Mille marxismes, quelle unité possible ?

dimanche 6 mars 2011
popularité : 4%

Mille marxismes ? André Tosel ne l’a pas inventé, mais il nous le rappelle. Plutôt qu’à la fin du marxisme, dit-il, on assiste à la floraison dispersée et surtout pratiquement impuissante de mille marxismes, comme le dit joliment l’historien de l’économie-monde Immanuel Wallerstein (1995). Le problème, ajoute-t-il, est plutôt d’évaluer adéquatement cette situation qui déjoue les espoirs des croque-morts du marxisme.

LES CROQUE-MORTS DU MARXISME

Là, le premier grand mérite de André Tosel, est de mettre en évidence cette floraison, je ne peux dire combien de noms il cite, qui ne peut être négative, en une immense fresque qu’il intitule, en juillet 2010, « De la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes ».

Son second mérite est de tenter de nous faire prendre conscience de la responsabilité qui est la nôtre de construire avec cette floraison une unité qui permette de faire apparaître une possibilité nouvelle pour la construction, pour la pensée, sinon l’idée, d’une émancipation nouvelle, celle de notre temps.

Peut-être aussi, mais chacun appréciera en fonction de l’évolution de sa réflexion et de son état, André Tosel a-t-il également le mérite d’enlever toute illusion quant à un possible retour en arrière de l’histoire.

DES MILLE MARXISMES A LEUR UNITE

En fait, je le rappelle, s’il intitule son développement : « De la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes », sa pensée vise déjà l’étape suivante, celle de l’unité de cette fécondité.

Mais, pour lui, c’est sans ambiguïté.

« La fin sans gloire du communisme soviétique, la dissolution de l’URSS, la victoire de la démocratie libérale, et plus encore celle de l’économie-monde capitaliste, semblent avoir marqué la fin du marxisme et mis un terme à toute possibilité de renouveau.

« La pensée hégémonique en matière politique, économique et sociale est le libéralisme (plus ou moins social, plus ou moins libériste).

« Derrière la défense anti-totalitaire des droits de l’homme, le marché s’est imposé comme l’institution décisive de la post-modernité. »

CE N’EST PAS LA RUBRIQUE NECROLOGIQUE

Le marxisme, dit-il, appartiendrait à un passé d’erreur et d’horreur.

« Tel est le credo de la « pensée unique », de cette conception du monde qui, en inversant les espoirs de Gramsci, est devenu le sens commun de l’intelligentsia, des milieux économiques et politiques, et qui s’est imposée comme la religion de l’individu par la toute puissance des moyens de communication.

« Il n’y aurait donc qu’à rédiger une rubrique nécrologique sur la mort enfin définitive de Marx et du marxisme et libérer la pensée pour affronter le « temps de la fin du grand récit de l’émancipation. »

Pourtant, André Tosel considère que les choses ne sont pas si simples !

LA VITALITE DU NOYAU DUR DU MARXISME

L’histoire des années 1968-1995 est extrêmement contrastée ;

« Si le marxisme-léninisme n’a cessé de s’enfoncer dans son irréversible crise et s’en est allé à sa fin, de grandes opérations de reconstruction théorique ont témoigné de la vitalité contradictoire du noyau dur de l’oeuvre de Marx : entre 1968 et 1977, se développent les dernières tentatives de renouvellement de la théorie marxiste inscrites dans le sillage de la Troisième Internationale ou à ses marges. »

Là, André Tosel évoque quelques noms qui reviendront à plusieurs reprises tout au long de sa fresque. Il évoque l’oeuvre des « grands hérétiques » et philosophes communistes : Gyorgy Lukacs, Ernst Bloch, Antonio Gramsci, Louis Althusser...

1968, LE DEPASSEMENT DE LA VIELLE ORTHODOXIE

L’ombre portée de 1968 a en effet mis à l’ordre du jour des perspectives de dépassement de la vieille orthodoxie et laissé même espérer « une reprise d’une sortie à gauche du stalinisme, au moment où était posée la question d’un réformisme révolutionnaire centré sur la montée en puissance d’instances de démocratisation radicale. »

« La concurrence de fait entre ces divers modèles de reconstruction de la théorie marxienne, tous nourris d’une relecture de Marx, tous contradictoires dans leur rapport à Hegel et à la dialectique ( quel Hegel ? Quelle dialectique ?), tous spécifiés par la grande hétérogénéité des références aux éléments de la tradition philosophique ou scientifique, tous divisés dans leur appréciation du libéralisme, cette concurrence donc entre ontologie de l’être social, utopie critique du non-être encore, philosophie de la praxis et philosophie de l’intervention matérialiste-historique auprès des sciences et de la philosophie, a constitué un moment de grande intensité que font semblant d’ignorer les fossoyeurs trop pressés de Marx. »

LA SCLEROSE DU MARXISME-LENINISME

Ce moment fut bref et il restait toujours à expliquer ce qui s’était passé en URSS et ce qu’était réellement devenue la révolution d’Octobre 1917, à expliquer pour quelles raisons, certes externes, mais aussi internes, une oeuvre d’une radicalité critique peu commune, hétérodoxe, révolutionnaire, avait pu donner lieu à une dogmatique aussi sclérosée que le marxisme-léninisme, avec ses lois de l’histoire et sa poignée de catégories dialectiques, propice à toutes les manipulations, pauvre idéologie de légitimation d’une politique inconsciente de sa propre nature, scellant l’union d’une philosophie redevenue science des sciences et d’un parti-Etat total.

« L’incapacité du communisme soviétique, poursuit André Tosel, à se réformer dans le sens démocratique, son déficit en matière des droits de l’homme et du citoyen, son inefficacité économique à satisfaire des besoins dont il reconnaissait la légitimité, le rendirent incapable d’affronter l’impitoyable guerre de position qui n’avait cessé de lui être imposée depuis sa fondation. »

SORTIR DE L’IMPOSTURE DU SIECLE

André Tosel constate que « l’argument du Goulag devint universel et délégitima en bloc Marx, les reconstructions hérétiques marxistes, les soumettant au même jugement d’infamie.

« Une grande partie de l’intelligentsia marxiste qui s’était complue dans la rumination de la thèse de Jean-Paul Sartre - « le marxisme est indépassable tant que le moment historique dont il est l’expression n’a pu être dépassé » - estima advenu le temps du dépassement et de la sortie hors de l’imposture du siècle.

« La plupart rejoignit les rangs du libéralisme... »

« L’auto-liquidation du plus grand parti communiste d’Europe, l’italien, qui abandonna les velléités de l’eurocommunisme pour rejoindre l’eurogauche et prendre le nom de parti démocratique de la gauche, la crise généralisée de stratégie des partis communistes occidentaux qui couvrait d’un fondamentalisme marxiste leur ralliement à des positions classiquement socio-démocrates, elles-mêmes abandonnées, les partis homonymes devenus tendanciellement des partis démocrates à l’américaine, tout ceci est l’équivalent européen de l’implosion de l’URSS après la chute du mur de Berlin en 1989. »

DE NOUVELLES OPERATIONS DE RECONSTRUTION

Cependant, montre André Tosel, sous cet effacement spectaculaire une libre et plurielle recherche marxiste se maintenait.

Elle avait toutefois perdu un de ses traits jusqu’ici majeur, sa liaison à des forces politiques identifiables et à des acteurs sociaux (aussi compact que le mouvement ouvrier) que la modernisation capitaliste décomposait violemment...

Marx continuait à faire l’objet de lectures topiques et à se constituer en moment de tentatives de renouvellement visant à une théorie critique à hauteur d’époque, différentes des opérations de reconstruction issues des grands hérétiques du communisme de la période antérieure.

Ce fut la floraison des mille marxismes, selon la formulation de Immanuel Wallerstein.

RIEN DE MYSTERIEUX

Pour André Tosel, la cause immédiate de cette paradoxale émergence des mille marxismes n’avait cependant rien de mystérieux.

Elle tenait à la fois de la dynamique du capitalisme mondial et de l’apparition de ses nouvelles contradictions, d’une part, et, de l’autre, du statut singulier de la pensée de Marx lui-même.

En effet, le destin de cette pensée qui est devenue monde n’est comparable à celui d’aucune autre philosophie.

Elle a connu en cent ans un développement qui l’a étendue au genre humain, et elle a fini avant sa dernière crise, sous sa forme léniniste, par inspirer un tiers de l’humanité.

UN ENORME BLOC COMMUN D’IDEES

« Si les espoirs d’émancipation qu’elle a soulevés, dit André Tosel, ont été aussi démesurés qu’incommensurables, les désillusions causées par l’échec terrible et terrifiant de la révolution bolchévique, et si par ailleurs on ne peut confondre Marx avec Lénine, Lénine avec Staline, et ce dernier avec Mao Ze Dong, il demeure un énorme bloc d’idées commun à ces marxismes et à leurs aberrations, l’idée qu’il est possible de mettre fin à la domination et à l’exploitation qui collent au mode de production capitaliste comme une tunique de Nessus, l’idée que l’être social capitaliste est exposable en son immanence même, en ses formes économiques, politiques, sociales, culturelles, à une critique qui ne finira qu’avec lui.

« Ce bloc d’idées qui est aussi bloc de pratiques dérivées de Marx s’est développé au sein d’extraordinaires oppositions internes dans ces marxismes, en donnant naissance à des orthodoxies contradictoires (Kautsky/Lénine, Staline/ hérésies marxistes reconstructives, Tito/Mao, etc..). »

UN DEVELOPPEMENT DISCONTINU

« Ce développement, poursuit André Tosel, a toujours été discontinu, comme a été fragmentaire le rapport à Marx dont l’oeuvre inachevée n’a été connue que de manière fragmentaire : chaque génération a dû trouver son Marx propre...et a dû aussi exploiter un corpus métamorphique (que l’on songe au fait que les Livres 2 et 3 du Capital n’ont été disponibles qu’à la fin du 19e siècle, que les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et L’Idéologie allemande n’ont été accessibles qu’à la fin des années trente, et que les grands textes des années 1858-1883, Grundisse inclus, n’ont été réellement exploitables et exploités qu’après 1945.

« Ce régime de développement discontinu et de crise récurrente est donc la norme de fait d’une pensée qui a simultanément modifié le monde historico-social.

« Rien n’empêcherait alors de formuler l’hypothèse que la crise profonde qui affecte de l’intérieur le marxisme est le mode même d’existence et de résurrection du phénix marxiste. »

LE PHENIX MARXISTE

André Tosel ne s’en tient pas là !

Pour lui la vie discontinue du marxisme tient aussi à sa spécificité qui est de vouloir se lier à un mouvement politique effectif qui, né des contradictions du monde historico-social capitaliste, ne peut se maintenir dans l’existence qu’engagé dans une transformation « révolutionnaire » de l’ordre établi, inscrite dans les pratiques irréductibles de résistance des forces sociales soumises à la domination capitaliste.

L’ordre libéral, dans sa forme néo-libérale, pourrait n’avoir obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus en 1991.

La marxisme de la 3e Internationale ne s’est pas brisé seulement sur son déficit démocratique.

Il s’est brisé aussi sur son déficit internationaliste, en raison de son incapacité à traiter la question nationale du 20e siècle dans la perspective de l’économie-monde.

UNE NOUVELLE CRISE HISTORIQUE DU CAPITALISME

Mais la victoire du capitalisme mondialisé débouche aujourd’hui sur une crise historique nouvelle, inédite, de ce nouvel ordre libéral.

Pour André Tosel, « l’économie-monde est confrontée à la mondialisation d’une nouvelle question sociale qui signifie aussi désémancipation de masse et prolétarisation dans les centres capitalistes et aggravation (certes différenciée) des conditions de vie de multitudes, le tout accompagné d’un fabuleux transfert de richesse sociale au profit de ce qu’il faut bien appeler une classe dirigeante de plus en plus concentrée et divisée par l’impitoyable guerre économique que ses fractions se livrent.

« Cette même économie-monde est en même temps confrontée à l’exacerbation des diverses questions nationales racisées souvent en questions ethniques, et enracinées dans la gestion transnationale de la force internationale de travail et dans la différenciation contradictoire du marché. »

LES MILLE MARXISMES PRECURSEURS

Ainsi, l’affirmation contemporaine ambiguë des mille marxismes serait le signe précurseur de la crise commençante et inédite du nouvel ordre libéral et de ses pensées.

Mais rien n’est garanti, assure André Tosel.

Ni la capacité historique de ses néo-marxismes à penser et transformer le temps qui commence.

Ni l’aptitude du libéralisme à identifier sa crise et à en contrôler les issues dans un sens compatible avec les exigences systémiques du mode de production capitaliste.

Ces mille marxismes se présentent aussi sous la forme inédite qu’il faudra interroger, ne serait-ce que parce que la fin de l’unité coercitive (et toujours provisoire) d’une orthodoxie marxiste laisse indéterminé le pluralisme des mille marxismes.

LA CONTINUITE BRISEE ET DISCONTINUE DE LA TRADITION MARXISTE

« Quel est en effet, interroge André Tosel, le consensus minimal sur ce qu’il convient de nommer une interprétation marxiste légitime, étant entendu que cette légitimité est « faible » en ce qu’elle a fait son deuil de son devenir orthodoxie ou même hérésie... »

En tout cas, dit-il, « ces mille marxismes, séparés de la pratique politique des anciens partis communistes, à la recherche d’un nouveau lien problématique de la théorie et de la pratique, constituent la forme fragile de la continuité brisée et discontinue de la tradition marxiste... »

« Mais la crise ouverte du libéralisme est le fondement objectif de ces mille marxismes.

« A elle seule cette crise ne donne aucune garantie de succés d’un dépassement simultané des anciens marxismes (et des éléments de Marx obsolètes) et du libéralisme.

« Mais cette tâche est ouverte et elle sera aussi une histoire que les néo-marxistes feront, comme les hommes font leur histoire : elle se fera en des conditions déterminées, et sous des formes imprévues. »



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur