Le « miracle » tunisien

samedi 15 janvier 2011
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Pendant des années les milieux « autorisés » (ceux qui s’autorisent à l’être comme disait Coluche), les experts de toutes sortes de la Banque Mondiale à l’UE en passant par le FMI parlaient du miracle tunisien.

Pour ne retenir que le FMI dans ce concert d’éloges citons-le exactement :

« Si la Tunisie a bien progressé dans la voie d’une économie de marché moderne, elle le doit en grande partie à sa gestion macro-économique prudente et au degré élevé de cohésion sociale, laquelle a été rendue possible par une amélioration sensible des indicateurs sociaux. Bien que l’État exerce encore un contrôle important sur l’activité économique, il agit en général au travers d’institutions solides et dans le respect de l’État de droit. » (1999)

« Les services du FMI tiennent à remercier vivement les autorités tunisiennes pour leur excellente collaboration et la haute qualité des discussions, leur accueil chaleureux habituel et leur disponibilité entière. La bonne gestion de l’économie et la politique sociale continuent de porter leurs fruits, notamment à travers une accélération de la croissance, une amélioration des indicateurs sociaux et la préservation des grands équilibres macroéconomiques. La Tunisie a enregistré une excellente performance économique en 2007. La croissance du PIB réel s’est accélérée pour atteindre 6,3 %, contribuant à la diminution du chômage. » (2008)

« Ce pays a surmonté la crise mondiale grâce à une gestion macroéconomique saine et à des réformes structurelles mises en œuvre en temps opportun.

Ces efforts ont permis de surmonter les effets pervers de la crise financière mondiale et d’atténuer l’impact de la baisse de la demande extérieure ».(Nov 2010) »

Eclairant n’est-ce pas ? Ce qui est encore plus hallucinant c’est que ces rapports n’ont jamais soulevé indignation ou objection de la part de la presse mondiale tant généraliste que spécialisée. Au contraire et il y aurait là lieu à une thèse ou un travail de recherche sur comment la presse internationale et en particulier française parlait de la Tunisie d’avant la révolution actuelle.

De quel miracle parle-t-on ?

Dans les années 60, au lendemain de l’indépendance, les revenus du pays reposent essentiellement sur les phosphates et l’huile d’olive, le tourisme est inexistant. La Tunisie fait le choix d’une économie planifiée, choix que l’UGTT soutient. Les objectifs principaux de cette politique sont la « décolonisation économique », l’amélioration du niveau de vie de la population, la réduction de la dépendance des capitaux extérieurs (et donc une meilleure autosuffisance) et la création d’un marché national. La France qui dans ces conditions ne considère pas la Tunisie comme un modèle (ni comme un pays ami !) mais comme un arrogant qui veut aller au bout du processus d’indépendance, gèle alors toute aide financière à la Tunisie, plongeant ainsi le pays dans une crise économique sérieuse.

Dans les années 70, pour répondre à la crise, Bourguiba, loin d’approfondir le mécanisme d’appropriation par le peuple de son économie, cède aux sirènes de la banque mondiale, nomme Hedi Nouira aux finances et réoriente le pays vers l’économie de marché. Ces années verront un désengagement de l’état et une expansion du secteur privé, orientation encouragée et soutenue par l’UE alors nommée CEE. Si une montée de la croissance du PIB se fait sentir elle va de pair avec une montée des inégalités…prix à payer de l’extension du secteur privé et du recul du contrôle de l’état sur le droit. Détails aux yeux du monde capitaliste….

Dans les années 80, le recul de l’intervention de l’Etat et la baisse de la consommation liée au recul des droits freinent à leur tour la croissance. C’est du moins ce que constatent le gouvernement tunisien et les institutions financières mondiales. En concluent-ils qu’il faut revenir à une économie de progrès social dirigée par le peuple ? Bien sûr que non ! C’est au contraire le gel des salaires qui est adopté par le régime Bourguiba qui ce faisant, imite les choix du gouvernement Mauroy en France.

En 1986, au terme d’un accord avec le FMI, le gouvernement obtient des prêts importants en échange de la cession totale ou partielle de plusieurs services publics au profit de banques ou de groupes privés. L’UGTT s’oppose à ces mesures et organise des grèves et des manifestations contre l’augmentation du chômage et la politique salariale. C’est au travers de ce mouvement que Ben Ali prend le pouvoir « en douceur » au terme de sa fameuse « révolution (en voilà pour le coup un terme galvaudé !) du jasmin » Le « miracle » peut commencer…

1987 : l’arrivée du sauveur suprême

Selon nos chers experts l’arrivée de Ben Ali a « pour but d’atteindre une stabilité macro-économique et d’introduire les mesures initiales d’une libéralisation structurelle tout en réduisant la dépendance de l’exportation du pétrole. » En bon français cela veut dire privatisation des entreprises, développement d’un tourisme qui ne respecte en rien ni l’écologie, ni la culture ni l’économie du pays mais au contraire les ronge. Sans parler bien sûr du social !

En bon élève du capitalisme mondial, la Tunisie ratifie le GATT [1] en 1990 puis adhère à l’OMC [2] en 1995 et signe un accord de libre échange avec l’Union européenne le 17 juillet 1995 . Depuis le lancement du nouveau programme de privatisation en 1987, le gouvernement a totalement ou partiellement privatisé 217 entreprises publiques ou semi-publiques à la fin décembre 2008, dont de grands établissements publics comme Tunisie Télécom.

Miracle économique ou illusion d’optique ?

Ces réformes économiques ont longtemps été montrées en exemple par les institutions financières internationales alors que dans le même temps le chômage ne cessait de monter. En 1997, 63 % des chômeurs étaient âgés de moins de 29 ans et 49 % étaient en chômage de longue durée [3] Aujourd’hui, selon des statistiques fournies, à l’occasion de la consultation nationale sur l’emploi, la Tunisie compte 508 mille chômeurs, soit 14% de la population active (3,682 millions de personnes). Sur ce total de chômeurs, environ 80.000 sont des diplômés du supérieur. Le taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur est en augmentation depuis plusieurs années.

Alors qu’il était de 4 % en 1997 et de 0,7 % en 1984, il atteint 20 % contre une moyenne nationale de 14 %, voire près de 60 % dans certaines filières selon une enquête de la Banque mondiale . De même, au nom de la lutte pour l’emploi, une réforme du Code du travail de 1994 a également « favorisé la flexibilité du travail et le développement des emplois précaires » : ça ne vous rappelle rien ? On en voit les résultats !

Cela continue à ne pas inquiéter nos experts : Par rapport aux autres pays du Maghreb, la Tunisie se hisse dans les classements à la deuxième place pour le revenu par habitant (ce qui ne dit rien sur la répartition dudit revenu !) et deuxième pour le niveau de développement (ce qui est encore plus subjectif) derrière la Libye.

L’économie tunisienne, est distinguée au Forum économique mondial sur l’Afrique, tenu du 13 au 15 juin 2007, comme la 1re économie la plus compétitive d’Afrique, devançant l’Afrique du Sud, et la 29e sur 128 au niveau mondial [4] Et comme le disait notre cher DSK en 2008 "La Tunisie est un bon exemple à suivre pour beaucoup de pays qui sont émergents" ,

La France au premier rang des laudateurs

Du PS à l’UMP la Tunisie faisait jusqu’à ces jours derniers l’unanimité. Faut-il y voir un lien avec le fait que la France est l’un des premiers investisseurs étrangers en Tunisie ? Mais non voyons ! Elle occupe même la première place quant au nombre d’entreprises installées dans ce pays (1200). On peut citer pêle-mêle Lacoste, Valeo, Sagem, Danone, Sanofi-Aventis, Fram, Accor, Club Med, BNP-Paribas, Société Générale, Groupe Caisse d’épargne, etc., etc.

Quand on parle de ces jours derniers, début janvier encore était annoncée une fête qui promettait d’être somptueuse. Les salons d’un palace parisien, le Shangri-La , avaient été réservés pour célébrer, mardi 25 janvier, les vingt ans de l’association EFT (Echanges franco-tunisiens). Devaient y participer Frédéric Mitterrand, ministre français de la Culture, et Abdelwahab Abdallah, « ministre conseiller chargé des Affaires politiques auprès du président de la République de Tunisie ». Las ! la réception a été annulée, le patron de l’EFT, un certain Djemmali ne répond plus : on se demande bien pourquoi ! Dommage on aurait pu savoir ce qu’il voulait faire avec son réseau de femmes amies de la Tunisie parmi lesquelles Christine Boutin, Mme Mulot- Sarkozy (belle sœur de l’autre) et Florence Woerth que l’on ne présente plus. [5].

Jusqu’à ces jours derniers seuls les tunisiens et de trop rares progressistes français remettaient en cause le miracle tant vanté.

Jusqu’à ces jours derniers, car les choses semblent brusquement s’accélérer. Plus personne dans la presse n’ose dire du bien de Ben Ali de La Tribune à Libération, du Parisien au Figaro ils semblent tous atteint de RCDite aigüe…

Le journal Le Monde publie même une infographie intitulée : Le clan Ben Ali une mafia (fut un temps avec un mot pareil nous aurions été traités de gauchistes !) à la tête de l’état

De même on apprenait (avec tristesse !) que le 18 janvier dernier le RCD "avait été expulsé de l’Internationale socialiste, dont il était membre [depuis les années 1970] (…) Cette décision, prise dans des circonstances exceptionnelles, est conforme aux valeurs et principes qui définissent notre mouvement et à la position de l’Internationale sur les développements dans ce pays". Heureux de savoir que l’internationale de Strauss Kahn, Abou Diouf et Ben Ali a des valeurs...

La palme revenant quand même au gouvernement français qui, après avoir dit par la bouche d’Alliot-Marie (que personne à droite n’a désavouée depuis) que la France était prête à aider Ben Ali à réprimer la révolution tunisienne, déclare maintenant qu’elle aurait bloqué du matériel destiné à cette même répression !
Le miracle aurait-il donc vécu ?

Ces tunisiens qui ne croient pas au miracle

A croire que ces milliers de tunisiens qui ont défilé au péril de leur vie aux cris de « Le travail est un droit, bande de voleurs », « Bas les pattes du pays, bande de corrompus », « Travail, liberté, dignité », « Liberté, liberté et non présidence à vie », « A bas le parti de la constitution, à bas les tortionnaires du peuple », « Ben Ali lâche, le peuple ne se laisse pas faire », « À bas le parti du Destour, à bas les bourreaux du peuple », « Travail, Liberté, Justice sociale », « Non, Non aux "Trabelsi", pilleurs des deniers publics » , tous ces manifestants avaient raison. A croire que le peuple depuis 23 ans n’a pas les mêmes instruments de mesure que les institutions internationales.

Comme le dit le PCOT « Finalement, les masses populaires ont compris qu’elles sont dirigées mais pas représentées et que le système représente « une bande de voleurs », une poignée de familles qui ont pillé les ressources du pays, l’ont vendu au capital étranger, qui prive les personnes de leur liberté et de leurs droits, en usant de la force brutale de l’appareil d’Etat, transformé en un « État des familles », afin d’humilier, de soumettre et d’intimider le peuple et le dissuader de lutter. Transformant la Tunisie en une grande prison, et faisant de la torture une règle et un moyen de gouverner. »

Le grand mérite du peuple est d’avoir fait éclater au grand jour cette vérité avec tant de force que plus personne ne peut la contester. Et que le magazine Forbes estime la fortune du dictateur à 5 milliards de dollars est presque anecdotique. Les questions de justice économique et sociale qui se posent maintenant aux tunisiens comme à toutes celles et ceux qui de part le monde sont épris d’équité sont simples :

- comment faire pour que l’argent volé soit restitué ?

-  Comment faire avouer leurs responsabilités et punir les responsables nationaux et internationaux de ce racket du peuple tunisien des sbires de Ben Ali au FMI en passant par la Banque Mondiale [6], l’UE et la France encore coloniale ?

-  Comment permettre au peuple tunisien de retrouver sa souveraineté sur les richesses nationales produites ?

Tout l’enjeu de cette révolution est dans la capacité du peuple à forcer une réponse à ces questions conforme à ses besoins. S’il y arrive la réussite de la Tunisie ne se mesurera alors pas à la croissance du PIB (Produit Intérieur Brut, indice qui mesure uniquement la croissance des richesses) mais à celle du BIN, Bonheur Intérieur Net, indice qui reste à inventer !


[1General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), en français Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce

[2Organisation Mondiale du Commerce

[3lire .

[4.voir

[5Plusieurs organes de presse décortiquent aussi ces jours-ci de nombreux clubs et lieux d’échanges amicaux entre gens de bonne compagnie, tels Hervé Novelli , qui en a profité pour remettre au président du groupe hôtelier Sangho, Hosni Djemmali, les insignes de chevalier de la Légion d’Honneur Abdelwahab Abdallah, Jean-Louis Debré, Etienne Mougeotte ( directeur des rédactions du Figaro), Marie Djemmali (femme du précédent, etc

[6En 2004, la Banque mondiale estimait déjà que « sans népotisme et corruption », le taux de croissance du produit intérieur brut tunisien, actuellement d’environ 4% par an, pourrait atteindre 6 à 7%.



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