Dette publique, la conjuration des bonnes idées

jeudi 23 février 2012
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En s’accordant, lors du sommet européen du 9 décembre 2011, sur un nouveau pacte budgétaire intergouvernemental, les chefs d’Etat européens ne se sont pas seulement entendus sur une condamnation des peuples de l’Union aux fers et aux chaînes de la rigueur perpétuelle, ils ont aussi pactisé sur le renoncement à deux idées qui faisaient leur chemin : faire payer les banques, comme l’avait défendu l’Allemagne pour traiter du cas de la Grèce, et encourager la Banque centrale européenne (BCE) à racheter les titres de dette des pays attaqués, comme le souhaitait la France. Donnant-donnant : il fut convenu de ne plus embêter son voisin avec une idée qui le dérangeait. Sans doute aussi qu’en fermant à clé les issues de secours, les uns et les autres pensaient apaiser les flammes de l’incendie. Les issues se rouvriront certainement sous le souffle de l’explosion.

Le plus étonnant, dans cette conjuration des bonnes idées, n’est pas tellement le renoncement à faire payer les créanciers – les banques, les compagnies d’assurance, les organismes d’épargne collective, les fonds de pension. Quoiqu’à première vue l’idée serait excellente. Que les créanciers subissent de temps à autres quelques rabais sur leurs créances ne serait pas injuste, en effet, puisque la justification de leurs intérêts perçus annuellement est le défraiement du risque qu’ils prennent en prêtant à des agents (ici des Etats) susceptibles de faire un jour défaut. S’il ne survenait jamais aucun défaut, l’intérêt ne serait que le prix de la peur des fantômes, une espèce de vol dissimulé sous une longue cape blanche. Le défaut a donc son intérêt, si l’on peut dire. Cela dit, chacun peut comprendre que, dans une société capitaliste, la justice, même lorsqu’il s’agit d’une justice purement marchande, est subordonnée à la propriété. Or, les pertes des créanciers, avant que d’être celles des déposants, des épargnants, des assurés... seraient dans un premier temps celles des propriétaires (les actionnaires) de ces institutions financières. Cela peut faire réfléchir, si l’on n’est pas viscéralement du côté des sans-biens. Surtout que les pertes de créances peuvent rapidement dépasser les fonds propres (les apports des actionnaires) et menacer en fin de compte l’épargne des particuliers, dont il faudrait d’une manière ou d’une autre socialiser les pertes : en nationalisant et en renflouant ces institutions financières. On voit que le socialisme ne serait plus très loin.

Le plus étonnant est plutôt le refus obstiné d’envisager un rachat substantiel des titres de dettes publiques par la BCE. Nul n’ignore que le principal obstacle sur cette voie est la peur phobique de l’Allemagne qu’une telle pratique ne conduise à un nouvel épisode d’hyperinflation. Mais justement, à part cette terreur infantile qui vaut bien toutes « les exubérances irrationnelles des marchés », où serait le problème ?

Des gens mal informés pensent sans doute encore que le rachat des dettes publiques est défendu par les statuts mêmes de la BCE. Mais les dirigeants européens savent forcément que ce n’est pas le cas. L’article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, repris textuellement dans l’article 21 sur les statuts du système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, fixe les règles suivantes : « Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite. » Ce qui est interdit, c’est donc le prêt entre la BCE et les pouvoirs publics en Europe, ainsi que l’achat de titres de dettes publiques au moment de leur émission (les acquisitions directes). Mais aucunement le rachat de ces mêmes titres de dettes, une fois qu’ils sont revendus par leurs premiers acheteurs (et tous leurs suivants) sur le marché d’occasion : le marché dit « secondaire ».

La BCE peut donc tout à fait légalement, à l’instar de la Réserve fédérale américaine, de la Banque d’Angleterre, ou de la Banque du Japon, acheter massivement de la dette publique sur les marchés pour soutenir le prix des titres, et détendre, en théorie, les taux d’intérêts sur ces titres déjà en circulation. Certes, un Etat n’a a priori que faire d’une baisse des taux sur ses titres déjà en circulation — pour lui le montant annuel des intérêts à payer aux détenteurs est toujours le même [1]. Mais si l’opération réussissait, comme les créanciers ne font pas de différence entre des titres d’occasion et des titres nouvellement émis (pour une échéance identique), cela signifierait qu’ils sont disposés à acheter les titres nouvellement émis, destinés à financer le déficit budgétaire et le renouvellement des titres parvenus à échéance, au même taux d’intérêt que sur le marché d’occasion.

Dire que la BCE peut faire cela, c’est même oublier qu’elle l’a déjà fait. A travers son programme d’achat sur les marchés (Securities Market Program), mis en œuvre sous la présidence de Jean-Claude Trichet, elle a racheté pour environ 200 milliards d’euros de titres grecs, portugais, espagnols et italiens. Mais en s’autolimitant dans cette action, et surtout en faisant comprendre, par la voie de son nouveau président, Mario Draghi, en décembre dernier, que ce programme n’est « ni éternel, ni infini » [2], la BCE se prive de faire sentir qu’elle peut agir avec des moyens illimités comme porteur en dernier ressort des dettes publiques. M. Draghi entretient d’ailleurs savamment la confusion entre ces opérations de rachat de la dette sur les marchés, et la monétisation des dettes publiques (les prêts ou les achats de titres directs aux Etats) pour outrer le caractère prétendument dérogatoire de ces interventions. Le mandat de la BCE, va-t-il répétant cette brumeuse formule, est « borné par l’interdiction du financement monétaire [des Etats] » [3].

Or le seul fait d’annoncer que la BCE pourrait intervenir sur une grande échelle suffirait peut-être à l’en dispenser… puisqu’il s’agit essentiellement de contrer une panique. Le risque de défaut des Etats, aujourd’hui bien réel, n’est dû qu’à la montée dramatique des taux d’intérêt, alimentée par la peur du défaut… que la montée des taux d’intérêt rend inéluctable. Nombre d’économistes comme Christophe Ramaux [4] ou Philippe Legrain [5] plaident pour que la BCE s’engage à intervenir sur les marchés secondaires en fixant un seuil de taux d’intérêt maximal tolérable sur les dettes publiques.

Pensant peut-être faire preuve d’indépendance vis-à-vis des Etats, alors qu’elle est sous la dépendance des conceptions monétaires de l’Allemagne et de la Bundesbank, la BCE refuse pour l’instant d’utiliser cette possibilité. Mais elle aura du mal à faire croire encore longtemps qu’elle est corsetée par la même frayeur de l’inflation. On pourrait penser que la BCE est réticente à émettre sa propre monnaie pour acheter des dettes publiques, au motif que cela ferait brusquement augmenter les liquidités (la monnaie de la Banque centrale) dont les banques ont besoin pour développer le crédit, et ce de manière démultipliée. Mais elle semble moins réticente à le faire (augmenter les liquidités) lorsqu’il s’agit de prêter directement aux banques, que lorsqu’il s’agit de soulager, même très indirectement, les Etats. Le 21 décembre dernier, la BCE a créé 489 milliards d’euros pour refinancer à long terme (sur trois ans) 500 banques européennes, au taux de 1 %.

En offrant toutes ces largesses aux banques privées, M. Draghi songeait peut-être secrètement qu’il leur viendrait l’idée lumineuse (et lucrative) d’en consacrer une petite part à de nouveaux achats de dettes publiques. Si tel avait été le cas, la foule des commentateurs aurait sûrement crié au génie. Ah ! l’habile manière de contourner le tabou (mais non l’interdiction, il faut le répéter) du « financement monétaire des Etats ». De la part de la BCE, donner – car au taux de 1 %, c’est donné – sa monnaie aux banques privées pour qu’elles accomplissent par délégation son dessein aurait permis de sauver les apparences tout en atteignant le but. Malheureusement, il arrive qu’en envoyant notre grande sœur chercher des cigarettes à notre place, pour cause d’interdiction de vente aux mineurs, celle-ci garde l’argent pour s’acheter des bas… de laine. Les banques se sont assises sur le magot, qu’elles ont aussitôt redéposé sur leur compte à la BCE. Comme aux plus beaux moments de la crise des subprimes, les banques se défient en effet à nouveau les unes des autres, et la constitution de cette cagnotte leur permet de se passer des prêts qu’elles se font habituellement pour compenser leurs déséquilibres de paiements, au jour le jour. Commentaire de M. Draghi : « Les banques décideront en totale indépendance de ce qu’elles feront [de ces milliards d’euros], en fonction de la meilleure combinaison rendement/risque pour leurs affaires » [6].

Une banque centrale indépendante, des banques privées indépendantes... et des peuples sous le joug : tout est en ordre.

Cet épisode a au moins le mérite de faire avancer les idées. Car à force d’entreprendre à reculons ce que jamais elles n’auraient imaginé devoir faire, ou ce que toujours elles auraient aimé penser ne pas pouvoir faire, les autorités économiques et financières en sont venues à mieux faire voir ce qu’il se pourrait que l’on fît. S’il est vrai, comme disait Larcordaire, qu’entre « le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui affranchit », une petite loi serait sans doute bienvenue. Juste une, pour obliger la grande sœur à ramener des cigarettes, plutôt que des bas. Une loi qui contraindrait les banques privées à utiliser les liquidités de la BCE pour racheter de la dette publique, avec l’effet démultiplicateur que permettent ces liquidités. Le procédé serait peut-être moins exorbitant que la proposition, faite par Jacques Sapir, de réquisitionner les banques centrales nationales pour qu’elles émettent les euros nécessaires à ce rachat : une solution techniquement faisable mais pour le coup complètement interdite par les traités [7].

Ce serait cependant faire un trop joli cadeau aux banques, et à leurs actionnaires. Car permettre aux banques (en les obligeant à être libre, aurait dit Rousseau) de racheter des dettes publiques très décotées sur les marchés secondaires, avec de l’argent emprunté à 1 %, ce serait sans doute leur garantir à terme des plus-values excellentes, lorsque les Etats finiront par rembourser ces dettes à leur valeur d’émission (ce qui est le but recherché, in fine, de tout dispositif de secours). Ne pourrait-on pas faire profiter de cette aubaine de jeunes et fringantes banques publiques, créées pour l’occasion, qui spéculeraient ainsi gentiment sur la dette de leurs propres Etats-actionnaires, pour leur restituer en fin de parcours les plus-values faites pour et sur leur compte ? En raflant sur les marchés secondaires, grâce aux prêts à 1 % de la BCE, les titres publics dont les autres institutions financières souhaitent se débarrasser à bas prix, non seulement elles empocheraient les plus-values à la place des spéculateurs, mais elles contribueraient d’une manière générale à détendre les taux d’intérêts. Elles pourraient ensuite se porter acquéreuses des nouvelles dettes émises, si les institutions financières privées continuent à bouder.

Evidemment, tout le monde criera que tout ceci est interdit par les traités... alors que c’est explicitement autorisé. C’est ce qu’ont relevé à juste titre Michel Rocard et Pierre Larrouturou [8] – lesquels proposent que la BCE prête à 0,01 % à la Banque européenne d’investissement ou à la Caisse des dépôts et consignations. Le même article 21 qui interdit à la BCE la monétisation directe des dettes publiques et le financement direct d’organismes publics stipule en effet : « Le présent article ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la BCE, du même traitement que les établissements privés de crédit. » L’impossible n’est pas toujours dans les traités. Il réside plus souvent dans les diktats de la finance.

Par Laurent Cordonnier le 22/02/ 2012 source Le Monde diplomatique

Transmis par Linsay



[1Tandis que, pour les nouveaux acheteurs du titre d’occasion, les choses sont différentes. En achetant le titre plus cher, alors que le montant annuel des intérêts payés par l’Etat reste le même jusqu’à l’échéance, ils acceptent un taux d’intérêt effectif plus bas (le taux d’intérêt est égal au montant annuel des intérêts divisé par le prix du titre).

[2Entretien de Mario Draghi avec le Financial Times, 14 décembre 2011.

[3ibidem

[4« Gare au catastrophisme libéral », Alternatives économiques, hors-série n° 91, 1er trimestre 2011.

[5« La BCE doit agir dès maintenant pour sauver l’euro ! », Project Syndicate, 13 décembre 2011.

[6Ibidem

[7« Réquisitionnons les banques centrales ! », Le Monde, 2 décembre 2011.

[8« Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ? », Le Monde, 3 janvier 2012.



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