Jusqu’où vont les gouvernements de gauche et progressistes ?

mardi 22 mai 2012
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L’expansion des mouvements sociaux et l’élection de gouvernements de gauche et progressistes, sont deux des grands événements survenus en Amérique latine à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. En dépit de la tension non encore résolue aujourd’hui entre « le social » et « le politique », à savoir, entre les formes d’organisation et de lutte sociale, et les formes d’organisation et de lutte politique, la relative convergence des deux a été ce qui a retenu et ralenti l’avalanche réactionnaire qui s’est abattue sur la région dans les décennies de 1980 et 1990, festin de la concentration et de la transnationalisation de la richesse et du pouvoir politique, avec son corrélât d’aggravation de la pauvreté, de la misère et de l’exclusion sociale.

Quand le monde était frappé par le désarroi et l’abattement provoqués par l’effondrement des paradigmes communistes et sociaux-démocrates européens, en Amérique latine l’irruption des nouveaux mouvements sociaux et la détermination d’un large spectre de forces politiques de gauche engageait ce qui a été connu comme une recherche d’alternatives au capitalisme néolibéral, ouvrant de nouveaux chemins en substitution de ceux qui se fermaient. Par ces chemins nous avons avancé depuis lors, mais en entrant dans la seconde décade du XXIe siècle, il n’y a plus lieu de parler de « nouveaux » mouvements ni de « recherche » d’alternatives.

Un mouvement qui vient de loin

En réalité, lesdits nouveaux mouvements sociaux ont surgi dans les années 60 (cela fait plus de cinq décennies !) aux Etats-Unis, en Europe Occidentale et en Amérique latine, avec des caractéristiques dérivées de la situation de chaque région. Dans la notre, leur identification et leur reconnaissance généralisées comme telles date des années 80 (il y a déjà plus de trois décennies) parce que jusqu’alors ils avaient été entremêlés avec les mouvements clandestins et insurgés surgis sous l’influence de la Révolution Cubaine.

Cela est le moment au cours duquel :

- 1) le changement dans la situation internationale et régionale provoque le déclin de la lutte armée, et relègue les organisations politiques et sociales traditionnelles à des niveaux secondaires et même marginaux ;

- 2) les nouveaux mouvements sociaux démontrent être immunisés de l’effet de la crise terminale du « socialisme réel » et de l’avènement du monde unipolaire ;, et,

- 3) est évidente sa condition de protagonistes principaux de la lutte contre le néolibéralisme et contre les plus diverses formes d’oppression, d’exploitation et de discrimination. S’agissant des gouvernements de gauche et progressistes, à plus de treize années de la victoire d’Hugo Chavez à l’élection présidentielle de 1998, il en existe maintenant dix en Amérique latine continentale, une partie d’entre eux étant dans sa troisième période consécutive, d’autres dans la seconde, et le reste dans la première.

Un processus historique

Il est connu que les processus historiques comme la transition d’une formation économico-sociale à une autre, par exemple du féodalisme au capitalisme, prennent des siècles et traversent des étapes d’avancée et de recul. Il n’y a pas lieu de rappeler les 74 années de l’expérience manquée de l’Union Soviétique. Vu depuis cette perspective, les cinq décennies écoulées depuis la naissance des « nouveaux » mouvements sociaux, les trois décennies écoulées depuis qu’ils se reconnaissent comme tels en Amérique latine, et un peu plus d’une décennie écoulée depuis le début de l’élection des gouvernements latino-américains de gauche et progressistes, sont des laps de temps incomparablement brefs. Mais, dans une autre perspective, dans ces longs processus historiques s’ouvrent et se ferment des « fenêtres d’opportunité », dont l’utilisation les accélèrent et dont les gaspillages les épuisent, ou à tout le moins, les retardent. C’est dans cette perspective dans laquelle nous sommes que Marx affirmait qu’un capital qui ne croît pas, meurt. De manière analogue, nous pouvons dire qu’un processus de transformation sociale révolutionnaire ou de réforme sociale progressiste qui n’avance pas, meurt : il ouvre les flancs à la déstabilisation de l’impérialisme et de la droite locale, et suscite la démobilisation, le vote-sanction et l’abstention de châtiment des secteurs populaires déçus.

C’est pour cela que nous devons nous demander dans quelle mesure les « nouveaux » mouvements sociaux, qui dans les années 60,70,80,90, ont été à la hauteur des circonstances, se sont transformés en mouvements socio-politiques, à savoir, ont réussi à développer la vocation et la capacité de lutter pour une transformation sociale révolutionnaire. Et aussi, pour les mêmes raisons, nous devons nous demander si les actuels gouvernements de gauche et progressistes sont en route vers l’édification de sociétés « alternatives » ou s’ils ne seront qu’une parenthèse qui, en définitive, contribuera au recyclage de la domination du capital. L’objectif de ces questions n’est pas de qualifier ou disqualifier l’une ou l’autre force politique ou socio-politique, ou l’un ou l’autre gouvernement de gauche ou progressiste, mais de rappeler une sentence du XXe siècle qui n’a pas perdu de sa validité au XXIe : sans théorie révolutionnaire il n’y a pas de mouvement révolutionnaire.

Comme il est logique, entre la gauche des époques antérieures et l’actuelle, il y a des similitudes et des différences. Une similitude est que, comme il advint de manière périodique aux XIX et XXe siècles, le commencement d’une nouvelle étape historique oblige à formuler de nouveaux objectifs, programmes, stratégies et tactiques. Une différence est que, tant les courants révolutionnaires que les courants réformistes du mouvement ouvrier et socialiste né au XIXe siècle, avaient élaboré et débattu leurs projets politiques respectifs bien avant que la Révolution bolchévique en Russie (1917) et l’élection du premier ministre travailliste Ramsey McDonald en Grande Bretagne (1924), arrivèrent au gouvernement, pour la première fois, avec des représentants de l’un et de l’autre, pendant que la gauche latino-américaine arriva au gouvernement sans avoir élaboré les siens.

La gauche latino-américaine arriva au gouvernement sans déchiffrer la clé pour faire le saut de la réforme sociale progressiste à la transformation sociale révolutionnaire, sans laquelle elle restera attirée dans le même cercle vicieux de recyclage du capitalisme concentrateur et excluant que la social-démocratie européenne. Cela est le problème en suspens : construire l’indispensable synergie entre théorie et praxis révolutionnaire.

Les dénommés gouvernements de gauche et progressistes élus en Amérique latine depuis la fin de la décennie de 1990, sont en réalité des gouvernements de coalition dans lesquels participent des forces politiques de gauche, de centre-gauche, du centre, et même de centre-droit. Dans certains cas, la gauche est l’élément rassembleur de la coalition et dans d’autres elle occupe une position secondaire. Chacun a des caractéristiques particulières, mais il est possible de situer les plus emblématiques en deux groupes.

- a) les gouvernements élus par la panne ou l’affaiblissement extrême de l’institutionnalité démocratique néolibérale, comme ce fut le cas au Venezuela, en Bolivie et en Equateur ;

- b) les gouvernements élus par l’accumulation politique et l’adaptation aux règles du jeu de la gouvernabilité démocratique, caractérisation applicable au Brésil et à l’Uruguay.

En outre, il y a les cas du Nicaragua, du Salvador, du Paraguay, de l’Argentine et du Pérou, pour lesquels l’espace ne nous permet pas ne serait-ce que de succincts mots de référence.

Les raisons de ce mouvement

Comment s’explique l’élection de gouvernements de gauche et progressistes dans le monde unipolaire où dominent l’ingérence et l’intervention impérialiste ?

Elle s’explique par quatre raisons fondamentales, trois d’entre elles positives et une négative. Les positives sont :

- 1. L’accumulation de luttes des forces populaires tirées par l’étape ouverte par la victoire de la Révolution Cubaine, dans laquelle, bien qu’elles n’atteignirent pas les objectifs maximals qui avaient été posés, démontrèrent une volonté et une capacité de combat qui obligea les classes dominantes à reconnaître les droits politiques qui leur étaient niés.

- 2. La lutte en défense des droits humains qui força la suspension de l’usage de la violence la plus crue comme mécanisme de domination.

- 3. L’augmentation de la conscience, l’organisation et la mobilisation sociale et politique enregistrée dans la lutte contre le néolibéralisme, qui pose les bases pour la participation politique et électorale des secteurs avant marginalisés.

Comme contrepartie, la raison négative est le pari de l’impérialisme nord-américain que l’unipolarité lui permettra de soumettre les pays latino-américains aux nouveaux mécanismes transnationaux de domination, motif pour lequel il cessa de s’opposer d’office à toute victoire électorale de la gauche, comme il l’avait fait historiquement. A tout ce qui précède, on doit ajouter un facteur volatile : le vote de sanction des forces politiques de droite par les effets socio-économiques de la restructuration néolibérale, c’est-à-dire un vote non idéologique, ni politique, et encore moins captif de la gauche, que celle-ci peut perdre si son exercice du gouvernement ne satisfait pas les attentes.

Pourquoi les forces politiques et social-politiques de la gauche latino-américaine arrivent au gouvernement sans avoir ébauché les grandes lignes de ses projets stratégiques, ou encore pire, dans certains cas sacrifient leurs projets stratégiques pour arriver au gouvernement ?

Cela est le résultat de quatre facteurs qui exercent une influence déterminante dans les conditions et caractéristiques des luttes populaires dans le sous-continent :

- 1. Le saut de la concentration nationale à la concentration transnationale de la propriété, de la production et du pouvoir politique (la dénommée globalisation), survenu dans la décennie de 1970, après un processus d’accumulation d’hypothèses finales qui se développa durant l’après-guerre mondiale, qui changea l’emplacement de l’Amérique latine dans la division internationale du travail et modifia la structure socio-classiste.

- 2. L’avalanche universelle du néolibéralisme, de la décennie de 1980, désarticula les alliances sociales et politiques construites durant la période nationale développementiste et établit les bases de la restructuration de la société et la refondation de l’Etat soutenues en fonction de la concentration et de la transnationalisation de la richesse.

- 3. L’effondrement de l’URSS et du bloc européen oriental de l’après-guerre, entre 1989 et 1991, qui imprima une impulsion extraordinaire à la restructuration néolibérale, provoqua la fin de la bipolarité stratégique, qui agissait comme un mur de soutènement de l’ingérence et de l’intervention impérialiste dans le Sud durant l’après-guerre et a un effet négatif, à court terme, pour la crédibilité de tout projet social étranger au néolibéralisme, non seulement anticapitaliste, mais y inclus discordant avec lui, effet qui devient dévastateur pour les idées de la révolution et du socialisme.

- 4. La néolibéralisation de la social-démocratie européenne, dans ses deux grands versants, la Troisième Voie britannique et la Commission Progrès Global de l’Internationale Socialiste, dans la décennie de 1990, qui recycle la doctrine néolibérale quand sa crédibilité induite s’écroule, la couvre par une présentation humaniste, « light » et « baba-cool ».

Il faut prendre en compte que les premières victoires des forces de gauche et progressistes dans des élections présidentielles latino-américaines, celle de Chavez au Venezuela (1998) et celle de Lula au Brésil (2002), se produisent quand l’effet accumulé de ces facteurs est à son apogée, en particulier, c’est le moment de plus grand impact en Amérique latine des idées de la Troisième Voie et de la Commission Progrès Global. Ces facteurs combinés exercent une influence déterminante sur les gouvernements du Brésil, de l’Uruguay, de l’Argentine et autres, et une influence moins évidente, mais aussi effective, sur ceux du Venezuela, de Bolivie et d’Equateur.

« Il y aura le socialisme si les gens veulent le socialisme »

Après l’effondrement de l’URSS, le disparu dirigeant révolutionnaire salvadorien Schafik Handal commença à répéter une idée qui parait simplette, mais qui est plus profonde que nombre de savantes réflexions : « Il y aura le socialisme-disait Schafik-si les gens veulent qu’il y ait le socialisme ». Les questions qui dérivent de cette idée sont : Les gens du Venezuela, de Bolivie, d’Equateur, les pays dont les processus politiques correspondent avec la définition de révolution comprise comme accumulation de ruptures successives avec l’ordre en vigueur, veulent-ils le socialisme ? Veulent-ils le socialisme les gens du Brésil, de l’Uruguay, du Nicaragua ou d’autres pays latino-américains gouvernés par des forces de gauche ou progressistes ? A ces questions nous devons en ajouter d’autres : les gens de ces pays savent-ils ce qu’est le socialisme ? Les leaders de ces pays partagent-ils notre concept de socialisme qui, en marge des différentes conditions, caractéristiques, moyens, méthodes et voies, implique l’abolition de la production capitaliste et du système de relations sociales qui s’érige à partir d’elles et en fonction d’elles ? Y a t’il dans ces processus des forces politiques capables de conscientiser les gens pour qu’ils veulent qu’il y ait le socialisme ? Le font-ils ? Toutes ces questions sont cruciales, mais les plus importantes sont les deux dernières.

Posé en termes théoriques, l’idée, en apparence simplette de Schafik implique que pour avancer en direction du socialisme les processus de réforme ou transformation sociale de tendance populaire qui aujourd’hui se développent en Amérique latine nécessitent : théorie révolutionnaire ; organisation révolutionnaire ; bloc social révolutionnaire, basé sur l’unité dans la diversité ; et solution du problème du pouvoir, ce dernier compris comme la concentration de la force indispensable pour produire un changement effectif de système social. Nous pouvons parler de protoformes de ces quatre éléments au Venezuela, en Bolivie, et en Equateur, et peut-être dans quelques autres gouvernés par des forces de gauche et progressistes, mais en aucun on ne peut parler de formes achevées.

Rien de cela n’est nouveau. De tout cela on parle depuis des années, et peut-être de manière sur-dimensionnée, parce qu’à ces éléments on attribue le rôle déterminant dans la formation de l’identité du futur socialisme latino-américain. Sans doute, son rôle sera crucial, mais le déterminant est comment, quand, où et dans quelles conditions aura lieu l’accès au pouvoir politique, que ce soit au moyen de sa conquête ou construction. Sans ces réponses, on ne peut parler de Socialisme du XXIe Siècle, de Socialisme dans le XXIe Siècle, de Vivre Bien, de Bien Vivre, ou toute notion similaire, si ce n’est que comme une utopie réalisable aux contours encore très confus.

Roberto Regalado

Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant



Roberto Regalado est Docteur en Sciences Philosophiques, professeur-chercheur du Centre d’Etudes Hémisphériques et sur les Etats-Unis (CEHSEU) de l’Université de La Havane et coordinateur de diverses collections des Editions Ocean Sur.

Les intertitres sont de Rouge Midi



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