Joumana Haddad, l’insoumise de Beyrouth

vendredi 29 octobre 2010
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Schéhérazade, la conteuse des Mille et une nuits, est morte assassinée. Cette année, elle a été jetée dans la tombe avec ses fariboles orientales, ses yeux de gazelle, ses sept voiles parfumés et les draps du harem. Inutile d’alerter la police ; le crime a été revendiqué et confessé sur la place publique. Coupable : Joumana Haddad, 39 ans. Signes distinctifs : « femme arabe écrivaine en colère », comme elle se définit elle-même.

En colère face aux clichés et stéréotypes occidentaux sur les femmes orientales. En colère contre les religions monothéistes qui toutes "traitent la femme comme un accessoire". En colère aussi contre ces femmes qui "geignent et ne font rien" et contre celles qui optent pour les concessions plutôt que la rébellion.

Dans Les Mille et une nuits, Schéhérazade échappe à la mort en distrayant le roi Schahriar avec ses histoires sans fin. "Ainsi, on nous persuade que pour réussir dans la vie il faut satisfaire l’homme. Par une fable, un repas, une paire de seins siliconés, une bonne partie de jambes en l’air !", s’insurge Joumana. Schéhérazade, "objet d’une adoration écœurante de la part des adeptes de l’exotisme orientaliste", a été démasquée : elle n’incarnait en réalité qu’un "complot" contre les femmes. Aussi fallait-il qu’elle mourût…

Joumana Haddad déteste les étiquettes. Et s’ennuyer. Grande gueule, ultraféminine, poétesse, écrivaine, journaliste, maman, intellectuelle, provocatrice, narcissique, hyperactive… Autant de qualificatifs qui lui correspondent mais échouent à la définir.

En charge des pages culturelles d’An-Nahar, le très sérieux quotidien libanais, elle dirige et finance aussi sa propre revue, un magazine érotique controversé, Jasad ("corps", en arabe), qu’elle a créé en 2008. Elle projette également d’ouvrir une Maison de la poésie à Beyrouth, qui accueillerait en résidence des écrivains étrangers. Elle travaille en outre à une thèse sur Sade et à une traduction arabe de son œuvre.

Ses écrits sans tabou sur le sexe lui ont valu, dans la presse britannique, le surnom de "Carrie Bradshaw du Liban" en référence à l’héroïne décomplexée de la série télévisée américaine "Sex and the City". Encore une de ces étiquettes qui ne trouve pas grâce à ses yeux. "Comme Carrie, j’adore les belles chaussures, admet-elle dans un trait d’autodérision. Mais à part ça… "

POUR LA CONFRONTATION JUSQUAU BOUT

En feuilletant un livre sur la mythologie, elle a fini par trouver "son" modèle. Sa chapelle, même, pourrait-on dire, si tout ce qui se rapporte à la religion ne la plongeait dans une indignation permanente.

Sa référence est Lilith, la toute première femme, créée libre et entière, et non pas sortie de la côte d’Adam comme cette pauvre Eve, et qui a été chassée du Paradis parce qu’elle refusait de se plier aux ordres de Dieu et de l’homme. "Je suis Lilith, la femme-destin. Aucun homme n’échappe à mon sort, et aucun mâle ne voudrait s’échapper. (…) Je suis la femme-paradis qui chuta du paradis, et je suis la chute-paradis. (…) Je suis la vierge Lilith, visage invisible de la libertine, la mère aimante et la femme-homme. (…) Et lorsqu’on m’évoque entre toutes les femmes, mon nom est maudit ", écrit-elle dans Le Retour de Lilith, portrait autobiographique en poèmes, paru en 2007 en français aux éditions de l’Inventaire, qu’elle considère comme le livre de sa vie.

Entre Paris, où elle vient de s’occuper de la promotion de la traduction française de J’ai tué Schéhérazade (qu’elle a écrit en anglais), et New York, où elle doit s’envoler dans quelques heures, Joumana nous reçoit dans le petit bureau de son appartement, situé sur les hauteurs de Jounieh, au nord de Beyrouth.

La pièce est encombrée de piles de livres, où l’on croise les noms de ses auteurs fétiches : Paul Auster, Umberto Eco, Wole Soyinka ou José Saramago. Cette polyglotte, traductrice de formation (après deux années de médecine), a lu leurs œuvres en version originale. Sur les murs, des dessins et peintures érotiques côtoient les photos qui ont fait la couverture du magazine Jasad.

Le prochain numéro traitera du rapport de l’homme avec le corps de la femme enceinte et des relations sexuelles pendant la grossesse. Les précédents ont abordé le thème des partenaires multiples (y compris la polygamie). Ou encore celui de la virginité, un sujet qui la "fait flipper" : "Les femmes de Beyrouth se prétendent libérées, mais elles sont nombreuses à aller se faire recoudre l’hymen avant leurs noces. Quelle humiliation générale ! Pour les hommes qui ont besoin d’être rassurés sur leur virilité par cette illusion de premier conquérant, et pour la femme qui accepte de lui donner cette illusion !" On l’aura compris, Joumana n’est pas du genre à s’encombrer de compromis, de convention ou de bienséance… Elle préfère "la confrontation jusqu’au bout".

Les choix de vie de Joumana n’ont pas été facilités par l’environnement chrétien dans lequel elle a grandi, dans ce Liban où l’appartenance à l’une des dix-huit communautés religieuses du pays définit plus que toute autre considération l’identité individuelle. Son père, très conservateur, était un digne représentant de la société patriarcale qu’elle ne cesse de dénoncer. "Adolescente, il m’était interdit d’aller au cinéma, confie-t-elle. J’ai passé quatorze ans dans une école de bonnes sœurs dont l’enseignement peut se résumer à : “D’abord tu exécutes les ordres. Après, éventuellement, tu les contestes.” "

Hors des salles de classe, la guerre civile, terrifiante, égrenait ses morts quotidiens. "J’ai détesté mon enfance. J’ai réglé mes comptes avec elle. Elle ne m’intéresse plus ", conclut Joumana. Beyrouth, tellement prisé des Libanais et des étrangers, ne fut ni sa mère ni sa muse.

L’envie de se rebeller contre le carcan familial et social s’est ancrée très tôt en elle. A l’âge tendre de 12 ans, elle lit en cachette Justine ou Les Malheurs de la vertu, du marquis de Sade. Le livre agit comme un électrochoc salvateur. Ce fut, dit-elle, "un grand tournant" de sa vie : "Ce texte décrivait l’ambiance des couvents qui me rendait si malheureuse, tout en réduisant les prêtres à une bestiale animalité. Le lire, c’était comme une vengeance personnelle, mêlée à l’effroi devant cette caricature horrifiante du sexe. L’autre choc était de voir que ces mots avaient pu être écrits. Pour moi qui rêvais déjà d’être écrivain, mais pensais que ce que je voulais dire n’était pas exprimable, ce livre a ouvert grand la fenêtre. A côté de lui, tous mes écrits ressembleraient à une chanson pour enfants – et devenaient donc possibles. Sade m’a émancipée du poids de ma religion, de ma société et des tabous du langage. Il exprimait une philosophie de la transgression qui m’était alors vitale."

Le livre trône maintenant sur un des rayons de sa bibliothèque à côté – surprise ! – d’une figurine de sainte Rita. "Ma mère va à la messe deux fois par jour et m’asperge d’eau bénite, s’esclaffe-t-elle. Elle a rapporté chez moi plus de bondieuseries que n’en compte une église. "

Autre paradoxe apparent : cette indocile précoce, qui a toujours refusé de jouer à la poupée, s’est mariée dès l’âge de 19 ans. "C’était une décision machiavélique à laquelle beaucoup de femmes ont malheureusement recours au Liban, dit-elle. C’est la seule façon que j’ai trouvée de me libérer du carcan familial conservateur. Avec mon mari, nous avions aussi des envies communes. Mais nous étions si jeunes… Une nuit, je me suis réveillée, j’ai regardé cet homme qui dormait à mes côtés et me suis demandé pourquoi il était là. J’ai décidé de partir. Comme nous étions d’accord, ç’a été rapide. "

SITUATION PRESQUE INCONCEVABLE

Il a suffi, selon un tour de passe-passe bien connu des chrétiens libanais, qu’un des conjoints change de confession. De grecque-catholique, Joumana devient donc syriaque orthodoxe. "C’est comme changer de boutique, s’amuse-t-elle. Tu payes et, hop ! tu as ton divorce en trois jours. Mes enfants [Mounir, 18 ans, et Ounsi, 11 ans] sont donc officiellement syriaques orthodoxes, mais je suis incapable de leur dire ce que cela signifie exactement. Adultes, ils pourront devenir ce qu’ils veulent. Quant à moi, je n’appartiens plus à aucune religion. " Une déclaration qui prend tout son poids quand on sait que l’athéisme n’est pas un drapeau que l’on brandit facilement au Liban.

Tout aussi atypique est sa nouvelle vie de couple. Situation presque inconcevable dans ce pays, elle et son second mari vivent chacun dans leur appartement, pour éviter "les déceptions et les petitesses de la vie commune". "Nous sommes tous deux contre le mariage, précise-t-elle, mais mon mari a la nationalité française et je rêve de l’obtenir. Nous nous sommes donc mariés, civilement, à Chypre, dans une mairie de Nicosie, en deux minutes. On avait tout le temps envie de rire ! C’est quand même étrange, cette institution millénaire qui n’a jamais évolué… "

Les relations amoureuses entre les hommes et les femmes restent pour elle un domaine mystérieux qu’elle a décidé de scruter dans son prochain livre. Intitulé Hommes, il parlera de "tous ceux que j’ai maltraités au cours de mes expériences de vie, assure-t-elle en riant. J’ai eu la chance de dénicher un homme qui n’a pas peur des femmes à poigne telles que moi. Il me soutient dans mes départs en voyage. Il m’a soutenue pour Jasad, un projet qui pourtant ne le convainquait pas".

C’est sans doute grâce à lui que Joumana a épargné dans son livre la vie du roi Schahriar des Mille et une nuits. "Une fois dénoncées la société patriarcale et les autorités religieuses, explique-t-elle, il s’agit d’assumer nos responsabilités en tant que femmes. Il faut dépasser l’image du bourreau masculin qui veut nous obliger à faire ce que l’on ne veut pas – lui raconter des histoires, par exemple. Il est temps de mettre devant ses responsabilités la femme qui joue le jeu du compromis. Dans les pays arabes conservateurs, la maternité confère un grand pouvoir. La femme s’entend dire : “Ta maison est ton royaume. Dans ta maison, tu élèves, tu éduques, tu cuisines, etc.” Or que fait-elle le plus souvent ? Elle élève ses garçons pour qu’ils deviennent comme son mari et son père, et ses filles pour qu’elles deviennent comme elle, des victimes, des opprimées abandonnées au pouvoir de l’homme. "

Féministe, Joumana ? encore une étiquette qu’elle réfute. Elle entend démontrer qu’il est possible d’être tout simplement une femme arabe qui ne courbe pas l’échine, y compris dans un monde dominé par l’obscurantisme et la " dictature des salauds ".

Sous ses airs pimpants, Joumana reconnaît que ses choix ne lui rendent pas toujours la vie facile. A côté des encouragements des uns – son père est devenu un de ses plus fervents admirateurs –, les tracasseries de la censure, les reproches et, parfois, les menaces, sont les piments amers de son quotidien.

Quand elle est déprimée et désorientée, elle se réfugie dans un coin secret, face à la mer. Sur la jetée, un couple fume le narguilé. Deux gamins en guenilles grignotent des chips sur un rocher. Brève respiration avant de reprendre la route. Sur le trajet qui nous ramène à Beyrouth, le Liban affiche sans complexe ses contradictions. De vieux panneaux annonçant les soldes de ramadan défilent à côté des statues de la vierge, des slogans politiques, des portraits des martyrs et des publicités. Un poster géant montre une paire de jambes interminables, la culotte baissée au niveau des genoux. "Pays de schizophrènes !", s’indigne Joumana.

Au Liban il arrive de voir une femme recouverte du voile intégral marchant devant des affiches exhibant de jeunes beautés dénudées. Certains considèrent que cela fait partie du charme du pays. Pas elle, qui dénonce "les deux facettes d’une même pièce. Ici, une chair à effacer avec une gomme noire, là une chair à surexposer comme si on était chez le charcutier. Chacune participe de l’irrespect et de l’humiliation ".

FI PERPÉTUEL

Au bout de la route, le centre-ville de Beyrouth s’illumine dans la nuit qui tombe. Réduit en ruines par la guerre hier, aujourd’hui neuf et clinquant. Malgré les inquiétudes nées des graves tensions politiques que traverse le pays depuis le milieu de l’été, les discothèques continuent d’afficher complet. La jeunesse dorée s’y presse, boit, danse, s’amuse et dépense sans compter.

Au White, l’un des lieux branchés de la capitale, la profondeur des décolletés des filles est inversement proportionnelle à la longueur de leurs jupes. Elles tourbillonnent dans le strass et l’alcool de ces nuits beyrouthines qui ont séduit plus d’un voyageur de passage. Encore une image que Joumana a décidé d’écorner avant de s’envoler pour New York.

Cigare cubain à la bouche, un verre de whisky à la main, elle arbore un demi-sourire en forme de défi perpétuel : "Les femmes d’ici pensent être libres tant qu’elles peuvent exhiber leurs cuisses. Et pourtant, qui paye leurs sorties ? leur père ? Leur copain ? Leur frère ? Combien ont une carrière, et pas seulement un boulot qui sert à attendre “le bon mari” ?"

"Ça, c’est Beyrouth ! This is Beyrouth !", proclame une enseigne lumineuse à la sortie de la discothèque. Joumana s’échappe, laissant derrière elle néons et couples enlacés. "Oui, c’est bien ça, Beyrouth, soupire-t-elle, une célébration du “Je me fous de tout”, qui se complaît dans le déni de tout ce qui n’est pas la fête et qui est pourtant l’évidence : un pays divisé qui, avant même d’avoir réglé ses comptes avec les guerres passées, est menacé de nouvelles guerres ; un pays d’injustices, d’hypocrisies, peuplé de destructeurs et d’autodestructeurs récidivistes. "

Dernier coup de gueule avant décollage. Au centre-ville, les couples se trémoussent encore. "Dansons jusqu’à l’aube, semblent-ils proclamer, telle est bien la preuve que le Liban va bien et que la vie est belle… ", comme dans les belles histoires sorties de l’imagination de cette pauvre Schéhérazade.

Par Cécile Hennion source Le Monde le 24/10/2010

Transmis par Linsay


J’ai tué Schéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère, de Joumana Haddad, traduit de l’anglais (Liban) par Anne-Laure Tissut,
Actes Sud, 140 p., 14,50 €.



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