Quand Kautsky et Bernstein censuraient Engels

mercredi 12 octobre 2011
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Engels, on le sait, a produit, entre autres, nombre d’introductions, notamment à des textes de Marx, ou à des textes qui leur étaient communs.

Mais il est rare d’entendre dire qu’il fut censuré par d’autres que les autorités de différents pays capitalistes dans lesquels il a vécu ou publié.

Et pourtant, manifestement, ce fut aussi le cas avec des dirigeants de la social-démocratie allemande, Kautsky et Bernstein au premier chef.

LE TESTAMENT POLITIQUE D’ENGELS

L’objet de la « coupure », est son introduction du 6 mars 1895 aux « Luttes de classes en France - 1848-1850 », de Karl Marx, introduction que certains considèrent un peu comme son « testament » politique.

Une note des éditeurs de l’ouvrage en ma possession, en l’occurrence Les Editions sociales en 1968, précise les circonstances :

« L’ouvrage universellement connu sous le titre « Les luttes de classes en France » ne devait paraître pour la première fois en brochure et sous ce titre qu’en 1895, bien qu’il ait été rédigé par Marx entre janvier et octobre 1850. Il se compose en majeure partie d’articles qui parurent dans les quatre premiers numéros de la « Neue Rheinische Zeitung », revue économique et politique dont la publication commença à Londres au début de mars 1850.

« Après avoir pris une part active à la révolution de 1848 en Allemagne, Marx se réfugia d’abord à Paris en juin-août 1849, puis à Londres. Mais il entendait continuer la lutte à laquelle il venait de participer et il fonda, à cette fin, une revue qui portait le même titre que le journal qu’il avait dirigé à Cologne.

LA TACHE LA PLUS URGENTE POUR MARX

La note des éditeurs poursuit :

« Il apparut à Marx que la tâche la plus urgente était d’exposer et d’expliquer les diverses phases de la révolution de 48 en France, parce que c’est là qu’elle avait pris la tournure la plus caractéristique.

« Ce sont, en effet, les événements de notre pays qui ont le mieux traduit le caractère nouveau de la lutte des classes tel qu’il apparaît au milieu du 19e siècle. C’est pourquoi il composa une série d’articles : « La défaite de juin 1848 », « Conséquences du 13 juin », « Napoléon et Fould », qui constituent les trois premiers chapitres des « Luttes de classes ».

« Mais ses études économiques, reprises dès son arrivée à Londres, l’amenèrent bientôt à reconnaître que les perspectives réelles de la révolution étaient tout autres que celles qu’il avait déjà envisagées. »

UNE OPINION NOUVELLE

Aussi, « dans un tableau des événements européens intitulé « De mai à octobre » et qui parut à la fin de novembre 1850 dans le dernier numéro de la revue, Marx exprime cette opinion nouvelle qui rectifie dans une certaine mesure la teneur de ses articles précédents.

« C’est la partie de ce tableau historique concernant les événements français qui constitue le dernier chapitre de l’ouvrage.

« Marx n’eut jamais le loisir de reprendre ces textes et c’est Engels qui, en 1895, assura leur publication en brochure en joignant le quatrième article aux trois précédents. Dans une longue introduction (voir ci-dessous) que nous publions en tête de ce volume, Engels a justifié l’addition à laquelle il avait procédé. Comme il le dit lui-même, « il n’y avait absolument rien à changer à l’interprétation des événements donnée dans les chapitres précédents. »

UN TEXTE D’UNE VALEUR EMINENTE

« Ainsi présenté, poursuivent les éditeurs, et compte-tenu des explications données par Engels, ce texte garde une valeur éminente. Il est la première grande illustration du matérialisme historique, la première explication des faits historiques par l’analyse du rapport des classes et des faits économiques.

« Ces articles de Marx constituent l’exposé le plus riche de l’histoire de notre pays dans les années 48 et 50 et sont, à ce moment déjà, un ouvrage classique.

« Mais la méthode de Marx s’illustre ici d’une telle manière que « Les luttes de classes en France » sont une oeuvre pleine d’enseignements, même pour les luttes d’aujourd’hui. »

ENGELS EXPOSE LES FAITS

Une note précise :

« Cette introduction d’Engels parut d’abord dans le Vorwaerts, organe de la social-démocratie allemande.

« Elle reprenait, en effet, le problème général de la lutte du prolétariat dans le cadre des circonstances nouvelles de la fin du 19e siècle, et, comme elle s’appuyait en grande partie sur l’expérience allemande, elle était d’une actualité directe pour les lecteurs du Vorwaerts.

« Toutefois, à sa grande surprise, Engels vit paraître dans le journal une version tronquée de son texte.

« Indigné de la liberté qu’on avait prise, il écrivit à Kautsky le 1er avril 1895 :

« A mon étonnement, je vois aujourd’hui dans le Vorwaerts un extrait de mon introduction reproduit à mon insu et arrangé de telle façon que j’y apparais comme un paisible adorateur de la légalité à tout prix.

« Aussi, désirerais-je d’autant plus que l’introduction paraisse sans coupure dans la Neue Zeit (l’organe théorique de la social-démocratie allemande – N.R.), afin que cette impression honteuse soit effacée.

« Je dirai très nettement à Liebknecht mon opinion à ce sujet, ainsi qu’à ceux, quels qu’ils soient, qui lui ont donné cette occasion de dénaturer mon opinion. »

MAIS TOUJOURS PAS LE TEXTE INTEGRAL

Malheureusement, la Neue Zeit, tout en donnant un texte plus complet, ne publia pas le texte intégral de l’introduction.

Et l’édition des « Luttes de classes » de 1895 non plus.

En réalité, les social-démocrates allemands, notamment Bernstein et Kautsky, avaient pratiqué des coupures qui prenaient un sens tout particulier.

Engels, tenant compte des menaces de la loi d’exception qui pesaient alors sur le socialisme en Allemagne, avait subtilement distingué entre tactique du prolétariat en général et celle qui était recommandée au prolétariat allemand à cette époque.

Il dit dans une lettre à Lafargue du 3 avril 1895 : « W...(Il vise probablement le rédacteur en chef du Vorwaerts, W.Liebknecht) vient de me jouer un joli tour. Il a pris mon introduction aux articles de Marx sur la France de 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique à tout prix paisible et anti-violente qu’il lui plaît de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l’Allemagne d’aujourd’hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l’Italie, l’Autriche, cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et pour l’Allemagne, elle pourra devenir inapplicable demain. » [1].

KAUTSKY ET BERSTEIN ACCREDITAIENT LEUR THESE

En coupant certains passages, Kautsky et Bernstein accréditaient leur propre thèse et ils essayèrent même, en faisant passer le texte tronqué de l’Introduction de Engels pour une sorte de testament politique, de la couvrir de l’autorité du grand disparu.

C’est là une manifestation bien caractéristique de la déformation opportuniste qu’ils introduisaient dans le marxisme et qui devait conduire la social-démocratie allemande à ses tragiques démissions de 1914 et de 1917 et à son impuissance totale en 1933.

En conclusion, la note des éditeurs indique « qu’il a fallu attendre que le Parti bolchevik, héritier fidèle et continuateur de la pensée de Marx et Engels, ait pris le pouvoir pour que paraisse enfin en URSS le texte intégral d’Engels. »

OU L’ON RETROUVE RIAZANOV !

En fait, si l’on en croit Robert Camoin – qui édite la revue « Présence marxiste » - ce n’est pas le Parti bolchevik qui, en quelque sorte anonymement, publia l’introduction d’Engels, mais bien David Riazanov, dont nous avons fait la connaissance récemment et qui est devenu responsable de l’Institut Marx-Engels. [2]

« On lui doit aussi, dit Robert Camoin, la publication d’un document politique fondamental : la version complète de l’Introduction d’Engels aux « Luttes de classes en France » de Marx.

« Cette introduction, poursuit-il, est le dernier texte publié par Engels avant sa mort, et il fut longtemps considéré comme son testament politique par la social-démocratie parce qu’il paraissait abandonner toute perspective de prise du pouvoir par la violence.

« Or Riazanov établit que ce texte d’Engels, qui avait déjà été par lui grandement atténué à la demande des dirigeants socialistes allemands en raison d’un risque de promulgation de nouvelles lois antisocialistes, avait été complètement trafiqué par les mêmes pour en faire une défense de la légalité à la grande fureur d’Engels. »

MEME ROSA LUXEMBURG A ETE TROMPEE !

« Jusqu’à ce que Riazanov, poursuit Camoin, publie en 1926 la version complète, les réformistes, Bernstein qui détenait le manuscrit complet en tête, ne cessaient pas de vanter le soi-disant changement d’orientation d’Engels, présentant celui-ci comme le premier à avoir révisé les positions de Marx !

« Il était politiquement de première importance, montre Camoin, de faire tomber cette caution que semblait donner Engels lui-même au reniement de la révolution par le réformisme et qui faisait dire à Rosa Luxemburg, parlant de ce texte au congrès du Parti communiste d’Allemagne : « Je ne veux pas dire qu’Engels à cause de cet écrit s’est rendu complice de tout le cours de l’évolution ultérieure en Allemagne, je dis simplement : c’est là un document rédigé de manière classique pour la conception qui était vivante dans la social-démocratie allemande, ou plutôt qui l’a tué. »

POURTANT ENGELS N’A RIEN ABANDONNE !

« Le texte non censuré, revient Camoin, publié par Riazanov démontre qu’Engels en réalité n’avait en rien abandonné la perspective révolutionnaire et insurrectionnelle.

« Par exemple à propos des barricades, Engels écrivait que les conditions de leur succés dans les révolutions avaient disparu. Mais dans le passage suivant supprimé par les dirigeants sociaux-démocrates, il disait : « Cela signifie-t-il qu’à l’avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout (…) A l’avenir (…) l’entreprendra-t-on plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préféreront sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. »

« Riazanov s’exclame qu’il s’agit d’une « véritable prophétie de l’expérience de la révolution d’octobre. »

LA DOUBLE EPREUVE DE MARX

A ce point, nous pouvons donc en venir à l’Introduction d’Engels elle-même. Bien évidemment, il ne peut être question ici de la publier dans son intégralité, nos lecteurs pourront la retrouver facilement.

Nous nous contenterons de brefs extraits de la première partie où Engels souligne le risque d’erreur auquel Marx était exposé lorsqu’il écrivait à propos des événements sans avoir le recul nécessaire et la façon dont Marx avait subi brillamment la double épreuve qu’il s’était imposée par la suite.

« La première épreuve, dit-il, eut lieu lorsque Marx, à partir du printemps de 1850, retrouva le loisir de se livrer à des études économiques...Il tira une vue tout à fait claire...à savoir que la crise mondiale de 1847 avait été la véritable mère des révolutions de Février et de Mars (1848) et que la prospérité industrielle, revenue peu à peu dès le milieu de 1848 et parvenue à son apogée en 1849 et 1850, fut la force vivifiante où la réaction européenne puisa une nouvelle vigueur. »

CRISE ET REVOLUTION

« Ce fut une épreuve décisive, dit Engels. Tandis que dans les trois premiers articles (parus dans les fascicules de janvier, février et mars de la Neue Rheinische Zeitung, revue d’économie politique, Hambourg, 1850) passe encore l’espoir d’un nouvel essor prochain de l’énergie révolutionnaire, le tableau historique du dernier fascicule double (de mai à octobre) paru en automne 1850 et qui fut composé par Marx et par moi, rompt une fois pour toutes avec ces illusions : « Une nouvelle révolution n’est possible qu’à la suite d’une nouvelle crise. Mais elle est aussi sûre que celle-ci... »

« La deuxième épreuve fut plus dure encore. Immédiatement après le coup d’Etat de Louis Bonaparte du 2 décembre 1851, Marx travailla de nouveau à l’histoire de France de février 1848 jusqu’à cet événement qui marquait provisoirement la fin de la période révolutionnaire (le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Dans cette brochure, la période qu’il expose dans notre ouvrage est traitée à nouveau quoique de façon plus brève... »

LA SUPPRESSION DU TRAVAIL SALARIE ET DU CAPITAL

« Ce qui donne à notre ouvrage, poursuit Engels, une importance toute particulière, c’est le fait qu’il prononce pour la première fois sous sa forme condensée la formule par laquelle, à l’unanimité, les partis ouvriers de tous les pays du monde réclament la réorganisation de l’économie : l’appropriation des moyens de production par la société.

« Dans le deuxième chapitre, à propos du « droit au travail » qui est caractérisé comme « la première formule maladroite dans laquelle se résument les prétentions révolutionnaires du prolétariat », on peut lire :

« Mais derrière le droit au travail il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital, l’appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c’est-à-dire la suppression du travail salarié ainsi que du capital et de leurs rapports réciproques. »

« Donc, dit Engels, pour la première fois se trouve formulée ici la thèse par laquelle le socialisme ouvrier moderne se distingue nettement aussi bien de toutes les diverses nuances du socialisme, féodal, bourgeois, petit-bourgeois, etc...que de la confuse communauté des biens du socialisme utopique et du communisme ouvrier primitif... »


En médaillon de gauche à droite : Kautsky et Bernstein


[1Correspondance Engels-Lafargue – Editions sociales 1956-1959, tome III, p.404

[2voir mon article : « Je voudrais vous raconter leur histoire. »



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