La défense du socialisme indo-américain au VIe Congrès de l’Internationale communiste

Mariategui n’était pas seul !
dimanche 4 décembre 2011
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En 1928 se tenait à Moscou le 6e congrès de l’Internationale communiste. Déjà l’Amérique du sud y faisait valoir la spécificité de son chemin vers le socialisme...ou quand l’histoire nous donne des clefs de compréhension du présent

« Nous ne voulons pas, assurément, que le socialisme soit en Amérique un calque ou une copie. Il doit être une création héroïque. Nous devons donner vie, avec notre propre réalité, dans notre propre langage, au socialisme indo-américain » (José Carlos Mariategui,« Anniversaire et Bilan », septembre 1928).

Formés dans la pire « orthodoxie » nous nous sommes accoutumés à croire que l’Internationale Communiste était traversée par la lutte de deux lignes : la première, qui prétendait que la Révolution était également socialiste, dès le début, pour tous les pays du monde, sans attendre le niveau de développement capitaliste de ceux-ci, et la seconde qui considérait, précisément, étant donné l’insuffisant niveau de développement capitaliste, que dans certains pays d’Asie, Afrique et Amérique latine, elle devait passer premièrement par une Révolution Nationale Démocratique, qui accomplit principalement des tâches anti-impérialistes et anti-féodales. La réalité nous a montré que cette seconde ligne réellement prétendait et préconisait, que dans la totalité des pays d’Amérique latine elle devait passer premièrement par une révolution démocratique-bourgeoise, un Révolution Nationale Démocratique que certains appelèrent « de Nouvelle Démocratie ».

Sortant de cette « orthodoxie », dans les dernières années de notre vie, et étudiant J.C. Mariategui ainsi que la participation des délégués du Parti Socialiste du Pérou, par lui fondé, dans la Ire Conférence Communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires, nous sommes arrivés à considérer que cela fut l’unique scénario de débat international entre, l’ « orthodoxie » de la direction de l’Internationale Communiste et la défense de la spécificité du socialisme péruvien, ou du « socialisme indo-américain » (comme le dénommait le maître), mais aujourd’hui nous découvrons que cela ne fut pas comme ça, que Mariategui n’était pas seul à s’obstiner, et que le débat réellement commença au VIe Congrès de l’Internationale Communiste, tenu à Moscou entre juillet et septembre 1928. Congrès qui compta sur la plus grande assistance de délégués communistes d’Amérique latine, et qui eut comme protagonistes principaux Ricardo Paredes Romero (fondateur du Parti Socialiste d’Equateur et du Parti Communiste d’Equateur) et « Travin », qui était réellement Sergei Ivanovich Gusev (remarquable bolchévique, membre du Présidium du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.

Le débat sur la spécificité de la Révolution en Amérique latine

Effectivement, le VIe Congrès de l’Internationale Communiste fut le scénario d’un enflammé et important débat qui eut comme principaux « opposants », pour l’ « orthodoxie », Nicolas Boukharine, Otto Kuusinen et Jules Humbert-Droz ; et pour la défense de la spécificité de la Révolution en Amérique latine, Ricardo Paredes Romero et Travin ; débat qui en résumé traita de l’inadéquation du qualificatif de « semi-coloniales », et de la consigne de « révolution agraire démocratique bourgeoise », pour certains pays d’Amérique latine, où l’existence de communautés rurales, et l’attitude de la bourgeoisie nationale, ou native, face à la Révolution, permettrait de sauter le stade capitaliste de développement, la Révolution acquérant, dès ses débuts, des traits ou caractéristiques socialistes, à la différence des cas de la Chine et de l’Inde.

L’inadéquation de la généralisation de la dénomination « semi-colonial »

A peine terminé le rapport de Nicolas I. Boukharine sur le Programme de l’Internationale Communiste, Ricardo Paredes Romero (délégué à l’Internationale Communiste des Partis Socialiste et Communiste d’Equateur) (1) souligna, au sujet de la classification faite par le camarade Kuusinen, qu’au sein des pays « appelés semi-coloniaux » il y avait un grand nombre de formes intermédiaires, proposant une nouvelle catégorie (ajoutée aux trois groupes de pays classifiés dans le Programme de l’Internationale Communiste) « d’accord avec son développement économique et le degré d’indépendance politique » ; groupe qui « était constitué par les pays ’dépendants’, qui sont pénétrés économiquement par l’impérialisme mais qui conservent une indépendance politique assez grande », (nous nous rappelons ici l’interrogation de Mariategui envoyée à la Première Conférence Communiste Latino-américaine de juin 1929 : "Jusqu’à quel point peut-on assimiler la situation des républiques latino-américaines à celle des pays semi-coloniaux ?) (2).

L’existence d’un paysan indigène communal

Plus loin il précisa que les pays arriérés du point de vue industriel se trouvent en meilleures conditions en ce qui concerne la « socialisation des terres », étant son principal obstacle pour le socialisme son industrialisation, car « les pays d’Amérique latine qui ont une population indigène très nombreuse (le Mexique, l’Equateur, le Pérou, la Bolivie) sont en meilleures conditions pour l’édification du socialisme dans la campagne que les pays dont cet élément indigène n’existe pas. Il existe de nombreuses communes au Mexique, en Equateur, au Pérou, en Bolivie, qui représentent actuellement des éléments combatifs contre le pouvoir des féodaux et qui, au moment de l’instauration du régime prolétarien, seront les noyaux pour la coopération socialiste dans la campagne. Les indiens américains ont un esprit collectiviste très notable. Ils constituent des coopératives de production agricole, d’irrigation, de construction et autres formes de travail collectif. Ces éléments doivent être utilisés dans l’état prolétarien pour la construction du socialisme » (3).

L’inadéquation de la consigne de la révolution agraire démocratique bourgeoise

Revenant à nouveau à la condition de ces pays qui « souffrent de la pénétration impérialiste mais qui ne sont pas encore des peuples semi-coloniaux », il souligne que : "Dans ces pays, je crois, la consigne de la révolution agraire démocratico-bourgeoise n’est pas juste. Il est possible qu’ elle aura plus de succès dans les pays profondément pénétrés par l’impérialisme, où la pression politique des impérialistes se fait sentir et où la question de la terre constitue un des leviers fondamentaux de la révolution (4).

Examinant le cas mexicain il remarque que « Si durant un moment, la bourgeoisie se met du côté du prolétariat, elle le trahira plus rapidement encore que la bourgeoisie chinoise, parce que les revendications du prolétariat industriel et agraire, ainsi que celles de la paysannerie, poseront de manière très aiguë le problème des classes, », car « La bourgeoisie nationale sait bien, que dans les conditions actuelles, une lutte contre l’impérialisme qui aurait pour allié le prolétariat organisé selon un programme révolutionnaire et les paysans qui réclament la terre, est une alliance très dangereuse pour elle » (5).

Le rôle de la bourgeoisie nationale latino-américaine face à la révolution

Analysant le comportement de la bourgeoisie nationale latino-américaine il précise que : « Les problèmes de l’indépendance nationale ne se présentent pas maintenant à la bourgeoisie de la même manière qu’antérieurement, quand dans les pays coloniaux et semi-coloniaux les forces nationales prétendaient obtenir l’indépendance nationale. Maintenant le prolétariat existe comme classe organisée, révolutionnaire et ces circonstances changent la question. A l’époque actuelle, quand les problèmes sociaux se posent de manière très aiguë, quand les communistes se répandent dans le monde entier et quand l’Internationale Communiste devient un guide du prolétariat révolutionnaire, la bourgeoisie ne peut avoir une attitude similaire à celle qu’elle avait au moment de l’indépendance du peuple d’Amérique latine », concluant que « La recolonisation des peuples d’Amérique latine, poursuivie par les impérialistes bien que se réveillent les sentiments nationalistes de la bourgeoisie, elle ne peut être empêchée de manière efficace que par la force du prolétariat et de la paysannerie » (6), et que, en conséquence,...« pour la majorité des pays dénommés semi-coloniaux et dépendants, la consigne de la révolution agraire n’est pas juste » (7).

Pour sa part le camarade « Travin » (pseudonyme de Sergei Ivanovich Gusev), discutant du rapport de l’Internationale Communiste sur « Les problèmes du mouvement révolutionnaire dans les colonies », présenté par Otto Kuusinen et le co-rapport « Sur les pays d’Amérique latine », présenté par Jules Humbert-Droz, rappelle que :

L’application de la thèse marxiste de la possibilité du développement non capitaliste

« Marx considérait que dans certaines conditions le développement capitaliste pouvait manquer, que la phase de l’évolution capitaliste pouvait être sautée. Il l’a affirmé à propos des communautés rurales russes. Il a parlé au sujet de cela dans ses lettres à Zasulich et à Mijailovski. Les thèses affirment aussi la possibilité d’un développement non capitaliste » (8), et il ajouta : « Je demande : dans les pays où le prolétariat indigène est plus développé et où il n’y a pas de bourgeoisie indigène, la possibilité d’un développement non capitaliste est-elle totalement écartée ? Je ne le crois pas. Dans certains pays coloniaux arriérés avec un ordre social féodal, le capitalisme en forme de concessions, d’importations et d’investissements peut être très développé. Cela ne signifie pas dans l’absolu que ces colonies ne sont pas en conditions de sauter la phase de l’évolution capitaliste, puisqu’ils n’ont pas un régime bourgeois ; le capitalisme existe là, de même que le prolétariat, mais ils n’ont pas encore un régime bourgeois » (9).

Les différences avec la révolution développée en Inde et en Chine

Et coïncidant, en partie, avec Ricardo Paredes Romero, il ajoute :

"Précisément depuis le point de vue de la possibilité de l’évolution non capitaliste, nous comprenons que les pays qui n’ont pas de bourgeoisie indigène doivent être classés dans un groupe à part. Nous pensons que le problème se référant à ces pays doit se poser surtout pour les distinguer de l’Inde ou de la Chine, où l’évolution non capitaliste est impossible et où nous assistons à une phase démocratico-bourgeoise de la révolution (10).

Avec cela nous posons qu’étant donné la réalité économique et sociale de l’Amérique latine qui est distincte, on ne peut pas leur appliquer mécaniquement la stratégie révolutionnaire appliquée au cas de l’Inde et de la Chine.

Traitant spécifiquement des pays d’Amérique latine il continua :

« ...nous estimons que le camarade Kuusinen se trompe en classifiant les républiques d’Amérique latine dans le premier groupe, à savoir dans le groupe qui comprend l’Inde et la Chine qui ont une bourgeoisie nationale ». ...« Pour ma part j’affirme qu’il n’existe dans ces pays aucune bourgeoisie compradores, et que, en général, ces pays n’ont pas une bourgeoisie nationale ou bien celle-ci est faible tant économiquement que numériquement » (11).

Les raisons des caractéristiques socialistes de la révolution en Amérique latine

Aussitôt il indiqua :

« Humbert-Droz a reconnu, lui-même, que les pays d’Amérique latine ne présentent pas les bases nécessaires pour le développement d’un capitalisme national indépendant »... « Cela implique que dans ces pays il sera impossible d’instaurer un régime bourgeois. Le capitalisme étranger se développe, mais le pays continue d’être féodal. Puisqu’il n’existe pas la moindre possibilité de développement d’un capitalisme national, on ne doit pas prétendre que le mouvement révolutionnaire qui se produit dans les pays d’Amérique latine ait un caractère démocratico-bourgeois » (12).

Décrivant les processus révolutionnaires d’Amérique latine, il ajouta :

... « Par l’effet des rapports de classe existant à l’intérieur de ces pays, par l’effet aussi du caractère colonial de l’Amérique latine, ces mouvements acquièrent dès le début les mêmes traits qui ne sont pas absolument caractéristiques de la révolution démocratico-bourgeoise, mais qui s’approchent bien plus de la révolution socialiste » (13).

Il souligna en plus que :

... « en Amérique latine il n’existe pas de propriété agraire privée.Tout au contraire, il existe des traditions assez fortes de communisme primitif dans l’économie rurale. »... « Le préjugé terrible qui domine dans toute la petite bourgeoisie de type européen n’existe pas dans les pays d’Amérique latine. Cela facilite énormément le développement socialiste ou la transformation de ce mouvement en une révolution socialiste » (14).

Et réitéra que :
... « Une fois que le prolétariat entre en scène et prend l’hégémonie du mouvement, il commence à ouvrir le chemin aux tendances socialistes dans cette révolution, car tant la lutte de clans des paysans sans terre contre les propriétaires terriens comme la lutte de classes du prolétariat contre les seigneurs féodaux acquière déjà un net caractère socialiste » (15).

Un problème stratégique fondamental

Concluant dans les termes suivants :
« Il est indispensable de donner une réponse au problème de déterminer le caractère du mouvement révolutionnaire, dans les républiques d’Amérique latine »... « Que leur dirons nous, donc ? Devrons nous leur dire que la révolution dans leurs pays devra passer par la phase démocratico-bourgeois, qui aura à instaurer le régime capitaliste, qu’ils ne pourront pas éviter cette phase, ou bien nous leur dirons qu’ils pourront éviter cette étape de développement, formant une ligue anti-impérialiste des ouvriers et paysans de toute l’Amérique latine, si les ouvriers et paysans des républiques latino-américaines forment un bloc anti-impérialiste et s’allient avec le mouvement révolutionnaire du prolétariat d’un des pays impérialistes, ce qui leur permettra de marcher directement vers la révolution socialiste ? »... « C’est un problème stratégique fondamental sans dont la solution il sera impossible d’aborder les autres » (16).

Enfin, dans les rapports de la délégation latino-américaine, comme partie du débat sur le problème colonial, le camarade Ricardo Paredes Romero intervint à nouveau pour signaler :

"Pour traiter la question de la révolution agraire démocratique bourgeoise, il faut faire face à quatre aspects fondamentaux :
- 1) l’économie du pays en question ;
- 2)le degré de pénétration économique de l’impérialisme ;
- 3) la force politique du pays ;
- 4)la domination de l’impérialisme.
Quant à l’économie du pays, on doit étudier soigneusement les rapports sociaux de classes. Si cette question est très peu connue, on a une ligne tactique erronée pour nos partis et notre prolétariat.

Le prolétariat doit-il réaliser la révolution démocratique bourgeoise ? Le prolétariat doit-il faire une révolution qui bénéficie à la bourgeoisie ? Je crois que non.

L’économie des différents pays dépendants, semi-coloniaux et coloniaux présente des aspects très différents, surtout si on se rapporte à son degré d’industrialisation" (17).

Finalement, sur la bourgeoisie nationale il précisa :
... « dans les pays dépendants où il existe déjà une bourgeoisie nationale qui représente une force politique, cette force n’est pas employée contre les impérialistes, mais contre le prolétariat qui lutte pour ses revendications de classe. La lutte principale doit être ici contre la bourgeoisie nationale, alliée des impérialistes » (18).

L’ « orthodoxie » ne changea pas son point de vue et également poussa à la réalisation de ses projets pendant que l’histoire se limita à enregistrer un débat qui continua dans la Première Conférence Communiste Latino-américaine, ayant pour protagonistes principaux, cette fois, Vittorio Codovilla, pour le Bureau Sud-américain de l’Internationale Communiste, et J.C. Mariategui, à travers les délégués du Parti Socialiste du Pérou à cet événement : Hugo Pesce (« Saco ») et Julio C. Portocarrero (« Zamora »).

L’étude du contenu de ce débat, et principalement la similitude des thèses brandies par les camarades Ricardo Paredes Romero (PSE et PCE) et Sergei Ivanovich Gusev (PCB d’URSS) avec celles défendues par J.C. Mariategui (19) jetèrent plus de lumière sur le caractère socialiste que celui-ci proposa pour la Révolution Péruvienne, dès son début, et ses caractéristiques marxistes particulières, partagées avec les cas de l’Equateur et de la Bolivie principalement
Lima, 26 novembre 2011

NOTES :

1. Sur Ricardo Paredes Romero, le Parti Socialiste d’Equateur et le Parti Communiste d’Equateur : « Los origines del Partido Communista del Ecuador y la Tercera Internacional » et « El giro a la izquierda en America Latina y el nacimiento del nuevo bolivarianismo : las tradiciones de la Komintern y la actualidad », les deux de Lazar et Victor Jeifets ; et « Una revolution comunista indigena : movimiento de protesta rurales en Cayambe, Ecuador », et « Mariategui y el problema de las razas en America Latina », les deux de Marc Becker.

2. « Punto de vista antiimperialista » de J. C. Mariategui, 21 mai 1929 ; dans « Ideologia y politica », pages 87 à 95.

3. La Correspondancia Internacional N° 109, 25 septembre 1928, pages 1172-1175, dans "VI Congreso de la Internacional Comunista. Informes y discusiones, Cuadernos de Pasado y Presente N° 67, Première Edition, Mexico 1978, pages 180 et181.

4. Ibid, p. 183

5. Ibid, p.183

6. Ibid, p.184

7. Ibid, p.184

8. Ibid, p.326

9. Ibid, p.326

10. Ibid, p.326

11. Ibid, p.330 et 331

12. Ibid, p.331

13. Ibid, p.331 et 332

14. Ibid, p. 332 et 333

15. Ibid, p. 333

16. Ibid, p. 334

17. La Correspondancia Internacional N°130, pp. 1418-1420, dans "VI Congreso de la Internacional Comunista. Informes y discusiones, Cuadernos de Pasado y Presente N°67, première édition, Mexico, 1978, p.354.

18. Ibid, p.355

19. Voir J.C. Mariategui. « IV. La filosofia moderna y el marxismo », « VII. El determinismo marxista », dans « Defensa del marxismo », « El problema de la tierra », dans « 7 Ensayos de interpretacion de la realidad peruana », et « Punto de vista antiimperialista » et « Principios programaticos del Partido Socialista », dans « Ideologia y politica ».

Gustavo Pérez Hinojosa
L’auteur est collaborateur du Blog « Socialismo Peruano Amauta »

Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant



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