La misère théorique du mouvement ouvrier français

dimanche 15 janvier 2012
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Il est toujours nécessaire de préciser les dates des textes. Nous le savons, l’histoire ne s’arrête pas, et donc les réalités se modifient, et il n’est pas de vérités éternelles. L’étude concrète d’une situation concrète, selon la formule de Lénine est, en conséquence, une nécessité impérieuse, sauf à vouloir se raconter des histoires au lieu de connaître l’histoire qui se fait et ses évolutions.

C’est donc en 1962 que, à la faveur d’une introduction aux textes réunis dans « Pour Marx », Althusser énonçait le terrible constat auquel il était parvenu.

UN TERRIBLE CONSTAT

« Par là, disait-il, nous en vînmes à reconnaître que, sous la protection du dogmatisme régnant [1], une autre tradition négative, française celle-là, avait prévalu sur la première, une autre tradition, ou plutôt ce que nous pourrions appeler, en écho à la « deustche Misere » de Heine, notre « misère française » : l’absence tenace, profonde, d’une réelle culture « théorique » dans l’histoire du mouvement ouvrier français.

« Si le parti français avait pu à ce point s’avancer, en donnant à la théorie générale des deux sciences (2) la forme d’une proclamation radicale, s’il avait pu en faire l’épreuve et la preuve de son incontestable courage politique, c’est aussi qu’il vivait sur de maigres réserves théoriques : celles que lui avaient léguées en héritage tout le passé du mouvement ouvrier français.

« De fait, hormis les utopistes Saint Simon et Fourier, que Marx aime tant à évoquer, hormis Proudhon qui n’était pas marxiste, et Jaurès qui l’était peu, où sont nos théoriciens ?

« L’Allemagne a eu Marx et Engels, et le premier Kautsky ; la Pologne, Rosa Luxembourg ; la Russie Plekhanov et Lénine ; l’Italie Labriola, qui (quand nous avions Sorel) correspondait d’égal à égal avec Engels, puis Gramsci.

« Où sont nos théoriciens ? Guesde, Lafargue ? »

LELE DES TRAVAILLEURS INTELLECTUELS

Althusser ajoutait qu’il faudrait toute une analyse historique pour rendre compte d’un pauvreté, qui tranche sur la richesse d’autres traditions et il se proposant, sans prétendre engager cette analyse, de fixer du moins quelques repères.

« Une tradition « théorique » (théorie de l’histoire, théorie philosophique) dans le mouvement ouvrier du 19e et du début du 20e siècles, ne peut se passer des oeuvres des travailleurs intellectuels.

« Ce sont des intellectuels (Marx et Engels) qui ont fondé le matérialisme historique et le matérialisme dialectique, ce sont des intellectuels (Kautsky, Plékhanov, Labriola, Rosa Luxembourg, Lénine, Gramsci) qui en ont développé la théorie. »

Pour Athusser, il ne pouvait en être autrement, ni aux origines, ni longtemps après, il ne peut en être autrement ni maintenant ni dans l’avenir : ce qui a pu changer et changera, c’est l’origine de classe des travailleurs intellectuels, mais pas leur qualité d’intellectuels.

Il en est de raisons de principe : l’idéologie « spontanée » du mouvement ouvrier ne pouvait, livrée à elle-même, produire que le socialisme utopique, le trade-unionisme, l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme...

ET POURQUOI PAS EN FRANCE ?

D’autre part, ajoute-t-il, le socialisme marxiste, supposant le gigantesque travail théorique d’instauration et de développement d’une science et d’une philosophie sans précédent, ne pouvait être que le fait d’hommes possédant une profonde formation historique, scientifique et philosophique, d’intellectuels de très grande valeur.

Althusser considérait également que si de tels intellectuels étaient apparus en Allemagne, Russie, Pologne et Italie, soit pour fonder la théorie marxiste, soit pour en devenir les maîtres, ce n’était pas le fait de hasards isolés.

Les conditions sociales, politiques, religieuses, idéologiques et morales régnant dans ces pays rendaient tout simplement impossible l’activité des intellectuels, à qui les classes dominantes (féodalité et bourgeoisie compromises et unies dans leurs intérêts de classe et appuyées sur les églises) n’offraient le plus souvent que des emplois de la servilité et de la dérision..

Là, poursuivait-il, les intellectuels ne pouvaient chercher de liberté et d’avenir qu’aux côtés de la classe ouvrière, la seule classe révolutionnaire.

LA SPÉCIFICITÉ DE LAVOLUTION BOURGEOISE FRANÇAISE

Tout au contraire, en France, la bourgeoisie avait su et pu accomplir sa révolution, une révolution nette et franche, éliminer la classe féodale de la scène politique (1789, 1830, 1848), sceller sous son règne, dans la révolution même, l’unité de la nation, combattre l’Église, puis l’adopter mais, le moment venu, se séparer d’elle, et se couvrir des mots d’ordre de liberté et d’égalité.

La bourgeoisie avait su utiliser à la fois ses positions de force et tous les titres acquis dans son passé, pour offrir aux intellectuels assez d’avenir et d’espace, des fonctions assez honorables, des marges de liberté et d’illusions suffisantes, pour les retenir sous sa loi, et les garder sous le contrôle de son idéologie.

Hormis quelques grandes exceptions, qui justement furent des exceptions, les intellectuels français acceptèrent leur condition et n’éprouvèrent pas le besoin vital de chercher leur salut aux côtés de la classe ouvrière : et quand ils s’y rallièrent, ils ne surent pas dépouiller radicalement l’idéologie bourgeoise dont ils étaient marqués, et qui survit dans leur idéalisme et leur réformisme (Jaurès) ou leur positivisme.

UNEFIANCE OUVRIÉRISTE

Aussi, pour Althusser, ce n’est pas non plus un hasard si le parti français dut consacrer de courageux et patients efforts à réduire et détruire le réflexe de méfiance « ouvriériste » contre les intellectuels, qui exprimait à sa manière l’expérience et la déception, sans cesse renaissantes, d’une longue histoire.

C’est ainsi que les formes mêmes de la domination bourgeoise privèrent longtemps le mouvement ouvrier français des intellectuels indispensables à la formation d’une authentique tradition « théorique ».

« Le parti français, dit Althusser, est né dans ces conditions de vide théorique, et il grandit en dépit de ce vide, comblant de son mieux les lacunes existantes, se nourrissant de notre seule tradition nationale authentique, pour qui Marx avait le plus profond respect : la tradition politique. »

LA TRADITION POLITIQUE

« Il reste marqué, poursuit-il, par cette tradition « politique », et, de ce fait, par une certaine méconnaissance du rôle de la théorie, moins d’ailleurs de la théorie politique et économique que de la théorie « philosophique ».

« S’il sut rallier autour de lui des intellectuels célèbres, ce fut avant tout de grands écrivains, romanciers, poètes et artistes, de grands spécialistes des sciences de la nature, et aussi quelques historiens et psychologues de haute qualité, - et surtout pour des raisons politiques, mais très rarement des hommes philosophiquement assez formés pour considérer que le marxisme devait être non seulement une doctrine politique, une « méthode » d’analyse et d’action, mais aussi, en tant que science, le domaine théorique d’une recherche fondamentale indispensable au développement non seulement de la science des sociétés et des diverses « sciences humaines », mais aussi des sciences de la nature et de la philosophie.. »

« Le parti français dut naître et grandir dans ces conditions ; sans l’acquis et le secours d’une tradition nationale théorique, et, ce qui en est la suite inévitable, sans une école théorique dont puissent sortir des maîtres...

« Est-ce un hasard si l’étude et le commentaire des oeuvres de Marx sont demeurés si longtemps chez nous le fait de quelques germanistes courageux et tenaces... »

STALINE ET LES CHOCS

« C’est à Staline que nous dûmes, au sein du mal dont il porte la plus haute responsabilité, le premier choc. C’est à sa mort que nous dûmes le second, - à sa mort, et au 20e Congrès.

« Mais entre temps la vie aussi avait, parmi nous, fait son oeuvre. »

Althusser considère qu’on ne crée pas du jour au lendemain ou sur un simple décret, ni une organisation politique, ni une vraie culture théorique.

Combien, dit-il, parmi les jeunes philosophes venus à l’âge d’homme avec la guerre ou l’après-guerre, s’étaient usés en tâches politiques épuisantes, sans prendre sur elles le temps du travail scientifique !

Les intellectuels d’origine petite bourgeoise qui vinrent alors au parti se sentirent tenus d’acquitter en pure activité, sinon en activisme politique, la Dette imaginaire qu’ils pensaient avoir contractée « de n’être pas nés prolétaires »...

LA PRIORITÉ AU COMBAT POLITIQUE

« Philosophiquement parlant, poursuit-il, notre génération s’est sacrifiée, a été sacrifiée aux seuls combats politiques et idéologiques, j’entends : sacrifiée dans ses oeuvres intellectuelles et scientifiques...Il n’était pas d’issue pour un philosophe. S’il parlait ou écrivait philosophie à l’intention du parti, il était voué aux commentaires, et à de maigres variations à usage interne sur les Célèbres Citations...Pour engager les meilleurs de leurs interlocuteurs à leur prêter quelque oreille, certains philosophes marxistes en furent réduits, et réduits par un mouvement naturel où n’entrait aucune tactique réfléchie, à se « déguiser », - à déguiser Marx en Husserl, Marx en Hegel, Marx en Jeune Marx éthique ou humaniste, - au risque de prendre un jour ou l’autre le masque pour le visage... »

Pour Althusser, une fois éprouvée la vanité théorique du discours dogmatique, il ne restait à notre disposition qu’un seul moyen pour assumer l’impossibilité où nous étions réduits de penser vraiment notre philosophie : penser la philosophie elle-même comme impossible.

LA PHILOSOPHIE IMPOSSIBLE

« Nous connûmes alors, dit-il, la grande et subtile tentation de la « fin de la philosophie » dont nous entretenaient des textes énigmatiquement clairs de la Jeunesse (1840-1845), et de la coupure(1845) de Marx.

« Les plus militants, et les plus généreux donnaient dans la « fin de la philosophie » par sa « réalisation », et célébraient la mort de la philosophie dans l’action, dans sa réalisation politique et son accomplissement prolétarien, mettant sans réserve à leur service la fameuse thèse sur Feuerbach, où un langage théoriquement équivoque oppose la transformation du monde à son explication.

« De là au pragmatisme théorique, il n’y avait, il n’y a « toujours » qu’un pas.

« D’autres, d’esprit plus scientifique, proclamaient « la fin de la philosophie » dans le style de certaines formules positivistes de l’Idéologie allemande, où ce n’est plus le prolétariat et l’action révolutionnaire qui prennent en charge la réalisation, donc la mort de la philosophie, mais la science pure et simple : Marx ne nous engage-t-il pas à cesser de philosopher, c’est-à-dire de développer des rêveries philosophiques pour passer à l’étude de la réalité même... ?

LA MORT PHILOSOPHIQUE DE LA PHILOSOPHIE

« Nous nous ingéniâmes alors à donner à la philosophie une mort digne d’elle : une mort philosophique. »

Althusser s’en explique :

« Là encore, nous prenions appui sur d’autres textes de Marx, et sur une troisième lecture des premiers.

« Nous allions, laissant entendre que la fin de la philosophie ne peut être, comme le sous-titre du Capital le proclame de l’Economie Politique, que « critique » : qu’il faut aller aux choses mêmes, en finir avec l’idéologie philosophique, et se mettre à l’étude du réel, - « mais », et c’est ce qui nous semblait nous garantir du positivisme, nous retournant contre l’idéologie, nous la voyions constamment menacer « l’intelligence des choses positives », assiéger les sciences, brouiller les traits réels.

« Nous confions alors à la philosophie la perpétuelle réduction critique des menaces de l’illusion idéologique, et pour lui confier cette tâche, nous faisions de la philosophie la pure et simple conscience de la science, réduite en tout à la lettre et au corps de la science, mais simplement retournée, comme sa conscience vigilante, sa conscience du dehors, vers ce dehors négatif, pour le réduire à rien.

« C’en était bien « fini » de la philosophie, puisque tout son corps et son objet se confondaient avec celui de la science, et pourtant, elle subsistait, comme sa conscience critique, juste le temps de projeter l’essence positive de la science sur l’idéologie menaçante, juste le temps de détruire les fantasmes idéologiques de l’agresseur, avant de rentrer dans la place, y retrouver les siens... »

LES PROBLÈMES DEMEURENT

Althusser s’oriente alors vers sa conclusion :

« Si je rappelle ces recherches et ces choix, c’est qu’à leur manière, ils portent la trace de notre histoire.

« Et c’est aussi que la fin du dogmatisme stalinien ne les a pas dissipés comme de simples réflexes de circonstance, mais « qu’ils sont encore nos problèmes ».

« Ceux qui imputent à Staline, outre ses crimes et ses fautes, le tout de nos déceptions, de nos erreurs et de nos désarrois, « en quelques domaines que ce soit », risquent de se trouver fort déconcertés de constater que la fin du dogmatisme philosophique ne nous a pas rendu la philosophie marxiste dans son intégrité.

« Après tout, on ne peut jamais libérer, et même du dogmatisme, que ce qui existe.

« La fin du dogmatisme a produit une réelle liberté de recherche, et aussi une fièvre, où certains sont un peu pressés de déclarer philosophie le commentaire idéologique de leur sentiment de libération et de leur goût de la liberté.

« Les fièvres tombent aussi sûrement que les pierres... »

LA THEORIE MARXISTE RESTE A CONSTITUER

« La fin du dogmatisme nous a mis en face de cette réalité : que la philosophie marxiste, fondée par Marx dans l’acte même de la fondation de sa théorie de l’histoire, est en grande partie encore à constituer, puisque comme le disait Lénine, seules les pierres d’angle en ont été posées ; que les difficultés théoriques dans lesquelles, sous la nuit du dogmatisme nous nous étions débattus, n’étaient pas de part en part des difficultés artificielles, mais qu’elles tenaient aussi en grande partie à l’état d’inélaboration de la philosophie marxiste.

« Mieux, que dans les formes figées et caricaturales que nous avions subies ou entretenues, et jusque dans la monstruosité théorique de deux sciences [2], quelque chose d’un problème non réglé était, d’une présence aveugle et grotesque, réellement présent...

« Et qu’enfin notre lot et nôtre tâche aujourd’hui est tout simplement de poser et d’affronter ces problèmes au grand jour, si nous voulions donner un peu d’existence et de consistance théorique à la philosophie marxiste. »

Michel Peyret
7 septembre 2011


[1il s’agit du dogmatisme stalinien

[2« les deux sciences » : Althusser écrit à ce propos : « Le temps qu’en sa caricature un mot résume encore, haut drapeau claquant dans le vide : « science bourgeoise, science prolétarienne ». Des dirigeants, pour défendre contre la fureur des attaques bourgeoises un marxisme alors dangereusement aventuré dans la « biologie » de Lyssenko, avaient relancé cette vieille formule gauchiste, qui avait été jadis le mot d’ordre de Bodganov et du Prolecult ».



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