Les BRICS et la chute d’un autre mur

vendredi 6 avril 2012
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Comme nous l’avons déjà écrit ici *, il y a des signes qui montrent que l’hégémonie du dollar sur le commerce international est en train de disparaître.

Création du MERCOSUR et utilisation d’une monnaie commune (le sucre) en Amérique du Sud, commerce de la Chine et du Japon dans leur monnaie nationale (le yen et le yuan) et maintenant les BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-South Africa/Afrique du Sud), qui se lancent dans la création de leur propre banque.

Le système créé à Bretton Woods il y a sept décennies est sur le point d’être bloqué. Il ne s’agit pas d’un écroulement abrupt mais de la lente érosion de sa légitimité et de sa capacité à diriger les affaires globales. A sa place vient se battre pour naître un nouvel ordre dont les fondations ont commencé à se construire au IVe Sommet des BRICS à New Delhi.

Nous vivons un moment critique, assure l’historien Paul Kennedy. « Pendant qu’il se déroule peu de nos contemporains se rendent compte qu’on est entrés dans une ère nouvelle », a t-il écrit dans un article intitulé précisément « Sommes-nous entrés dans une ère nouvelle ? » (El Pais, 3 novembre 2011). L’historien préfère ne pas aborder les changements brusques comme les grandes guerres, mais « la lente accumulation de forces transformatrices en grande partie invisibles, presque toujours imprédictibles qui, tôt ou tard, finiront par transformer une époque en une autre distincte ».

Dans son analyse il relève quatre « forces transformatrices ».
- La première est l’érosion constante du dollar qui est passé de représenter 85% des devises internationales pour se situer autour de 60%. Nous avançons vers un monde dans lequel il y aura seulement trois grandes devises de réserve : le dollar, l’euro et le yuan.
- La seconde est la paralysie du projet européen.
- La troisième est l’ascension de l’Asie qui suppose la fin de « 500 ans d’histoire » sous hégémonie occidentale.
- La quatrième est la décrépitude des Nations Unies.

Le regard long de l’historien pourrait être complété par le temps court de l’analyse stratégique comme celle qu’ébauche le Laboratoire Européen d’Anticipation Politique (LEAP) dans l’analyse des tendances globales de l’année dernière : « En mars 2011 nous étions encore dans le monde unipolaire post 1989. En mars 2012 nous sommes arrivés dans le monde multipolaire post crise qui vacille entre confrontations et collaborations »  [1]. En somme, nous sommes immobiles sur une conjoncture de changements profonds qui laisseront leur empreinte dans le monde du 21e siècle.

Le IVe Sommet du BRICS qui s’est tenu les 28 et 29 mars à New Delhi, est un des noyaux du changement qui incarne une des plus puissantes forces transformatrices que rapporte Kennedy. Les chefs d’Etat Dilma Roussef (Brésil), Dmitri Medvedev (Russie), Hu Jintao (Chine), Jacob Zuma (Afrique du Sud) et le premier ministre Manmohan Singh (Inde) ont commencé à travailler pour créer une banque de développement des cinq pays qui est un reflet du poids acquis par le groupe dans l’économie mondiale mais aussi une réaction devant le refus des Etats-Unis et de l’Union Européenne de lâcher le contrôle de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire Européen.

Les cinq émergents auxquels pourront s’ajouter dans le futur la Turquie, l’Indonésie et l’Iran, cherchent à transformer leurs pays en alternative aux institutions mondiales dominées par les pays occidentaux et à transformer leur croissant pouvoir économique en influence politique et diplomatique. La création d’une « banque du BRICS » permet aux pays de compter sur des infrastructures et des instruments de crédit pour affronter les crises financières comme celles qu’affronte l’Europe.

Le Yuan déploie ses ailes

Dans les derniers mois le yuan a été accepté par différents pays comme monnaie pour des échanges bilatéraux en substitution du dollar. En décembre la Chine et le Japon se mirent d’accord pour éliminer graduellement le dollar dans les paiements mutuels pour utiliser les monnaies nationales (yen et yuan) dans le commerce bilatéral. Plus important encore, le Japon décida d’acheter des bons chinois libellés en yuans. Ces décisions, prises en décembre 2011, tendent à accélérer la constitution d’une zone de libre-échange asiatique à laquelle participeront rien moins que la seconde et la troisième économie du monde, outre la Corée du Sud.

Des accords similaires d’échange en monnaies locales ont été établies par la Chine avec la Russie et la Biélorussie, mais aussi avec l’Australie, un pays qui comme le Japon se considère dans la zone d’influence des Etats-Unis. Les banques centrales d’Australie et de Chine signèrent l’accord pour commercer en yuans et dollars australiens avec l’objectif de renforcer les liens économiques. Pour la Chine c’est un autre pas important dans l’internationalisation du yuan qui, selon l’HSBC, une des plus grandes institutions financières du monde, se transformera pour 2015 en une des trois principales monnaies globales (Russia Today, 23 mars 2012).

Les entreprises chinoises utilisent déjà le yuan dans des échanges avec ses associés de 181 pays, surtout en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Bien que le dollar représente encore 60 pour cent des réserves internationales, en Asie il n’atteint pas les 50 pour cent en dépit que les principaux détenteurs de cette devise sont la Chine et le Japon. Dans la région, la plus prospère du monde, la préférence est pour l’or.

Dans la même direction, la Chine vient de modifier radicalement ses réserves, qui dépassent les 3,2 millions de millions de dollars. Jusqu’en 2006, 74% de ses réserves étaient en dollars, mais à partir de cette année elles commencèrent à descendre lentement, jusqu’à ce qu’en 2011 elles tombèrent de manière accélérée jusqu’à 54 pour cent [2]. Les Chinois ne sont pas les seuls à prendre des précautions devant la perte de valeur du dollar ; les banques européennes ont abandonné leurs prêts dans cette monnaie devant la croissante volatilité du marché de devises.

Dans le cadre du IVe Sommet, la Banque de Développement de Chine s’apprête à signer un accord avec le BRICS pour élargir à ces pays les prêts en yuans, ce qui suppose un pas important dans l’internationalisation de cette monnaie [3]. Le bloc qui représente 41% de la population mondiale , presque 20% du PIB et la moitié des réserves en devises et en or, paraît avoir parié sur le yuan comme protection monétaire face à un dollar toujours plus dévalué.

L’impossible hégémonie chinoise

La décision suppose de franchir une ligne de non retour. Que ce pas le font la Chine et la Russie, deux puissances nucléaires qui ne craignent pas l’énorme puissance militaire de Washington, ce n’est pas quelque chose qui peut attirer l’attention. Que le fassent l’Inde et le Brésil, est différent. Jaipal Reddy, ministre du Pétrole de l’Inde, défi les pressions étasuniennes en affirmant que son pays continuera d’importer du pétrole d’Iran et appelle l’Occident à comprendre « les nécessités » de son pays [4].

L’Inde vient d’annoncer l’achat de 126 chasseurs-bombardiers Rafale, fabriqués par la française Dassault, laissant de côté l’offre de l’étasunienne Boeing. Le Brésil laisse en suspens depuis 2009 l’achat de 36 chasseurs pour lequel sont en compétition le F-18 de Boeing, le Rafale et le Gripen de la suédoise Saab. Il y a plus de deux ans Luiz Inacio da Silva avait annoncé sa préférence pour l’avion français, bien que plus cher que le Boeing, puisque la France assure un complet transfert de technologie qui permettra à la brésilienne Embraer d’initier sa production en série.

Les pressions de la Maison Blanche en faveur du chasseur de Boeing forcèrent le gouvernement de Lula et ensuite celui de Dilma Roussef à différer l’achat. Néanmoins, la décision de l’Inde, premier pays du monde qui achète le chasseur français, peut faciliter la décision du Brésil. Certains vont plus loin, et notent, comme le directeur du site Defesanet, Nelson During, que le Brésil et l’Inde peuvent ressusciter « un vieux projet débattu en 2002 de produire un avion conjointement », qui à cette époque était le Mirage français [5].

La décision stratégique du Brésil peut être très proche et tout signale l’achat des Rafale, surtout à la suite du mépris reçu par Washington qui a suspendu le contrat qu’avait gagné la brésilienne Embraer pour l’achat de 20 avions d’attaque Super Tucano pour 355 millions de dollars pour la force aérienne des Etats-Unis. Si la Embraer réussissait à « entrer » dans le groupe sélectionné de fournisseurs de la principale force aérienne du monde, elle serait consolidée comme industrie aéronautique militaire.

Cette fois la chancelière brésilienne ne put cacher son mécontentement « spécialement pour le moment et la forme » de la décision, des semaines avant la visite officielle de Roussef à Washington. Mais la donnée principale est autre : la chancellerie assure que cette décision « ne contribue pas à l’approfondissement des relations entre les deux pays en matière de défense » [6].

Pour sa part, la sous-secrétaire aux Affaires Politiques de la chancellerie brésilienne, Maria Edileuza Fontenele Resis, rappela qu’en 2012 les BRICS « seront responsables de 56 pour cent de la croissance globale quand le G7 (Allemagne, Etats-Unis, France, Royaume Uni, Japon, Italie et Canada) sera à peine responsable pour 9 pour cent de la croissance ». Elle souligna que l’échange entre les cinq émergents passa de 27 mille millions de dollars en 2002 à 250 mille millions en 2011 et ajouta en plus que le bloc présente une « notable convergence » de positions sur des aspects marquants de l’agenda international comme la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord [7].

Mais le bloc BRICS présente d’énormes difficultés pour sa consolidation. La principale, en plus de systèmes politiques, économiques et objectifs différents, consiste dans le rejet de la politique d’exportations bon marché de la Chine qui entraîne de la désindustrialisation dans des pays comme l’Inde et le Brésil. La Chine semble engagée dans la révision de l’injuste système de Breton Woods (qui a créé l’actuelle architecture financière globale) mais se refuse à accepter un élargissement des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, et très concrètement rejette l’entrée de pays asiatiques, ce qui l’emmène à se heurter à l’Inde.

Pour dépasser les difficultés qu’ imposent les contradictions précitées, auxquelles s’ajoute la difficulté de se transformer en un bloc étant donné sa dispersion géographique, ils se sont concentrés sur l’objectif commun de chercher des alternatives au dollar, un problème qui frappe toutes les économies émergentes. On peut dire que la frustration générée par la spéculation financière a été un des principaux facteurs de cohésion du BRICS, comme le souligne le professeur d’études stratégiques Brama Chellaney, du Centre de Recherches Politiques de New Delhi [8].

L’Amérique du Sud a la parole

« Nous ne voulons pas de l’argent des pays riches », a dit Dilma à la chancelière Angela Merkel lors de sa récente visite en Allemagne. Elle critiqua « le tsunami de liquidités » créé par les pays riches pour lever une barrière protectionniste qui finira par couler l’industrie des pays émergents : « La sortie qu’ils rencontrent pour affronter les problèmes est une manière classique, connue, d’exporter la crise. Quand le compañero Mario Draghi (ironie pour l’Italien qui préside la Banque Centrale Européenne et vient du secteur financier privé) dit que »nous allons lancer la planche à billet« , cela envahit les marchés avec de l’argent. Et que font les investisseurs ? Ils prennent des prêts à taux très bas, dans certains cas même négatifs, dans les pays européens, et courent au Brésil pour profiter de ce que les spécialistes appellent arbitrage, qui, grosso modo, est la différence entre les taux d’intérêt d’ici et là. Par conséquent, le Brésil ne peut demeurer paralysé devant cela. Nous devons agir. Nous devons agir en nous défendant, chose distincte du protectionnisme ». [9].

Les pas que va faire le Brésil seront décisifs pour la région sud-américaine. L’aggravation de la crise financière mondiale au troisième trimestre 2011 a élevé les précautions du gouvernement de Dilma. Les prévisions globales pour 2012, selon le LEAP, avisent de « cinq tourmentes dévastatrices » : rechute de la crise aux Etats-Unis dans un cadre de stagnation européenne et ralentissement des BRICS, hausse des taux d’intérêt et impasse pour les dettes des banques centrales, tempête sur le marché des devises, possible aggravation de la tension avec l’Iran et nouvelle faillite des marchés et des institutions financières [10].

Cela peut paraître catastrophique, mais au Brésil on ne croit pas que ce soit un diagnostic exagéré. « La crise est sérieuse et peut conduire à une rupture politique et sociale », avertissait Dilma il y six mois (Valor, 22 septembre 2011). Pour la présidente se superpose une crise économique, de gouvernance et de coordination politique. Dans la même ligne se prononça en son temps Antonio Delfim Netto, ministre de l’agriculture de la dictature militaire (1964-1984) et fervent admirateur de Lula dans les dernières années, qui intitula sa chronique « Nessum dorma » (Personne ne dort), avertissant que ni la FED ni la Banque Centrale Européenne ne savent que faire. Son conseil est terrible : « Nous allons faire tremper nos barbes et nous protéger de la probable désintégration de l’économie mondiale » [11].

Pourquoi doit-on accorder tant d’importance au Brésil ? Simplement, parce que c’est le seul pays qui se comporte comme une véritable locomotive : il a inclus 40 millions de personnes en à peine sept ans dans le marché de consommation des classes moyennes ; jusqu’à 2016, il investit 900 mille millions de dollars, plus d’un tiers du PIB, dans 12 mille grandes oeuvres, surtout d’infrastructure et d’énergie [12].C’est le plus petit risque face aux avatars du commerce mondial, alors que ses exportations représentent à peine 11 pour cent de son PIB, moins encore que les Etats-Unis.

La région est-elle préparée pour un scénario global complexe ? Pas encore. Il y a trois chemins pour affronter un probable scénario de désarticulation économique et de guerre monétaire : continuer dans la zone du dollar, parier sur une monnaie régionale ou travailler à l’internationalisation du real. Le premier est parier sur le statut quo. Le troisième n’entre pas dans les calculs. Au vu de l’expérience européenne, une monnaie commune sud-américaine requiert des niveaux de consolidation de l’intégration qui sont encore très éloignés, bien qu’il puisse être urgent d’avancer dans cette direction. Le problème de la région sont les temps, comme en témoigne le nonchalant gros effort de la Banque du Sud.

Raul Zibechi

Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant

* Voir entre autres articles : le glas sonne pour le dollar (Fidel Castro le 9 octobre 2009) et Pékin, le dollar et le G20 (Martine Bulard)



Raul Zibechi, journaliste uruguayen, est enseignant et chercheur à la Multiversidad Franciscana d’Amérique latine, et conseiller de divers collectifs sociaux.


[1Geab N° 63, 17 mars 2012

[2Geab N° 63

[3Russia Today, 9 mars 2012

[4Russia Today, 26 mars 2012

[5AFP, 26 mars 2012

[6Valor, 2 mars 2012

[7Xinhua, 22 mars 2012

[8Valor, 23 mars 2012

[9Pagina 12, 28 mars 201

[10Geab N° 63

[11Valor, 20 septembre 2011

[12Valor, 28 mars 2012



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