Mais qui donc fut Joseph Dietzgen ?

dimanche 14 août 2011
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Pour Philippe Bourrinet, l’importance de Dietzgen est fondamentale dans la naissance de la gauche communiste hollandaise et dans l’élaboration par Pannekoek de la théorie des conseils ouvriers :

« Le maître à penser des marxistes hollandais, tout au long de leur lutte contre le révisionnisme et le mécanisme des vulgarisateurs du marxisme, a été incontestablement Joseph Dietzgen... »

Cependant si cette donnée constitue une spécificité réelle de ce penseur, son rôle ne peut s’y réduire.

UN DES INVENTEURS DE LA DIALECTIQUE

Philippe Bourrinet poursuit en conséquence : « Le philosophe socialiste Dietzgen (1828-1888) avait été salué, à la parution de son livre « L’essence du travail intellectuel » en 1869, comme un des inventeurs de la dialectique matérialiste, au même titre que Marx.

Et Engels, dans sa célèbre brochure, « Ludwig Fuerbach et la fin de la philosophie classique allemande » (1888), saluait la concordance de méthode entre lui, Marx et Dietzgen :

« Cette dialectique matérialiste, qui était depuis des années notre meilleur instrument de travail et notre arme la plus accérée fut, chose remarquable, découverte à nouveau non seulement par nous, mais en outre, indépendamment de nous, et même de Hegel, par un ouvrier allemand, Joseph Dietzgen. »

Et, en dépit de ce compliment par l’auteur de « Anti-Dürhing », l’oeuvre philosophique de Dietzgen rencontra un faible écho chez les principaux théoriciens de la 2e Internationale.

« Ceux-ci y virent, poursuit Bourrinet, au mieux une pâle répétition de Marx, au pire une conception suspecte d’idéalisme...

« Cette méfiance s’expliquait en partie par le large écho rencontré par Dietzgen chez cerains éléments idéalistes... »

LA MATIERE EST CE QUI SE TRANSFORME

« L’intérêt du marxisme de gauche pour Dietzgen, dit-il, consistait non seulement dans la critique matérialiste de la philosophie spéculative (Kant et Hegel), mais dans le rejet de la conception matérialiste vulgaire du cerveau comme reflet de la matière.

« Dietzgen rejetait la séparation faite par les idéalistes et les matérialistes vulgaires du 18e siècle entre « esprit » et « matière ».

« Le cerveau n’était pas le simple réceptacle externe de l’expérience sensible, mais avant tout le lieu d’activité de la pensée.

« Le travail spirituel de la pensée se manifestait par l’élaboration des objets sensibles sous forme de concepts rassemblés en une totalité et une unité indissociables.

« D’où le rejet de l’empirisme, qui rejoignant ainsi l’idéalisme, considère que la matière est éternelle, impérissable, immuable.

« En réalité, pour le matérialisme dialectique et historique, « la matière consiste dans le changement, la matière est ce qui se transforme et la seule chose qui subsiste est le changement. »

TOUTE CONNAISSANCE EST RELATIVE

« Il s’ensuit, dit Bourrinet, que toute connaissance est relative ; elle n’est possible qu’à l’intérieur de « limites déterminées ».

« Enfin, cette connaissance relative de la réalité matérielle ne peut s’opérer que par l’intervention active de la conscience. Cette conscience, appelée « esprit », entre dans un rapport dialectique avec la matière. Il y a interaction permanente entre « esprit » et « matière » : « l’esprit relève des choses et les choses relèvent de l’esprit. L’esprit et les choses ne sont réels que par leurs relations. »

La théorie de Dietzgen, précise Philippe Bourrinet, n’était pas en contradiction avec celle de Marx et Engels. Souvent, au prix de maladresses de terminologie, elle la prolongeait par l’élaboration d’une « science de l’esprit humain ».

UNE SCIENCE DE L’ESPRIT HUMAIN

« Cet « esprit », dit-il, était un complexe de qualités indissociables : conscience, inconscient, morale, psychologie, rationalité.

« D’un point de vue révolutionnaire, l’apport de Dietzgen reposait sur une triple insistance :

a) L’importance de la théorie, comme appréhension et transformation radicale de la réalité ; et en conséquence le rejet de tout empirisme immédiatiste et réducteur ;

b) La relativité de la théorie se modifiant avec le changement de la « matière » sociale ;

c) Le rôle actif de la conscience sur la réalité, dont elle n’est pas le reflet mais le contenu même.

Une telle systématisation des leçons principales du marxisme constituait en fait un outil contre toute réduction du marxisme à un pur fatalisme économique et contre toute fossilisation des acquis de la méthode et des résultats du matérialisme historique.

L’ESPRIT DANS LA LUTTE DE CLASSE

Aussi, montre Philippe Bourrinet, tous les chefs tribunistes hollandais, Gorter, Pannekoek et Roland Holst s’enthousiasmèrent pour Dietzgen au point de l’étudier à fond, de le commenter et de le traduire.

L’insistance sur le rôle de « l’esprit » et du « spirituel » dans la lutte de classe était un appel direct à la spontanéité ouvrière débordant le cadre rigide de la bureaucratie social-démocrate et syndicale.

C’était un appel direct à la lutte contre les doutes et le fatalisme révisionnistes qui considéraient le capitalisme comme « éternel » et « impérissable », comme la matière.

C’était surtout un appel à l’énergie et à l’enthousiasme de la classe ouvrière dans sa lutte contre le régime existant, lutte qui exigeait une volonté consciente, esprit de sacrifice à sa cause, bref des qualités morales et intellectuelles.

UNE ETHIQUE PROLETARIENNE

Cet appel à une nouvelle éthique prolétarienne, les marxistes hollandais le trouvèrent ou crurent le découvrir dans l’oeuvre de Dietzgen.

Par la critique du matérialisme bourgeois classique et du marxisme vulgarisé et simplifié, les théoriciens hollandais développaient en fait une nouvelle conception de la « morale » prolétarienne et de la conscience de classe. Dietzgen ne fut pour eux qu’un révélateur de sens du marxisme, dont les concepts avaient été faussés par la vision réformiste...

A cette étape de l’exposé, il nous apparaît nécessaire de donner la parole à ces responsables communistes hollandais afin qu’ils motivent eux-mêmes leur engouement théorique pour Joseph Dietzgen.

Pour Anton Pannekoek, quand le matérialisme bourgeois fit son apparition en Europe occidentale, il présentait un recul théorique par rapport au matérialisme historique et Marx et Engels y virent une sorte de retour au siècle des Lumières, le 18e...

C’est pourquoi, dit-il, les problèmes du matérialisme bourgeois furent laissés de côté ; seules furent abordées les théories sociales de Dürhing.

LE MATERIALISME BOURGEOIS

Mais le matérialisme bourgeois était autre chose qu’une répétition pure et simple des idées du 18e siècle ; il s’appuyait sue le développement prodigieux des sciences de la nature au 19e siècle et y puisait sa force.

Une critique de ses fondements amenait à se poser des problèmes tout à fait différents de ceux concernant la philosophie post-hegelienne. Il fallait une critique des idées fondamentales des axiomes universellement admis comme résultat des sciences, et qui avaient été adoptés partiellement, bien qu’avec des réserves, par Marx et Engels eux-mêmes.

« C’est là que les oeuvres de Dietzgen, dit Pannekoek, ont leur importance. »

Il rappelle que Dietzgen était un artisan tanneur qui vécut en Rhénanie puis émigra aux Etats-Unis où il participa au mouvement ouvrier.

LE PHILOSOPHE DU PROLETARIAT

« C’était un autodidacte socialiste qui devint écrivain et philosophe. Il se considérait comme un disciple de Marx dans les domaines sociaux et économiques, et il assimila parfaitement la théorie de la valeur et du capital.

« En philosophie, c’était un penseur original qui développa les conséquences philosophiques de cette nouvelle conception du monde.

« Tout en le qualifiant de philosophe du prolétariat, Marx et Engels n’approuvaient pas tout ce qu’il écrivait, ils lui reprochaient ses répétitions, le trouvaient souvent confus, et on peut même se demander s’ils ont vraiment compris la nature de son argumentation, qui était bien éloignée de leur propre mode de pensée. »

Pannekoek s’en explique.

Marx, dit-il, pour présenter la vérité nouvelle de ses conceptions les exprime sous forme d’affirmations précises et d’arguments nets et logiques.

UNE AFFIRMATION NE DOIT PAS DEVENIR UN DOGME

Dietzgen, au contraire, estime que son rôle principal est de stimuler le lecteur pour qu’il réfléchisse par lui-même sur le problème de la pensée.

C’est dans ce but qu’il répète ses arguments sous des formes différentes, expose le contraire de ce qu’il affirmait auparavant, et assigne à chaque vérité les limites de sa validité, craignant par-dessus tout que le lecteur n’accepte une affirmation quelconque comme un dogme.

S’il lui arrive parfois d’être confus, surtout dans ses derniers textes, on trouve, en particulier dans « L’essence du Travail cérébral de l’Homme » (1860), le premier de ses ouvrages, comme dans
« Incursions d’un socialiste dans le domaine de l’Epistemologie » (1877) et d’autres petites brochures, des exposés clairs et lumineux sur la nature du processus de la pensée, lesquels confèrent à ces oeuvres un intérêt exceptionnel et en font une partie intégrante, voire essentielle, du marxisme.

L’ORIGINE ET LA REALITE DES IDEES

Pannekoek développe son argumentation en rappelant que la première grande question de la théorie de la connaissance est l’origine des idées.

« Marx et Engels, dit-il, démontrèrent qu’elles sont produites par le milieu extérieur.

« La deuxième question, qui lui est reliée, porte sur la transformation en idées des impressions fournies par ce milieu.

« C’est Dietzgen qui y a répondu.

« Marx montra que les réalités sociales et économiques déterminent la pensée.

« Dietzgen a explicité la relation entre la pensée et la réalité.

« Ou pour reprendre une phrase d’Herman Gorter : « Marx a montré comment la matière sociale forme l’esprit, Dietzgen nous montre ce que l’esprit lui-même fait. »

Dietzgen, poursuit Pannekoek, part des expériences de la vie quotidienne et plus particulèrement des sciences de la nature.

« Systématiser, telle est l’essence, l’expression générale de l’activité scientifique. La science ne vise à rien d’autre que de mettre en ordre et classer dans notre cerveau les objets du monde extérieur. »

L’esprit humain, explique-t-il, dégage d’un groupe de phénomènes ce qui leur est commun, par exemple la couleur commune à une rose, une cerise, un coucher de soleil, la couleur rouge...L’obget original est concret, le concept spirituel abstrait.

LE ROLE DU CERVEAU

« Par notre esprit nous entrons en possession potentielle du monde sous deux aspects : l’un extérieur en tant que monde réel, l’autre intérieur, sous forme de pensées, d’idées, d’images...Le cerveau ne saisit pas les choses elles-mêmes, mais seulement leur concept, leur image générale...Il n’y a pas assez de place dans le cerveau pour la diversité sans fin des objets et la richesse infinie de leurs propriétés. »

Et en fait, reprend Pannekoek, dans la vie pratique, nous avons besoin de prévoir les évènements et pour cela, non pas d’envisager tous les cas particuliers, mais d’utiliser des règles générales.

L’opposition esprit/matière, pensée/réalité, matériel/spirituel, est l’opposition même de l’abstrait et du concret, du général et du particulier.

Cette opposition n’est pourtant pas absolue. Le monde tout entier est l’objet de notre pensée, aussi bien le monde spirituel que le monde visible et palpable. Les choses spirituelles existent vraiment sous forme de pensées et servent à leur tour d’objets pour la formation de concepts ; les phénomènes spirituels sont eux-mêmes englobés dans le concept d’esprit.

LE SPIRITUEL EXISTE VRAIMENT SOUS FORME DE PENSEES

Les phénomènes spirituels et matériels, c’est-à-dire la matière et l’esprit réunis, constituent le monde réel dans son intégralité, entité douée de cohésion dans laquelle la matière détermine l’esprit, et l’esprit, par l’intermédiaire de l’activité humaine, « détermine » la matère.

Le monde dans son intégralité est une unité en ce sens que chaque partie n’existe qu’en tant que partie de la totalité et est entièrement déterminée par l’action de celle-ci...

« Le mérite de Dietzgen, dit Pannekoek dans sa « Préface à l’essence du travail intellectuel », consiste à avoir fait de la philosophie une science de la nature, comme Marx l’avait fait pour l’histoire.

« De cette façon, l’instrument de la pensée humaine est débarrassé de l’élément fantastique : il est considéré comme une partie de la nature et son être particulier, concret, qui se transforme et se développe au cours de l’histoire, doit être connu toujours plus profondément au moyen de l’expérience. »

UNE OEUVRE DIFFERENTE DES PHILOSOPHIES ANTERIEURES

« L’oeuvre de Dietzgen se donne elle-même comme une réalisation finie et provisoire de cet objectif ; en tant que telle, elle devra être améliorée et perfectionnée par les acquisitions ultérieures de la recherche.

« Son oeuvre est fondamentalement différente des philosophies antérieures et leur est supérieure, précisément parce qu’elle a moins d’ambition ; elle se présente comme l’acquis de la philosophie, auquel tous les grands penseurs ont contribué, mais considéré, examiné, rassemblé et reproduit par l’esprit pondéré d’un socialiste. »

En même temps, poursuit Pannekoek, elle communique ce caractère de vérité imparfaite aux systèmes précédents, qui n’apparaissent plus comme des spéculations arbitrairement changeantes, mais comme des étapes de la connaissance progressant selon une relation naturelle et contenant toujours plus de vérité, toujours moins d’erreurs.

Hegel avait déjà adopté ce point de vue tellement supérieur aux autres ; chez lui, cependant, le développement trouvait une fin auto-contradictoire dans son propre système.

L’ESPRIT DE L’HOMME EST UN ETRE NATUREL

Chez Dietzgen également, la dernière forme se reconnaît elle-même comme la plus élevée ; le pas décisif qu’elle représente dans l’histoire de la pensée marxiste en ce qu’elle est la première à réaliser cette conception scientifique : l’idée nouvelle selon laquelle l’esprit de l’homme est un être naturel comme les autres constitue un progrès essentiel dans la connaissance de l’esprit humain, qui la place au premier rang de cette histoire ; et un tel progrès ne peut être annulé, car il signifie le désabusement d’une illusion plusieurs fois séculaire...

En tant qu’elle est socialiste ou prolétarienne, la conception moderne du monde s’oppose d’une manière tranchée à la conception bourgeoise ; l’essentiel de son contenu nous a été donné par Marx et Engels, Dietzgen développe ici les principes de sa théorie de la connaissance, son caractère véritable nous est indiqué par les termes : matérialiste et dialectique.

MATERIALISTE ET DIALECTIQUE

Son contenu est le matérialisme historique, la théorie du développement de la société, telle qu’elle a été exposée à grands traits dans le Manifeste communiste, développée en détail dans un grand nombre d’ouvrages et démontrée mieux encore par une multitude de faits.

D’une part, elle nous donne la certitude scientifique que la misère et l’imperfection de la société actuelle, considérées comme naturelles et inévitables par les conceptions bourgeoises, ne sont qu’un état transitoire et que l’homme, dans un avenir proche, s’affranchira de la servitude de ses besoins matériels par la régulation de la production sociale.

D’autre part, cette science de l’homme et de la société constitue, avec les résultats les plus assurés des sciences de la nature, un tout, une science globale de l’univers, qui rend superflues toutes les superstitions et par là renferme en elle la libération théorique, la libération de l’esprit.

UNE SCIENCE GLOBALE DE L’UNIVERS

Que cette science parvienne à ne laisser en dehors d’elle que l’illusion, à former une conception du monde satisfaisante et harmonieuse, nous en trouvons la garantie dans les principes de la théorie de la connaissance que Dietzgen nous présente.

A cet égard, cette dernière fournit une base solide à notre conception du monde.

Notes : voir notamment :

Philippe Bourrinet – Les conseils ouvriers dans la théorie de la gauche germano-hollandaise – L’influence de Dietzgen – La Bibliothèque libertaire.
Anton Pannekoek – Lénine philosophe – Dietzgen
Anton Pannekoek – Préface à « L’essence du travail intellectuel » de Joseph Dietzgen – La Bataille socialiste.



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