation permanente sans laquelle elle s’effondrerait... 

PAOLO VIRNO
TRAVAIL IMMATERIEL ET CAPITALISME COGNITIF

Que soutient Marx dans le « Fragment » ? Une thèse fort peu « marxiste » : le savoir abstrait – le savoir scientifique en premier lieu mais pas seulement – tend à devenir, en vertu précisément de son autonomie par rapport à la production, ni plus ni moins que la principale force productive, reléguant dans une position marginale le travail parcellisé et répétitif.

Il s’agit du savoir objectivé dans le capital fixe, qui s’est incarné ( ou mieux est devenu fer ) dans le système automatique des machines.

Marx recourt à une image assez suggestive pour désigner l’ensemble des connaissances abstraites qui, tout à la fois, constituent l’épicentre de la production sociale et organisent tout le contexte de la vie : il parle de general intellect, d’un « cerveau général ».

La prééminence tendancielle du savoir fait alors que le temps de travail n’est plus qu’une « base misérable » : désormais l’ouvrier se situe à côté du procès de production, tout en étant l’agent principal.

Ce que l’on appelle loi de la valeur, la valeur d’une marchandise étant déterminée par le temps de travail qui lui est incorporé – que Marx considère comme l’architecture des rapports sociaux actuels – est cependant érodé et réfuté par le développement capitalistique même.

Le capital n’en continue pas moins imperturbable, à « mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées à l’aune du temps de travail ».

C’est sur ce point que Marx avance une hypothèse très différente de celle qu’il expose dans d’autres textes et qui sont les plus connus.

Dans le « Fragment sur les machines », l’origine de la crise n’est plus imputé aux disproportions inhérentes à un mode de production réellement fondé sur le temps de travail concédé par les individus...

C’est au contraire la contradiction déchirante entre un procès de production qui s’appuie désormais directement et exclusivement sur la science, et une unité de mesure de la richesse qui coïncide encore avec la quantité de travail incorporée dans les produits, qui apparaît aujourd’hui au premier plan.

L’élargissement progressif de cet écart conduit, selon Marx, à « l’effondrement de la production basée sur la valeur d’échange » et, donc, au communisme. »

RICCARDO D’ESTE
QUELQUE CHOSE

Le General Intellect, du moins dans son acception marxienne, exprimait une intelligence et un savoir diffus et généraux, une connaissance qui, de même que la force de travail, était soumise aux règles du capital et donc de la production.

Le General Intellect, en somme, n’est rien d’autre que le force de travail cognitive et mentale, rendue abstraite mais, en même temps, absorbée par le processus de développement du système de production capitaliste.

Cela a sans doute été vrai tant qu’il y a eu une production capitaliste effective vue comme capacité de parcours innovateurs, bien qu’ils soient fondés sur l’exploitation matérielle et intellectuelle.

Désormais, cela n’a plus guère de sens car la production, tout en se maintenant bien sûr, s’est transformée essentiellement, d’un côté, en reproduction et, de l’autre, en administration.

Le General Intellect, en exprimant des capacités créatives collectives, même soumises et expropriées, pouvait être un point de référence, ou tout simplement un levier pour une transformation radicale.

En d’autres mots, la réappropriation de cette intelligence collective pouvait signifier un renversement de rapports sociaux.

Aujourd’hui, les choses ne sont plus ainsi : à l’époque de la reproduction c’est tout simplement la fonction, naturellement à un taux élevé d’interchangeabilité, qui est fondamentale, et non plus l’intelligence collective déjà incorporée dans l’être inorganique ( le capital ).

Tout autre, et bien plus dramatiquement radical, est le terrain sur lequel se joue et se jouera le match.

Ainsi la prétention de réduire ce qui a été défini comme General Intellect aux capacités technologiques ou « scientifiques » des individus ou des groupes, et d’en attendre une espèce de « nouvelle avant-garde » est ridicule : ces intelligences sont désormais asservies à la machine, avec une singulière inversion de la fonction de prothèse, et ses porteur réduits à des reproducteurs, quand bien même de haut niveau, de l’existant... »

JEAN MAX NOYER
VERS UNE NOUVELLE ECONOMIE POLITIQUE DE L’INTELLIGENCE

Tous ces facteurs font que « la partie la plus décisive du capital fixe est maintenant ce que l’on peut appeler le capital cognitif- informationnel, c’est-à-dire un capital à très haute technicité qui détruit et innove avec une très grande rapidité et ne connait pratiquement plus de frontière à l’échelle de la planète.

De plus, nous sommes là confrontés à la montée hégémonique de ce que Marx avait identifié comme « Intellectualité de Masse » ( General Intellectuel : in « Grundrisse » )...

Ce qui est en jeu à présent, c’est le contrôle des processus de production/circulation/consommation des techné, des connaissances.

Ainsi, bien que la lutte pour la maîtrise des instances de définition ( légitimation des savoirs ) soit encore très ouverte, les acteurs-réseaux dominants techno-économiques ne contrôlant pas tous les centres et modes de recherche, tous les systèmes et modes de formation, ils font basculer à leurs aunes des milieux de plus en plus vastes en jouant sur un certain nombre de mécanismes, sur la marchandisation et la valorisation des connaissances et des technologies...

Régler les flux de savoirs sur les flux financiers, informationnels, telle semble être à présent la devise radicale. La recherche d’une telle adéquation, périlleuse, paradoxale, est pourtant volcanique et pourrait conduire à reposer plus vite qu’on ne le croît la question des fins, de la gestion des passions se nouant, se dénouant sans cesse autour de la maîtrise de l’appropriation/diffusion des connaissances, des moyens de pilotage sémiotiques qui conviennent aux « sociétés ouvertes ».

Pour reprendre les termes de J.M. Vincent, « il faut vendre des connaissances, il faut rentabiliser les formations, c’est-à-dire respecter les contraintes dictées par le capital cognitif-informationnel. Les techniques doivent être opératoires non seulement du point de vue de leur effectivité matérielle ou informationnelle, mais aussi du point de vue de leurs effets sur la reproduction élargie du capital et des relations de valorisation elles-mêmes. La production et la transmission des connaissances tendent aussi à devenir a-théoriques, c’est-à-dire à ne pas poser de questions sur elles-mêmes et sur ce qu’elles font. »

OLIVIER BLONDEAU
GENESE ET SUBVERSION DU CAPITALISME INFORMATIONNEL

Dans un des articles de la « pensée Linux » intitulé « La Cathédrale et Le Bazar », Eric S. Raymond relate le cheminement qui l’a conduit, en tant qu’informaticien, à s’intéresser à Linux et au logiciel libre jusqu’à en devenir un de ses principaux promoteurs...

Eric S. Raymond oppose radicalement deux modes de développement de logiciels dont le code source est public : le « style cathédrale » et le « style bazar ».

Le « style cathédrale » s’inscrit dans la logique traditionnelle de la division technique du travail, de sa planification et de son organisation rationnelle, qui privilégie l’approche centralisée et hiérarchisée. Dans cette conception, les logiciels doivent être conçus comme des cathédrales soigneusement élaborées par des sorciers isolés ou des petits groupes de mages travaillant à l’écart du monde.

La production est ici sérielle : l’ingénieur élabore, le développeur développe et le consommateur consomme. Le cycle de développement traditionnel d’un logiciel part d’un prototype, qui aboutit à une version Alpha. Le travail des informaticiens consiste alors à supprimer le maximum d’erreurs de cette version pour arriver à une version Bèta qui sera testée par des personnes proches de l’entreprise. Le produit débogué deviendra la version Gold, version stable et commercialisable.

Cette forme de développement est économiquement particulièrement longue et coûteuse : « Dans la programmation, les bugs et les problèmes de développement représentent des phénomènes difficiles, ennuyeux, insidieux et profonds.

Il faut à une poignée de passionnés des mois d’observation minutieux avant de bien vouloir se laisser convaincre que tous les bogues ont été éliminés. D’où les longs intervalles séparant les mises à jour.

Avec le « style bazar », la communauté Linux ne propose rien de moins que de « paralléliser ce cycle de production à partir de ce que Raymond appelle la « Loi Linux » : étant donné un ensemble suffisamment grand de béta-testeurs et de co-développeurs, chaque problème sera rapidement isolé, et sa solution semblera évidente à quelqu’un.

L’idée est donc de distribuer rapidement une version ouverte du logiciel et d’impliquer un nombre important d’utilisateurs dans le travail d’amélioration du produit.

La parallélisation, désarticulant les temporalités et les espaces de production, est l’occasion de revenir sur le concept d’espace public de coopération dans lequel « la présence de l’autre est à la fois instrument et objet du travail », selon l’expression de Paolo Virno.

L’ensemble de ce texte explique en effet qu’un des éléments essentiel du cycle de production ainsi conçu, moins que l’idée en elle-même, est cette « présence de l’autre. »

Cette présence, dépouillée de toute forme de dépendance et de hiérarchie, n’est plus une abstraction consubstantielle à la marchandise mais la condition même de l’acte de production.

Peut-on encore, dans ces conditions, parler de marchandise et de produit ?
En tant que finalité objective, c’est-à-dire comme valeur d’usage possédant une forme distincte des producteurs et pouvant circuler dans l’intervalle entre production et consommation, la version définitive de Linux ou d’un quelconque autre logiciel n’existe pas, ne peut théoriquement pas exister.

La marchandise devient en quelque sorte une abstraction métaphysique.
L’acte de production s’objectivise non pas dans le produit du travail, ni valeur d’échange, ni valeur d’usage, mais bien dans cet espace public de coopération posant la maîtrise collective comme finalité de l’activité.

PATRICK DIEUAIDE ET CARLO VERCELLONE
REVENU MINIMUM ET REVENU GARANTI, MORT ET RESURRECTION DU DEBAT

Chez Marx, on ne trouve pas à strictement parler une réflexion à propos du revenu garanti, mais on trouve, dans Les Grundrisse plus exactement, une réflexion théorique et prospective sur les conditions qui le fondent socialement.

En effet, dans Les Grundrisse et notamment dans le chapitre intitulé « Fragment sur les machines », Marx trace les contours de rapports économiques et sociaux conduisant en tendance dans un au-delà du capitalisme.

Pour ce faire, il se place dans une perspective cherchant à comprendre comment le contenu de ces rapports peut émerger de l’antagonisme du rapport capital/travail.

Ainsi, Marx en vient à parler de « general intellect ».

A ses yeux, le « general intellect » désigne un stade de développement des sociétés où le niveau général des connaissances est devenu une force productive immédiate. Dans ce cadre, l’organisation sociale de la production repose sur une division du travail marquée par une implication des individus qui d’emblée revêt une dimension coopérative et collective.

Il en résulte une interdépendance généralisée des individus entre eux dans le cadre de laquelle l’estimation de la productivité du travail de chacun perd toute pertinence.

Aussi, poussant ce constat à son ultime conséquence théorique, Marx interprète cette étape de développement des sociétés comme un processus qui entérine l’extinction de la loi de la valeur.

« Dès l’instant, dit-il, où « dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cessera et devra cesser d’être la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange cessera d’être la mesure de la valeur d’usage. » ( Marx, 1968, p.306 ).

La pertinence de cette réflexion est d’autant plus forte aujourd’hui que la coopération sociale productive se développe dans des lieux et/ou institutions de plus en plus extérieures et autonomes par rapport à l’entreprise et jouera un rôle croissant dans la diffusion du savoir comme principale source de la valeur.

Ces transformations ont pour conséquence de rompre toute loi de proportionnalité entre effort individuel et rémunération.

Celles-ci, bien évidemment, ne sont pas sans répercussions sur les conditions de formation et de répartition des revenus dans la mesure où « la production croissante réalisée avec une dépense de travail ( direct, salarié, C.V., P.D.) décroissante ne pourra être distribuée que si elle donne lieu à une création et à une distribution de moyens de paiement correspondant à son volume et non à la valeur du travail dépensé » (Gorz, 1983, p.3 ).

En somme, le revenu distribué cesse d’être fonction de la quantité de travail fournie pour devenir fonction de la quantité de richesse produite que la société décide de produire. Comme le fait remarquer Gorz, « ce ne sont plus le travail et les travailleurs, mais la vie et les citoyens qui se trouvent devoir être rémunérés. » ( op. cité, p.35 ).

Bien évidemment, il vaut mieux terminer sur une vision offrant une meilleure perspective !



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