Les espions.

mardi 20 juin 2006
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Sous prétexte d’assurer la sécurité ou d’enrayer les vols, des entreprises surveillent leurs employés...à la recherche de motifs de licenciement.

Régis Sérange, 36 ans, n’est pas un tendre. En tout cas, il n’en a pas l’air. Sous la couverture de flic de supermarché, l’« espion qui venait du rayon frais » n’a pas l’air de rigoler.

Imaginez : 1,90m pour 100kg de muscles, poigne d’acier et épaules carrées dans un blouson de cuir...Quand il vous serre la main, il vous la broie, ou presque.
Bref, pas le genre d’homme à laisser filer les voleurs. Ex-agent de sécurité dans un hypermarché CARREFOUR, il a la tête de l’emploi, il a inspiré confiance à ses patrons jusqu’au jour ou il en a eu assez de se taire... C’est là
qu’ils ont décidé de le « virer » pour « absences injustifiées ». Et là que l’armoire à glace a fondu.

Dans son livre, Régis Sérange raconte comment il a progressivement compris qu’on attendait de lui autre chose que les traditionnelles interpellations de suspects.

Et il a fini par lâcher le morceau.

En janvier dernier, il témoigne dans l’émission de France 3, « Pièces à convictions » et accuse nommément CARREFOUR de pister ses salariés pour les mettre à la porte sans perte ni fracas. Ce témoignage lui vaudra de perdre le procès intenté par l’enseigne pour « dénigrement et atteinte à l’image ».
Aujourd’hui, Régis Sérange récidive avec une autobiographie.
Prudent, cette fois, il se garde bien de donner l’identité de l’enseigne, baptisée « Magasin M ».

Mais son réquisitoire est effarant.

« J’ai été, raconte-t-il, envoyé en mission dans différents Magasin M pour »monter des dossiers« , autrement dit pour »me faire du personnel« , trouver les points faibles, démasquer les mauvais penchants des uns et des autres, les pousser à la faute ou bien les surprendre en situation d’en commetre une ».
Ses proies ? « Tout le monde », assure-t-il. Des caissières, des chefs de rayon, des manutentionnaires, des délégués syndicaux « ou des gens qui, par malheur, copinaient avec eux ».

Régis Sérange, employé modèle, a lui même écouté, espionné. Il a filé des dépressifs, mis son nez dans le linge sale des ménages.
Il a planqué des nuits entières dans des voitures de location, devant des domiciles privés. Il a rendu compte de ses agissements et reçu ses ordres sur des aires d’autoroute, dans des cafés ou des cabines téléphoniques.
Il a tenu des fichiers clandestins, « profilé » des candidats à l’embauche avec l’aide de la gendarmerie et de la police.

« J’ai appris à exercer des pressions sur des gens pour qu’ils craquent. J’ai tendu des pièges pour les faire tomber. (...) j’ai démasqué des pourris. Le problème, c’est que j’en ai beaucoup fabriqué », confesse-t-il.

EX-EMPLOYE MODELE.

Régis Sérange a commencé sa carrière de « flic de supermarché » en épiant les employés de la réserve d’un Magasin M à travers les trous d’un carton d’emballage vide (probablement celui d’un réfrigérateur), plié en quatre pendant des heures.

Le « bizutage » réussi, Régis, s’est alors vu confier des missions plus délicates. Promu à de nouvelles responsabilités il se colle devant les écrans vidéo, apprend à manier les caméras de surveillance dont l’hyper est truffé à l’insu du personnel. Il dissimule des micro-caméras « indétectables » dans les bureaux et les locaux syndicaux, et pousse même des caissières payées au Smic à temps partiel et devenues indésirables à commettre une faute grave, c’est à dire un vol.

Pendant trois ans, Régis Sérange fut ainsi l’employé modèle de Big Brother.
Des « flics » dévoués comme le fut Régis, il y en aurait des milliers dans les entreprises tricolores.

Anonymes et discrets, ces francs tireurs, recrutés via des entreprises expertes en surveillance, ou directement, retournent rarement leur blouson de cuir pour témoigner.
Sauf quand ils sont pris en flagrant délit de ...vol.
Ce qui arrive parfois.

Revenons à nos hypermarchés avec cete histoire rocambolesque.

Le 19 juillet 2005, trois vigiles du magasin CARREFOUR Mivoix, à Calais, sont chargés d’acheter deux microcaméras sonores dans un magasin de la ville. Montant de l’achat : 278ââ€Å¡¬, payé en liquide.
Dans la nuit du 23 au 24 juillet, trois hommes sont missionnés par le responsable de la sécurité pour installer le matériel.
Deux hommes s’attellent à la tâche : l’une des caméras est placée dans la réserve « photo » (ou se trouvent les précieuses cartes de téléphonie mobile). L’autre est discrètement cachée au standard, lieu de passage obligé pour les salariés de l’enseigne qui s’y croisent et papotent.
Quand au troisième larron, il profite de la nuit et de la tranquillité pour remplir un chariot de produits volés dans l’hyper, avant de dissimuler son butin dans le coffre de sa voiture.

Manque de chance, une fois au volant, l’agent de surveillance est arrêté par une patrouille de police - dont il a faili d’ailleurs percuter le véhicule - qui découvre son chargement. Au poste, l’agent lâche le le morceau : ce soir-là, il était censé installer des appareils vidéo dans le magasin et il a succombé à la tentation de faire ses courses à l’oeil...

Quarante huit heures plus tard, CARREFOUR démonte le matériel.

A l’automne 2005, anticipant une plainte déposée par la CGT contre l’enseigne pour « captation de l’image privée et atteinte à la vie privée », le directeur de CARREFOUR Mivoix pond un communiqué interne ou il confirme « avoir fait retirer en juillet 2005 une caméra de surveillance ».
Motif : celle-ci ne « correspondait pas aux normes utilisées chez CARREFOUR » ! Il ajoute : « Aucune autre caméra de ce type n’est présente aujourd’hui dans le magasin ».

- EPIES A CHAQUE SECONDE.

Toujours à l’automne 2005, les fournisseurs de la plate-forme du hard discounter LIDL, à Sautron (Loire-Atlantique) ont été les spectateurs d’une grève hors du commun.
Au lendemain de la Toussaint, une cinquantaine d’ouvriers soutenus par FO et la CGT bloquent l’entrepôt qui alimente 64 magasins LIDL de l’Ouest de la France.

Leurs revendications ?
Ils en ont assez des caméras ! Marre, aussi d’être pistés par ce jeune responsable de 32 ans, qui a pris ses fonctions neuf mois auparavant !
Sous prétexte de vols à répétition, ce chef zélé a fait installer du matériel un peu partout sur le site.
Matériel qui, selon les grévistes, lui permet, à lui et à ses cadres, d’épier les salariés à la minute près.

La preuve ? Leurs faits et gestes sont consignés sur des carnets : « 9h40 : M. X a parlé avec un collègue jusqu’à 9h50 », « M. Y s’est rendu aux toilettes pour boire un verre d’eau en dehors des pauses »...

- FLICAGE ASSISTE PAR ELECTRONIQUE.

Au demeurant, le groupe Allemand LIDL n’en est pas à son coup d’essai. En décembre 2004, le syndicat rhénan Verdi a publié un « livre noir » sur l’enseigne avec moult détails croustillants, comme cet avertissement envoyé à un salarié et motivé comme suit : « La semaine dernière, vous êtes allé neuf fois aux toilettes où vous êtes resté en moyenne soixante-douze minutes. C’est vingt-sept minutes de plus qu’autorisé : elles vous seront dès lors retirées sur votre temps de travail. »
En vérité, des exemples de flicage assisté par électronique comme ceux-là, il y en aurait à la pelle.

« On ne connait qu’une toute petite partie du phénomène », estime Christophe Pallez, secrétaire général de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), le gendarme chargé de sanctionner les excès et les manquements à la loi.

Les seuls instruments de mesure dont dispose la CNIL sont les déclarations des employeurs et les plaintes des salariés qui, elles, concernent le plus souvent la vidéosurveillance.
Prétextant des impératifs de sécurité et de confidentialité des vols ou encore le contrôle du rendement ou de performance du personnel, des entreprises (de toutes tailles et de tous secteurs d’activité) passent du côté obscur de l’espionnage et développent, pour certaines, de véritables trésors de technologie, dignes des gadgets les plus futuristes.
Leur inventivité ne connaît de frontières ni visuelles, ni sonores : caméras numériques reliées à la WI-FI (Internet sans fil), pilotage à distance depuis un poste contrôle, champ de visualisation à 360°, cybersurveillance, géolocalisation, biométrie...

« Le flicage peut aller très loin, affirme cete responsable du service juridique de la CGT. Il se banalise en s’inscrivant dans des processus de production et les salariés n’en perçoivent pas toujours les risques. »

Adieu pointeuse ! Désormais, les faits et gestes des employés peuvent être suivis à la trace dès l’entrée de l’usine (avec badge ou parfois l’empreinte de la main), jusqu’à leur poste de travail, leur passage à la cafétéria, à la cantine, d’un bureau ou d’un atelier à l’autre.

L’informatique et les nouvelles technologies en général permettent une surveillance en flux tendu de leurs déplacements ou de leurs travaux. « A la fin de la journée, on peut effectivement reconstituer le travail effectué par le salarié », affirme une militante CFDT-Banques« . » C’est ce qu’on nomme la « traçabilité », précise-t-on à la CGT.

La traçabilité, redez-vous compte, comme on le dit du bétail !

« Une traçabilité qui, dans les relations de travail, aggrave les déséquilibres et rend les salariés transparents ».
Il suffit d’un patron peu scrupuleux ou frappé d’espionnite aigüe, pour que ces outils de simple contrôle, d’information ou de formation soient dévoyés et utilisés de façon disprorportionnée, à l’insu des salariés et parfois même pour les discréditer.
Etrange monde économique ou les firmes érigent la liberté d’entreprendre en principe fondamental, mais ignorent parfois superbement le droit (tout aussi fondamental) à la liberté pour les salariés à leur service.

- A ce compte-là, les pratiques (archaïques ) utilisées à la fin du siècle dernier par Renault pour cataloguer ses syndicalistes sont à ranger au rayon des antiquités, même si elles ont fait très mal.

- En 1999, la CGT Renault Le Mans exhume par hasard quelques feuilles dactylographiées.
En réalité il s’agit de listes ou figurent les noms de salariés assortis de commentaires à caractères politique, syndical (« Rouge vif, irrécupérable ») ou personnel (« aime l’argent, égoïste »)

A l’évidence, les salariés ont été pistés par l’encadrement puis dûment catalogués. En toute illégalité leur avenir professionnel dépendait alors de ces petites annotations pas vraiment anodines (promotions, augmentations de salaire... ou mise au placard ad vitam).

- Révélée par France-Soir, l’affaire avait secoué jusqu’au sommet de l’ex-Régie : le 10 mars 1999, le PDG Louis Schweitzer, dans un comuniqué « publiable immédiatement », s’était déclaré surpris et indigné. Il avait demandé expressément que cessent ses pratiques contraires « à la loi et au code de déontologie de Renault » et avait sommé ses troupes de détruire immédiatement les fichiers en question.

Depuis cette affaire, l’industrie automobile - et elle n’est visiblement pas la seule - a fait d’immenses progrès notamment en transformant le petit chef revêche et zélé en contre-maître vrtuel. Voyons voir.

- L’histoire se déroule dans l’usine Smart de Hambach (Moselle). Alors qu’il est aux toilettes, un salarié remarque un minuscule boîtier au-dessus de sa tête. Une fois rhabillé, curieux, il démonte l’objet qui dissimule une caméra de surveillance et, réflexe, le prend en photo avec son propre téléphone portable.
Un cliché qui servira de preuve lorsque l’affaire sera jugée par le tribunal correctionnel de Sarreguemines
Smart sera sanctionné mais fera appel.

- SUSPICION A TOUS LES ETAGES.

Plus sioux : récemment, un employé d’une plate-forme de logistique de Salon-de-Provence s’est fait pincer par son mail professionnel.Il souhaitait créer une section CGT dans son entreprise et demandait, par courrier électronique, des informations sur la marche à suivre à un responsable du syndicat local.
Le lendemain,il était mis à pied à titre conservatoire.

- Pourtant habituée au monde de la communication, Maria, la rédactrice en chef d’un magazine féminin de feu le groupe Excelsior, est tombée de sa chaise, en 2000, quand elle s’est aperçue que son ordinateur « aspirait » ses données à des heures aléatoires.
« L’ordinateur s’arrêtait et sur l’écran s’affichait la phrase »Prise de données« , explique-t-elle. On ne pouvait plus travailler pendant quelques minutes ».

Curieuse de nature, elle s’informe auprès de ses collaborateurs, plus avisés et plus anciens qu’elle dans la maison. « Ils’ regardent ce que tu fais »,lui répond-on. Ambiance et suspicion à tous les étages !

Une ambiance qui, en l’occurrence, ne date pas d’hier et inquiète les experts depuis longtemps.
Dès les années 90, le Pr Gérard Lyon-Caen tirait la sonnette d’alarme dans un rapport sur les « libertés publiques et l’emploi », remis au ministre du Travail.

L’éminent spécialiste en droit social estimait qu’avec le développement des moyens de contrôles techniques liés aux nouvelles technologies « la ligne de partage (entre lien de subordination et vie privée) ne saurait plus être tracée à la sortie des lieux de travail et à l’expiration de l’horaire. Tout est devenu complexe et flou ». Et l’homme de sciences humaines de s’inquiéter de l’émergence d’un ordre technologique qui "n’a plus rien de commun avec l’ancienne subordination, car le salarié n’est plus sous les ordres de quelqu’un.
Il est surveillé par la machine, à la limite par lui-même, par tous et par personne".
Seul, sans rien en face de lui, et avec des contres-pouvoirs plus que limités. Songez : sur le terrain, l’équipe d’inspecteurs de la Cnil ne compte que...10 personnes !

Big Brother peut continuer de fliquer les salariés en paix.

Article de J.C Gawsevitch, paru dans « Marianne » et transmis par Linsay.



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vendredi 15 décembre 2006 à 19h38
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lundi 3 juillet 2006 à 15h26 - par  paul d

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