EN QUOI MARX S’OBSTINE-T-IL ?

mardi 2 novembre 2010
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C’est Jean-Marie Vincent qui le dit à sa manière, laquelle est forte et convaincante : « La pensée de Marx marque une césure dans l’histoire de la théorie : qu’on le veuille ou non, il y a un avant et un après Marx, et un après Marx qui ne veut pas et ne peut pas finir.
« Malgré l’effondrement du « socialisme réel » et la crise des organisations politiques qui revendiquent l’héritage de l’auteur du Capital, son oeuvre est toujours l’objet de controverses et d’affrontements récurrents au-delà des phénomènes de mode...
« La pensée de Marx dans son inachèvement et sa tension vers d’autres façons de théoriser dérange, déstabilise aussi bien ses adversaires que ceux qui veulent en être ses sectateurs.
« Elle n’est jamais au repos ou satisfaite d’elle-même, parce qu’elle pose des questions inhabituelles et qu’elle remet sans cesse en chantier ses propres élaborations. »

LA CONSCIENCE DE SOI ET LA DIVISION DU TRAVAIL

Jean-Marie Vincent indique que le jeune Marx est très tôt persuadé que la conscience de soi, même lorsqu’elle est débarrassée de son subjectivisme, ne peut pas ne pas être affectée en profondeur par la division du travail.
Pour Marx, dit-il, l’élévation de la pensée au-dessus du travail est elle-même liée à la différenciation des activités au sein de la société bourgeoise. La pratique théorique est dépendante des pratiques réelles qui rendent son exercice possible, et elle est forcément située dans le champ des forces sociales.
« C’est pourquoi, poursuit Jean-Marie Vincent, il n’est pas très pertinent d’attribuer au jeune Marx une conception restrictive du projet de critique de l’économie politique... Dès 1844, différents thèmes se croisent et s’entrechoquent, se complètent et se combattent en poussant la critique marxienne de l’économie bien au-delà d’une critique des seuls rapports économiques...

AU-DELA DE LA CRITIQUE DES SEULS RAPPORTS ECONOMIQUES

En même temps, dit-il, elle est une critique de l’économie comme lieu où se nouent et se cristallisent des relations sociales et des relations des hommes à eux-mêmes que Marx qualifie d’abstraites.
« D’emblée, cette réflexion se situe au-delà des discours sur l’injustice ou l’inhumanité du capitalisme, elle se fixe plutôt comme objectif de saisir ce qui constitue et caractérise le lien social...On ne peut pas se produire soi-même sans la société mais on doit aussi le faire contre elle. Il en résulte que la conscience de soi est elle-même abstraite et ne peut être qu’un support très problématique du travail théorique.
« Faire la critique de l’économie politique, c’est donc aussi dégager les conditions d’une critique efficace de la conscience théorique et de se donner les moyens de penser autrement... »

LES ANNEES 1857-1858, UN PALIER TRES IMPORTANT

Les années 1857-1858 vont constituer pour Marx un palier très important. Il le dit dans les « Grundrisse » : le travail, pour le capital, n’est pas au premier chef un donné anthropologique, mais une activité qui pose de la valeur, et qui en tant que telle, fait partie du Capital lui-même et se trouve entraînée dans ses mouvements.
« Le capitalisme, considère Jean-Marie Vincent, n’achète pas le travailleur ou son activité en général, mais une activité tout à fait spécifique du point de vue de sa valeur d’usage, une activité qui conserve et développe le capital.
« Autrement dit, le capitaliste achète la partie variable de son capital et entend bien que le travailleur s’adapte à cette incorporation en conditionnant lui-même sa capacité de travail en faisant abstraction de ce qu’il aimerait faire ou voudrait être.
« La capacité de travail ( force de travail ) n’est plus ainsi qu’un élément dans la circulation et la production du Capital avec lui-même dans ses différentes figures et dans ses différents mouvements.

LA SOCIALITE ET LA CIRCULARITE DU CAPITAL

Cela veut dire, explique Jean-Marie Vincent, que la société est dominée dans son fonctionnement et dans ses relations essentielles par la formation de la valeur et du capital, et que la socialité est la circularité du Capital.

« Aussi bien, poursuit-il, par rapport à la force productive générale des capitaux, l’habileté et l’intelligence pèsent-elles assez peu, comme le remarque Marx. C’est dans les machines et le machinisme, c’est-à-dire dans l’utilisation capitaliste de la technologie que se cristallise le savoir socialement apprécié et les savoir-faire. L’accumulation du savoir et des forces productives du cerveau social deviennent des propriétés du capital. Au sens fort du terme la réalité est posée par le Capital, elle est en quelque sorte le résultat de son être. Les formes de la valorisation dans leur mouvement ( marchandise, argent, prix, concurrence, capital, salaire ) s’affirment en conséquence comme les éléments formateurs des formes de vie pour les individus et les groupes.
« Les rapports quotidiens sont placés sous le signe des échanges marchands monétarisés, sous le signe des échanges avec les capitaux multiples et le Capital en général.
« Les rythmes de la vie sont scandés par les rythmes de travail, l’horizon vital est délimité par ce que l’on peut atteindre dans la concurrence et par l’argent dont on dispose. »

LES INDIVIDUS DANS LA CIRCULATION DES MARCHANDISES ET DES CAPITAUX

Aussi, dans la circulation des marchandises et des capitaux, les individus sont bien abstraitement égaux, en tant qu’échangeurs de valeur, mais par là-même indifférents les uns aux autres. Ils sont libres dans les échanges mais l’indépendance personnelle ne peut jouer que dans les espaces ouverts par les séries de dépendances objectives auxquelles tous sont soumis.

Il y a bien évidemment des résistances. Marx l’estime inévitable parce que le capital, laissé à lui-même, libère des forces terriblement destructives. Il y a ainsi des résistances contre l’allongement de la durée du travail, contre son intensification, contre la stagnation des salaires, etc...dans la sphère de la production. On découvre même des foyers de résistance dans la vie privée, notamment les relations familiales, les relations d’amitié, les relations affectives.

Ces relations constituent de fait autant de moyens de ne pas se laisser emporter ou submerger par l’indifférence et la froideur des rapports marchands...

L’AMBIVALENCE DES RESISTANCES

Jean-Marie Vincent considère toutefois qu’il ne faut pas se dissimuler que « ces multiples façons de résister sont ambivalentes dans la mesure où elles ne mettent pas directement en question les mouvements et les formes de valorisation, dans la mesure aussi où elles n’interdisent pas, et même présupposent, des processus d’identification aux rapports capitalistes, aux hiérarchies sociales qui en résultent, ainsi qu’aux rapports de pouvoir.
« On peut donc dire que les oppositions et les résistances au Capital ne sortent pas forcément de sa dialectique générale de sa mise en valeur et qu’elles peuvent même agir sur lui comme un aiguillon pour se transformer. »
C’est pour cela que Marx parle dans les Grundrisse « de la subsomption des hommes et de leurs relations sous la dynamique du Capital » et considère que « leur activité s’insère effectivement dans les mouvements du capital et dans les champs qu’il structure » et que les objets « qu’ils produisent ou consomment sont des objets formés ou préformés par le capital. »

SALARIES OU CAPITALISTES, LES PROCESSUS LES DEPASSENT

« Qu’ils soient salariés ou capitalistes, souligne Jean-Marie Vincent, importe peu, ils sont les supports de processus qui les dépassent... L’auto-développement du tout, c’est littéralement l’auto-développement du capital qui le garantit...
« La pensée qui veut laisser derrière elle le fortuit, le contingent, n’a apparemment d’autre ressource que de suivre les voies du Capital...Pour les individus le règne du Capital est en conséquence le règne de la schizoïde, d’une vie qui ne se vit pas dans la mesure où elle est éclatée, partagée entre des exigences et des expériences incompatibles.
« Tous les salariés soumis à l’exploitation subissent quotidiennement l’épreuve de la violence du capital, violence de leur incorporation dans le Capital, violence exercée sur leur corps et leur esprit dans la formation et la consommation productive de leur puissance de travail... »

L’AGRESSEUR ET L’AGRESSE

« Le capital agresseur, poursuit Jean-Marie Vincent, réussit ce tour de force de culpabiliser l’agressé, obligé le plus souvent de retourner contre lui-même et contre son entourage toute ou partie de la violence à laquelle il doit faire face.
« En même temps, l’assujetti au Capital, guetté à chaque instant par la dévalorisation ( de sa puissance de travail ou de ses possessions ) doit s’engager dans un combat pour la reconnaissance sociale, c’est-à-dire pour la valorisation de soi-même aux yeux des autres et à ses propres yeux...
« Pour la grande majorité, ce combat qui est marqué par des espoirs et des ambitions déçus, ainsi que par des renoncements successifs, est en fait sources d’humiliations sans fin. Il se termine dans la résignation et la recherche de substituts de réussite et de consolations plus ou moins illusoires. Pour évacuer la souffrance, les individus qui ne peuvent pas voir ce qu’ils font et ce qu’ils sont, parce qu’engoncés dans des subjectivités dissociées, doivent recourir à différentes formes d’évasion et de sublimation.
« Aussi, malgré l’accumulation sans cesse élargie de valeurs et de capitaux, l’individu de la société de la société capitaliste, comme le constate Marx dans les Grundrisse, est-il un individu pauvre, voire sans individualité. La société, paradoxalement, n’est pas composée d’individus, mais de rapports qui agissent par l’intermédiaire des capitalistes ou des travailleurs salariés. »

METTRE FIN AU SURCODAGE PAR LE CAPITAL

Aussi, par la suite, la transformation de la société implique que soit mis fin à cet état de chose et qu’apparaissent des individus universellement développés, mis en état d’actualiser leurs multiples connexions au monde ( nature et société ) en substituant leur socialité à celle du capital et à sa subjectivité monstrueuse.

« Cela veut dire entre autre, précise Jean-Marie Vincent, qu’il faut mettre fin au surcodage par le Capital et libérer les relations interindividuelles et entre les groupes grâce au décodage des flux et communications de la valorisation... »
Dans une lettre adressée à E. Lassalle, Marx explicite sa conception de la critique de l’économie politique : « Le travail dont il s’agit est une critique des catégories économiques où le système de l’économie bourgeoise est représenté de façon critique. C’est simultanément une présentation-exposition du système ( Darstellung ) et, par cette exposition, une critique de ce système...
« La représentation-exposition des formes de la valeur ne fait pas qu’épouser le mouvement de ses formes, elle en montre les relations d’absorption-capture, avec le monde du vivant, de la valeur d’usage et de la matérialité. »

LA NECESSITE DE LA CRITIQUE DE L’ECONOMIE POLITIQUE

Elle montre également que la dynamique des transformations de la valeur et du Capital suscite sans cesse des collisions qui nécessitent des réajustements : la valorisation peut alors faire place à la dévalorisation des capitaux, des marchandises et de la force de travail...
Cela signifie que dans sa tâche critique, l’exposition se doit de ne jamais en rester à la superficie, c’est-à-dire au niveau de la réalité économique et sociale qui fait paraître, et en même temps dissimule, le fonctionnement du Capital dans ses aspects contradictoires.

LE LIVRE I DU CAPITAL, UN SUCCES D’ESTIME...

Après les Grundrisse, en 1867, Marx réussit à publier le livre 1 du Capital et n’obtient qu’un succès d’estime, souvent fondé sur le malentendu et la méprise.

Pour Jean-Marie Vincent, « la nouveauté de cette critique de l’économie politique est si radicale que l’oeuvre n’est pas comprise. Le plus souvent on la prend pour ce qu’elle n’est pas, un traité d’économie politique, et on lui reproche volontiers son langage abscons. En général, on attribue à l’auteur du Capital une conception matérialiste de la valeur qui ramène celle-ci à une substance mesurée par le temps de travail, ce qui fait disparaître toute la complexité de l’élaboration marxienne. »

C’est notamment le cas de l’opposition entre travail concret et travail abstrait...
« Pour comprendre tout cela, poursuit Jean-Marie Vincent, il faut aller jusqu’au bout de l’exposition critique ( Darstellung ) pour lui permettre d’être une réalité concrète de pensée déconstruisant les généralités abstraites du Capital. Le travail dans ses manifestations immédiates, aveuglantes, doit être médiatisé, c’est-à-dire développé dans ses multiples déterminations pour ne pas être fétichisé. »

C’est loin d’être le cas et Marx est contraint de se démarquer de ce que deviennent ses élaborations sous la plume de vulgarisateurs « zélés ».

CONTRE LE CULTE DU TRAVAIL

Plus grave pour Marx est le cours que prennent les choses dans la social-démocratie allemande en formation. Il dit toute la colère que suscite chez lui le programme de Gotha pour l’unification des Lassaliens et des Eisenachiens ( Liebknecht, Bebel ). Il s’insurge notamment contre le culte du travail qu’il voit à l’oeuvre dans le texte. Il fait remarquer que le travail n’est pas le créateur de toutes les richesses et qu’il faut prendre en compte la nature. Il critique également avec une ironie amère la reprise dans le programme de la notion lassalienne des droits des salariés au produit du travail, car cela revient à gommer les aspects sociaux les plus essentiels du travail et à réduire la théorie de la valeur à une théorisation de type ricardien...

De façon significative, ces protestations de Marx ont peu ou pas d’effet, et il lui faut se résigner à voir ses critiques mises sous le boisseau pour une assez longue période.

ENGELS JOUE SA PROPRE PARTITION

« Au cours de cette période, poursuit J. M. Vincent, Engels appuie le plus souvent Marx contre les bêtises ou les âneries des dirigeants social-démocrates, pour reprendre là quelques propos peu amènes proférés par l’auteur du Capital. Mais l’on ne saurait parler d’une identité des positions entre eux malgré l’étroitesse de leur collaboration et la profondeur de leur amitié. Engels est un second violon ( pour reprendre sa propre expression ) qui joue sa propre partition et de façon très originale. Il ne répète pas Marx, il l’interprète et l’adapte à ses propres conceptions...
« Après la mort de Marx, les divergences vont s’approfondir, alors même que Engels se veut fidèle exécuteur testamentaire et se dépense sans compter pour publier les livres II et III du capital... »

Jean-Marie Vincent les met clairement en évidence sur des problèmes essentiels et souligne la sous-estimation par Engels de la portée et des enjeux des problèmes de la transformation des valeurs en prix de production. Avec d’autres, Jean-Marie Vincent montre que Marx ne considère pas les valeurs comme des fictions théoriques ou même des hypothèses scientifiques utiles, mais bien comme des déterminations essentielles du Capital.

PAS DE CAPITAL SANS FORCE DE TRAVAIL

« Il ne peut en effet, continue Jean-Marie Vincent, y avoir de renouvellement ou de reproduction élargie du Capital s’il n’y a pas des processus de création de valeur, c’est-à-dire sans une utilisation massive de la force de travail, c’est-à-dire de journées de travail pour produire des valeurs nouvelles comprenant du surtravail ( ou de la survaleur ).
« Certes, la création de valeur, comme liaison indestructible entre le capital et la journée de travail dans leur dynamique de métamorphose en travail abstrait ( et en survaleur ) n’est pas visible, mais elle produit des effets que l’on ne peut circonscrire.
« Plus exactement, elle est une médiation en acte, une différenciation du Capital d’avec lui-même qui se manifeste dans un premier temps comme intériorisation, c’est-à-dire comme mouvement d’incorporation. »

LA REPARTITION DE LA PLUS-VALUE

Toutefois cette exploitation totale du travail par le Capital total, pour reprendre les termes de Marx, ne peut suffire au Capital, il lui faut compléter l’incorporation par l’extériorisation, c’est-à-dire par la réalisation de la plus-value et sa propre réalisation. La survaleur ou plus-value, produite socialement est, par ces mouvements, répartie proportionnellement aux capitaux engagés ( capital constant plus capital variable )...

« Dans le procès de transformation et dans son point d’aboutissement, le capital finit par faire oublier d’où vient et d’où il puise sa force. Il semble n’être plus confronté qu’à des problèmes de répartition entre facteurs de production. »

Marx écrit à ce sujet : « Les éléments composants la valeur de la marchandise s’affrontent comme revenus autonomes qu’on rapporte à trois facteurs de production tout à fait différents : le travail, le capital et la terre dont ils paraissent résulter. La propriété de la force de travail, du capital et de la terre, se convertissent pour eux en revenu. Mais la valeur ne prend pas naissance du fait d’une conversion en revenus : il faut qu’elle existe avant de pouvoir être convertie en revenu et pouvoir prendre cette forme. Mais l’illusion que tout se passe à l’inverse se renforcera d’autant plus que la détermination de la grandeur relative de ces trois éléments sont des lois différentes : leurs liens internes avec la valeur des marchandises, leur limitation par cette valeur ne se manifeste nullement à la surface de la société capitaliste. »

LE CHATOIEMENT DES APPARENCES

« C’est pourquoi, ajoute Jean-Marie Vincent, il y a, en raison de ce « chatoiement » des apparences au niveau du mode d’apparaître des revenus triplement et triplicité des processus de fétichisation, c’est-à-dire, après le fétichisme de la marchandise, et celui du travail ( confondu avec ses aspects immédiats ), le fétichisme du mode d’acquisition des revenus.
« Les catégories économiques, telles qu’elles se présentent aux agents de la société capitaliste sont celles de la surface ou du mode d’apparaître : elles fournissent des explications en trompe l’oeil qui ne donnent pas les moyens de se repérer vraiment dans la dramaturgie du capital. »

DE L’INEXPLICABLE ET DE L’IRRATIONNEL

Il poursuit : « Dans sa production et reproduction des catégories économiques, le capital ne peut que susciter de l’inexplicable et de l’irrationnel pour ces masques de caractère en quoi sont transformés les hommes... »
« Tout cela rejaillit naturellement sur les modes d’agrégation et de solidarité et sur les formes de l’action collective. Ce sont des individus secoués par la concurrence et marqués par l’isolement face aux dispositifs du capital qui doivent agir. Au quotidien, ils se donnent souvent les moyens d’être solidaires face à la répression patronale, la maladie et l’accident, mais dès qu’il s’agit de se forger des instruments pour intervenir collectivement dans des champs plus vastes et de façon durable, ils ont tendance à construire des organisations en extériorité par rapport à eux-mêmes...
« Dans un tel cadre, il peut sans doute y avoir une vie associative intense que tempère en partie les effets de la bureaucratisation des organisations de masse. Mais il faut bien voir que cela ne modifie pas fondamentalement la relation de délégation que les exploités ont avec les organisations censées les représenter et que cela ne change pas non plus les formes de vie dominées par les mouvements de la valorisation.
« C’est pourquoi, à sa manière aussi, le monde de l’organisation est pour eux un mode décevant et déroutant, ce qui peut conduire beaucoup à la résignation et au désarroi... »

DE LA MECONNAISSANCE A LA CONNAISSANCE,
LE TRAVAILLEUR COLLECTIF

La conclusion s’impose, même si Marx ne le dit pas explicitement : le rapport social de méconnaissance doit céder la place à un rapport social de connaissance des mécanismes de captation ou de capture du travail vivant par le travail mort.

Pour cela, il faut en premier lieu faire apparaître la réalité de ce que Marx appelle le travailleur collectif et qui ne se réduit pas à la coopération dans les entreprises ou les sites industriels, mais englobe les multiples formes de combinaison d’activité et d’interdépendance dans la production sociale.
La production de nouvelles connaissances est inséparable de la construction de nouveaux liens sociaux, de nouvelles temporalités, opposés à celles du Capital. La connaissance, comme nouveau rapport social, s’affirme ainsi comme dépassement de l’isolement, de la concurrence et surtout de la violence dans les relations interindividuelles.

LA LUTTE DE CLASSE PREND DES COULEURS

Aussi, Jean-Marie Vincent considère que « si l’on s’engage dans cette voie, la lutte des classes apparaît sous de nouvelles couleurs. Elle n’est plus seulement lutte contre l’exploitation économique et l’oppression politique, elle est aussi lutte pour l’affirmation d’individus associés, et surtout lutte pour l’affirmation du travailleur collectif ( ou du « general intellect » ) contre la seconde nature établie par le capital, et plus particulièrement contre la « naturalité » du travail de surveillance et de direction. »

QUID DU TRAVAIL DE DIRECTION ?

Jean-Marie Vincent se réfère à nouveau à Marx et au Capital qui montre qu’un tel type de travail n’est pas intrinsèquement lié à la production à la production de plus-value ( ou de survaleur ) ou à la reproduction du capital et qu’il peut être sensible à l’attraction du travailleur collectif et porté à s’y fondre.

Il cite Marx qui écrit : « La production capitaliste, elle, est arrivée au stade où le travail de haute direction, entièrement séparé de la propriété du capital, court les rues. Il est donc devenu inutile que ce travail soit exercé par le capitaliste lui-même. Un chef d’orchestre n’a pas besoin d’être propriétaire des instruments ; le « salaire » des autres musiciens ne le concerne en rien et n’a rien à voir avec ses fonctions de dirigeant. Affirmer la nécessité de ce travail comme travail capitaliste et fonction des capitalistes ne signifie rien d’autre que l’incapacité du vulgaire de se représenter les formes développées au sein de la production capitaliste dégagées et libérées de leur caractère capitaliste contradictoire. »

LE MARX DU PROGRAMME DE GOTHA

Et à nouveau, certainement conscient de la sensibilité politique de ces propos, Jean-Marie Vincent sollicite Marx, celui de la critique du programme de Gotha : il ne s’agit pas de niveler, d’aligner tout le monde à partir de considérations égalitaires abstraites, il s’agit au contraire de permettre à chacun d’avoir des connexions multiples et riches au monde et aux autres en s’ouvrant au maximum d’échanges.
« Cela fait ressortir, ajoute Jean-Maris Vincent, à quel point la question des formes d’action et des formes d’organisations devient décisive. »

MARX TRES LOIN DES CONCEPTIONS DE LA DEUXIEME ET TROISIEME INTERNATIONALE

Se référant à Lukacs et à ses « Remarques méthodologiques sur l’organisation », il met en cause très efficacement les conceptions dominantes de la IIe Internationale marquées par l’idée que l’évolution de la société capitaliste conduit au socialisme par des processus quasi-naturels ( concentration et centralisation du capital ). Lukacs, dit-il, n’a pas de peine à montrer que cet économisme optimiste laisse faire en réalité la logique du Capital et permet beaucoup d’adaptations opportunistes. Les formes d’organisation, celles du parti de masse social-démocrate en l’occurrence, se caractérisent quant au fond par le fait qu’elles n’impliquent pas de conséquences fortes pour l’action. Plus précisément, elles n’ont pas de lien avec des pratiques révolutionnaires et peuvent à bon compte se donner des allures démocratiques en tolérant des discussions entre réformistes et révolutionnaires à condition qu’elles ne soient pas suivies d’effets déstabilisant pour l’appareil.

L’ORGANISATION ENTRE THEORIE ET PRATIQUE

« A ces théories quiétistes, Lukacs oppose une conception de l’organisation comme médiation entre théorie et pratique, et comme moyen de faire face à la « crise idéologique intérieure du prolétariat » due au retard de sa conscience par rapport aux tâches révolutionnaires, particulièrement lorsque la société est ébranlée dans ses fondements.
« Or,
poursuit Jean-Marie Vincent, il y a là quelque chose de franchement contraire à l’idée marxienne de processus émancipatoires par rapport aux contraintes du travail et se concrétisant notamment par des tendances au développement d’individualités multilatérales.
« Si l’on se tourne vers les textes de Marx sur la Ire Internationale, on voit bien qu’il ne place pas les formes d’organisation sous l’égide d’une discipline de fer et d’une épuration quasi-permanente. »

Et il cite à nouveau Marx, cette fois-ci à propos de la Commune : « La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise et la multiplicité des intérêts qu’elle a exprimés montrent que c’était une forme tout à fait susceptible d’expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. »

FORMES D’ORGANISATION ET EMANCIPATION

Jean-Marie Vincent en conclut que Marx n’entendait pas imposer des formes d’organisation et d’action prédéterminées, il appelle au contraire de ses voeux une pluralité de formes d’organisations, complémentaires et évolutives, c’est-à-dire se transformant au fur et à mesure que les processus émancipatoires s’approfondissent et libèrent le travail, « condition fondamentale et naturelle de toute vie individuelle et sociale. »

Un mot encore pour ajouter qu’il est difficile de voir dans ces indications de Marx une théorisation élaborée de formes d’organisation et d’action, et a fortiori des formes politiques, et, pour sa part, Jean-Marie Vincent reconnaît que l’on reste aussi sur sa faim lorsqu’on lit les textes de Marx sur l’Etat, la bureaucratie, la dictature du prolétariat...mais en considérant qu’on doit porter à son crédit l’obstination avec laquelle il reste jusqu’à la fin fidèle à l’exposition critique, et c’est ce qui fait qu’il reste à découvrir et qu’il est d’une actualité qui ne faiblit pas.

Et c’est sans doute pourquoi il intitule le texte que nous venons de citer largement : « Marx l’obstiné. »



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