Eugénisme suisse, douleur tzigane

jeudi 1er novembre 2012
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C’est une sombre page de l’histoire qui a inspiré à Mario Cavatore son premier roman, publié en Italie en 2004. Le déclic : un article du Monde diplomatique de 1999 sur une « chasse aux Tziganes » s’appuyant sur des théories eugénistes, perpétrée en Suisse avec le soutien de l’Etat et relayée par de nombreux représentants de l’Eglise protestante, entre 1926 et 1972 [1].

Ce récit a conduit Cavatore à imaginer une ténébreuse histoire de destins mêlés où des personnages font les frais, directement ou par ricochet, de cette persécution… et à révéler les dessous d’une organisation redoutable créée en 1926 : Kinder der Landstrasse (« Les enfants de la grand-route »).

Un préjugé séculaire, lancé de façon abrupte, ouvre le roman : « Les Tziganes ont toujours été un problème. » Puis surgit Lubo Reinhardt, citoyen suisse tzigane qui subit conjointement deux drames : l’assassinat de sa femme et l’enlèvement par la police de leurs deux enfants, qui seront confiés à Kinder der Landstrasse. Argument du juge : « Pour leur bien, ils ne devaient pas rester avec les Tziganes, ils devaient être placés dans des conditions hygiéniques et morales plus adaptées. » Mû par le désir inflexible de faire justice et de « sauver son peuple », Lubo s’invente une mission vengeresse : séduire, sous une nouvelle identité, nombre de femmes suisses, et « semer »... Naîtront ainsi des enfants en qui coulera, à leur insu, du sang tzigane.

Hugo est l’un des fruits de ce « geste du semeur ». On le rencontre d’abord à travers le témoignage de Hans, son demi-frère aîné. En 1972, âgé de 30 ans, accusé d’homicide, Hans se livre à une introspection douloureuse et désabusée où il passe en revue son histoire, intimement liée à celle de Hugo. Il évoque une série de récentes désillusions, constate que « ce qui domine le monde, ce sont les passions féroces et les instincts les plus brutaux »… Hugo prend ensuite la parole dans une longue lettre glaçante adressée à Hans. Il s’y livre sans réserve. Ces deux témoignages sous haute tension donnent la mesure de l’ignominie de Kinder der Landstrasse, qui traita Hugo comme un méprisable « bâtard jenisch [2] ». Puis, dans une lettre au juge chargé du « cas Hans », un commissaire confie ses doutes, s’indigne. Il s’interroge sur les limites de son rôle de gardien de la loi, sur la bête tapie au fond de la nature humaine... Il avoue avoir été ébranlé par le destin de Lubo et touché par « sa révolte, sa détermination à mener à son terme cette vengeance tragi-comique ».

En forme de parabole, ce récit bref et dense met en scène une poignante tragédie à rebondissements dont les ramifications se déploient sur près de trente ans. Prix du premier roman en Italie en 2004, Le Geste du semeur est l’œuvre insolite d’un preneur de son, critique musical et chroniqueur politique qui, à l’âge de 56 ans, s’est fait romancier inspiré.

Christine Tully-Sitchet,
Le Diplo septembre 2012

Transmis par Linsay



Le Geste du semeur, de Mario Cavatore, traduit de l’italien par Danièle Robert, Chemin de ronde, Cadenet, 2011, 128 pages, 12 euros.


[1Laurence Jourdan, « Chasse aux Tziganes en Suisse », Le Monde diplomatique, octobre 1999.

[2Les Yéniches, ou Jenisch, sont un sous-groupe tzigane.



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