Des salariés payés à ne rien faire.

lundi 26 juin 2006
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Emploi.
Aux Etats-Unis , 15 000 salariés de l’automobile font du bénévolat ou des mots croisés à plein temps. C’est ça la sécurité sociale professionnelle ?

The Wall Street Journal (extraits)
New York
De Flint (Michigan)

Après plus de trente-trois ans chez Général Motors (GM), Jerry Mellon a accompli, en janvier dernier, l’une des tâches les plus pénibles de sa vie professionnelle. Il a passé une semaine dans la « rubber room », la chambre capitonnée ou l’on entreposait autrefois des pièces de moteur.

La salle est désormais meublée de longues tables et 400 personnes environ peuvent y tenir.

- Elles doivent arriver à 6 heures du matin tous les jours et y rester jusqu’à 14h30, avec une pause déjeuner de quarante-cinq minutes. Un contremaître surveille les allées, pointant les salariés qui veulent aller aux toilettes.
Quant au travail, il consiste à ne rien faire.

Nous sommes dans la « banque d’emplois » (jobs bank), un programme vieux d’une vingtaine d’année aux termes duquel près de 15 000 salariés continuent à être payés même si leur entreprise n’a plus besoin d’eux.

Pour toucher leur salaire et bénéficier des avantages sociaux, qui ensemble dépassent souvent 100 000 dollars (79 000 euros) par an, ils doivent avoir une activité approuvée par leur employeur. Beaucoup font du bénévolat ou reprennent leurs études. Les autres doivent se présenter à la salle de chômage technique.

- On a surnommé cette pièce « la cellule capitonnée » en référence aux hôpitaux psychiatriques parce que « quelques jours dans cet endroit et l’on devient fou », explique Jerry Mellon.

SEANCES DE CINEMA ET INITIATION AU TRIVIAL POURSUIT.

Les banques d’emplois de GM et d’autres constructeurs américains, comme Ford, devraient leur coûter entre 1,4 milliard et 2 milliards de dollars en 2006. Elles sont devenues le symbole des difficultés dans lesquelles se débat Detroit, la capitale de l’automobile américaine, pendant que les constructeurs japonais, fortement implantés aux Etats-Unis, prospèrent .

Si GM impute souvent ses déboires aux coûts liés à ses retraités (pensions et assurance-maladie), l’histoire montre que le groupe porte lui-même une part de responsabilité. Car c’est lui qui a lancé l’idée de la « jobs bank », en 1984, puis a volontiers accepté de l’étendre en 1990.

GM pensait que c’était une solution privisoire en attendant des jours meilleurs, quand les ouvriers pourraient retourner dans les usines.

- Mais les banques d’emplois n’ont pas réussi à arrêter l’hémorragie de postes chez les constructeurs de Detroit, où le syndicat de l’automobile United Auto Workers (UAW) est très présent.

Depuis 1990, les effectifs syndiqués chez GM, y compris chez son ancienne filiale, l’équipementier Delphi, sont passés de 358 000 personnes à 137 000. Nombre d’entre eux ont pris leur retraite, sont décédées ou ont trouvé un emploi ailleurs.

Les autres pointent à la banque d’emplois.
Jerry Mellon est né à Flint, il y a cinquante-cinq ans. Ce père de deux enfants est entré chez GM en 1972, marchant sur les traces de son grand-père et de son père. Il a travaillé à la construction de systèmes électroniques pour les prototypes.

Mais, en 2000 GM, a fusionné deux divisions d’ingiénierie et n’a plus eu besoin de ses services.
Alors, il a rejoint la banque d’emplois.

Depuis, à l’exception d’une brève période en 2001 où il a participé à un projet de camion militaire, GM lui verse l’intégralité de son salaire à ne rien faire, soit actuellement 31 dollars de l’heure ou 64 500 dollars par an, plus l’assurance-maladie et d’autres avantages sociaux.

Les salariés de la banque d’emplois peuvent s’acquitter de leurs obligations en prenant des cours proposés par leur employeur, sur huit ou douze semaines.

Jerry Mellon a ainsi appris à faire des mots croisés, il a regardé des films sur la guerre de Sécession et il a étudié « des merveilles créées par l’homme, comme le pont de Broklyn » Pendant l’un de ces cours, il s’est même initié au Trivial Pursuit.

Puis il s’est rendu à la cellule capitonnée.
Il n’a pas tenu plus d’une semaine.
« Je n’en pouvais plus. Moi, j’ai besoin de m’occuper. Et puis, il y a un surveillant qui marche de long en large et qui fixe chacune des personnes présentes. C’est pire que la retenue au lycée ».

D’après lui, c’est la « mentalité de chaîne de montage » qui permet aux ouvriers de supporter celà. "Beaucoup se contentent d’être assis dans cette salle et de toucher leur chèque parce qu’ils ne savent pas quoi faire d’autre, explique-t-il.

Pendant vingt ans, ils ont serré des écrous à longueur de journée, à mesure que les pièces avançaient sur la chaîne.
Maintenant face à cette dure réalité, ils sont heureux de voir le chèque continuer d’arriver et de pouvoir payer les études de leur gosse à l’université".

Jerry Mellon a vite trouvé un moyen d’échapper à la chambre capitonnée : le bénévolat.

UNE INITIATIVE PATRONALE SOUTENUE PAR LES SYNDICATS

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Les employés de GM représentent un peu plus de la moitié des 14 700 salariés inscrits aux banques d’emplois.
Avec 3 600 membres, l’équipementier Delphi, qui a déposé le bilan en octobre 2005, arrive en seconde position.
Chrysler en compte 2 500, et Ford 1 100.

Ces chiffres vont probablement augmenter, les entreprises de Detroit s’apprêtant à supprimer plus de 60 000 emplois en deux ans.

Le système est né durant les périodes de vaches maigres qu’a traversées Detroit à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
L’envolée du prix du pétrole, une profonde récession et la première grande offensive des voitures japonaises moins gourmandes en carburant ont mis à genoux les trois grands constructeurs locaux et détruits des dizaines de milliers d’emplois syndiqués.

Pour lutter contre cette nouvelle concurrence, GM a alors mis au point un plan de 24 milliards de dollars destiné à améliorer l’automatisation dans ses usines et à copier les efficaces méthodes de production des Japonais.

« Nos ouvriers avaient bien sûr très peur des robots », se souvient l’ancien président de l’UAW ,Douglas Fraser, qui a quitté le syndicat en 1982 et enseigne aujourd’hui l’histoire des relations sociales.

C’est dans ce contexte que s’est engagée, en 1984, la renégociation de l’accord entre l’UAW et GM avec un personnel effrayé et une entreprise désireuse de relever le défit japonais.

Les archives de la bibliothèque Walther Reuther, à l’université d’Etat Wayne de Detroit, relatent précisément les événements qui ont suivi.

Le 8 août 1984, dans une brève note interne, GM propose la création d’une « banque de développement des ressources humaines ».
Le but était d’assurer une formation ou de trouver un poste aux syndiqués confirmés, qui, « autrement, auraient été licenciés » à cause des progrès technologiques ou des gains de productivité.
La direction envisage un programme de trois ans réservé aux salariés présents depuis dix ans et dont le coût total ne dépasserait pas 500 millions de dollars.
Le syndicat fait une contre-proposition, demandant que le programme dure six ans, couvre les salariés à partir de six ans d’ancienneté, et coûte jusqu’à 1 milliard.

GM accepte, incluant même ultérieurement les employés ayant seulement un an d’ancienneté.
Les deux parties parviennent à un accord le 21 septembre 1984.

L’UAW assure alors à ses membres que leurs emplois n’ont « jamais été aussi sûrs ».
Le syndicat était persuadé que la banque d’emplois obligerait GM à fournir du travail aux salariés syndiqués, parce qu’aucune autre entreprise ne voudrait payer des gens à ne rien faire.
Peu après, Ford emboîta le pas à GM.

UNE REFORME INDISPENSABLE, MAIS LOURDE EN CONSEQUENCES

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L’électronicien Tom Adams prépare un doctorat en histoire à l’université d’Etat du Michigan. Il est membre de la banque d’emplois depuis 2001, avec une parenthèse de dix-huit mois durant laquelle il a planché sur un projet de camion. Son sujet de thèse : GM, l’UAW et la ville de Flint.

Adams éprouve des sentiments partagés à propos de la banque.
D’un côté, il y a son expérience personnelle. « Pour moi, ç’a été merveilleux. Le but est atteint je ne serai pas un fardeau pour la société ».
De l’autre, ses études l’amènent à penser que "le problème de GM ne réside pas dans les gens qui sont à la banque, mais dans son incapacité à produire un véhicule dont les consommateurs veulent.

Le groupe a repris la notion d’emploi à vie de Toyota et l’a appliquée à la culture de GM, avec pour seul résultat la création de pesanteurs administratives".

Les trois grands constructeurs américains chercheront certainement à réduire l’ampleur du programme lors de la renégociation des accords avec l’UAW l’an prochain.

Les dirigeants syndicaux ont conscience qu’il est difficile de défendre le système devant l’opinion, mais ils redoutent les conséquences d’une réforme pour la collectivité.

Art Luna préside l’antenne locale 602 de l’UAW à Lansing, située près d’une usine désaffectée de GM.

Un panneau sur le parking prévient : « Tout véhicule qui n’est pas nord-américain sera enlevé aux frais du propriétaire ».
L’antenne compte 840 membres inscrits à la banque, dont 600 font du travail associatif ou des études.
« La banque devrait exister encore après 2007, mais pas sous la forme actuelle, et ce sera dommage pour les communautés locales. Elle fait beaucoup de choses pour les écoles, les agences, les espaces verts », regrette déjà Art Luna, un GM de la troisième génération.

A Flint, Jerry Mellon s’attend lui aussi à des changements. "Je comprends qu’il faille mettre un terme au système. C’est vrai qu’en six ans ils m’ont payé près de 400 000 dollars à me croiser les bras. Mais il faut m’indemniser.

Qu’ils me mettent à la retraite avec, disons, une prime de 2 000 dollars pour chaque année de travail. J’en ai besoin, parce que, vous savez, ils vont tailler de plus en plus dans notre assurance-maladie et nos pensions.
On devient si vulnérable à la retraite", assure-t-il.

Article de : Jeffrey Mc Cracken , trouvé dans le « Courrier international », par Linsay



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