Une indignation en quête de débouché

jeudi 17 janvier 2013
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Les révoltes arabes avaient marqué l’année 2011, presque aussitôt relayées par le mouvement Occuper Wall Street aux Etats-Unis, celui des « indignés » en Espagne, d’autres du même ordre à Londres, Tel-Aviv, Santiago du Chili... Logiquement, 2012 pouvait devenir l’année de la traduction politique, électorale, de ces expressions de colère raisonnée contre l’autoritarisme, la dérive oligarchique, le capitalisme de compères. Des scrutins présidentiels en Russie, en France, en Egypte, au Mexique, en Angola, aux Etats-Unis, en Géorgie, au Venezuela, en Corée du Sud allaient permettre de mesurer, en période de tempête, l’efficacité et la fiabilité des mécanismes de représentation démocratique.

« Cela me rappelle 1848, quand une autre révolution avait éclaté dans un pays et s’était répandue à travers un continent », remarqua l’historien Eric Hobsbawm fin 2011 à propos des révoltes arabes. Pensant aux jeunes Egyptiens de la place Tahrir et redoutant peut-être déjà que leur mouvement ne fût écrasé par l’armée ou confisqué par les islamistes, il rappelait : « Deux ans après 1848, on pouvait estimer que tout avait échoué. Pourtant à long terme ce ne serait pas le cas. Bon nombre de conquêtes progressistes aboutirent. Ce fut un échec sur le moment, mais une réussite partielle à plus long terme, cependant pas sous la forme d’une révolution [1]. »

Mort en 2012, Hobsbawm ne connaîtra jamais la fin de cette histoire-là. Mais il en détenait déjà quelques indices. Car, en octobre 2011, la Tunisie avait ouvert le bal électoral, forte de son statut d’éclaireur des révoltes régionales. Lorsque son peuple se rendit aux urnes, il s’exprima dans des formes démocratiques impeccables : profusion de partis (près de cent), scrutin proportionnel et paritaire, réglementation rigoureuse des dépenses de campagne, des sondages, de la publicité politique, paix civile. Mais son choix se porta vers un parti islamiste conservateur peu actif lors du renversement du régime policier du président Zine El-Abidine Ben Ali. Car on le sait depuis longtemps, les révoltes profitent rarement à l’avant-garde qui les impulse [2]. Dix mois après la révolution de février 1848 à laquelle Hobsbawm faisait référence, son tribun le plus connu, Alphonse de Lamartine, se présenta à la présidence de la République. Et n’obtint que 21 032 voix, contre... 5 587 759 à Charles Louis Napoléon Bonaparte, candidat du parti de l’ordre et élu des campagnes. Les superstitions réactionnaires et les mythes du passé continuent de peser sur le présent : les traditions religieuses dans le cas tunisien, le prestige de l’empereur dans le cas français, balayèrent dans les urnes une partie de l’espérance des insurgés. Imaginons cependant qu’en janvier 1969 un éditorialiste ait dressé le bilan de l’année antérieure, de Paris à Saïgon et de Prague à Berlin, en passant par Mexico. Il aurait sans doute conclu au reflux de la vague révolutionnaire. Qui dira néanmoins, plus de quatre décennies plus tard, que 1968 n’a pas bousculé le vieux monde, d’ouest en est et du nord au sud ?

Echec sur le moment, mais réussite partielle à long terme ? L’année 2012, marquée par la répression atroce du soulèvement syrien, une forme de chaos en Libye et des tentations autoritaires et intégristes dans plusieurs pays arabes, ne confirme pas pour le moment la réponse encourageante que suggérait Hobsbawm. Cependant, l’apprentissage des formes traditionnelles de la démocratie, c’est-à-dire le règlement des conflits politiques par d’autres méthodes que l’écrasement d’un des protagonistes, suit son cours en Tunisie et en Egypte. Dans ce dernier pays, la gauche aurait même conservé toutes ses chances si elle ne s’était pas convaincue par avance qu’elle n’en avait aucune, au point de céder elle aussi à la tentation périlleuse du « vote utile ». Le candidat « nassérien » mais démocrate Hamdine Sabahi fut ainsi éliminé d’extrême justesse à l’issue du premier tour, et le porte-drapeau conservateur des Frères musulmans, M. Mohamed Morsi, élu au cours du second. Au final, estime le chercheur Gilbert Achcar, « les problèmes fondamentaux qui ont déclenché l’explosion sociale et le processus révolutionnaire dans la région, symbolisés le plus clairement par un chômage record, ont été escamotés dans les élections par les leurres de l’identité — religieuse, sectaire, régionale et même tribale. Les forces qui ont fini par dominer la scène politique présentent des “programmes” qui ne diffèrent pas significativement de ceux des régimes précédents dans le domaine social et économique (…). Elles adhèrent toutes aux principes néolibéraux qui accordent la priorité au marché, au secteur privé et au libre-échange ». Inversement, ajoute Achcar, le mouvement ouvrier qui, en Tunisie et en Egypte, a « joué un rôle décisif dans l’éviction de l’ancien régime, fut complètement absent de la scène électorale ». [3]

Ici, le parallèle avec les militants américains d’Occuper Wall Street est tentant. Eux aussi furent absents de la scène électorale, alors même que leur action a contribué à la délégitimation et à la défaite des thèmes de campagne du Parti républicain — l’héroïsation des riches et le poujadisme fiscal en particulier. Le lendemain de la réélection de M. Barack Obama, l’hebdomadaire de gauche The Nation, qui l’avait souvent critiqué, admettait néanmoins : « Notre sentiment commun est celui du soulagement. La démocratie n’est peut-être pas ressuscitée pour autant, mais un symbole vivant de la ploutocratie a été vaincu par les électeurs le 6 novembre. » [4]

La patience des créanciers ne s’accommode plus des caprices des électeurs.

En apparence, rien n’a changé aux Etats-Unis, le pays ayant réélu le même président, reconduit la même majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, et par conséquent entériné un équilibre qui avait débouché sur un blocage de deux ans entre l’exécutif et le Congrès. Toutefois, il faut imaginer ce qu’aurait provoqué l’élection à la Maison Blanche de M. Willard Mitt Romney avec, vraisemblablement dans cette hypothèse, une majorité républicaine dans les deux chambres du Congrès pour comprendre que certains événements se lisent aussi en creux, sous la forme de ce qu’ils ont empêché. Le temps qui passe et l’absence de résultat probant ont déjà dispersé les militants d’Occuper Wall Street ; qu’auraient-ils pensé si, de surcroît, leur opposition aux privilèges des « 1 % » d’Américains les plus riches avait été suivie par l’élection à la présidence d’un homme, M. Romney, qui doit son immense fortune aux prodiges de la finance spéculative ? Et qui par ailleurs était déterminé à abolir la réforme du système de santé engagée par son prédécesseur, à réduire l’impôt sur le capital, à amputer les budgets de l’aide médicale aux pauvres, de l’audiovisuel public, des bourses étudiantes ?

En somme déterminé à s’inspirer… des politiques économiques qui ont ravagé plusieurs pays d’Europe depuis que la crise de la dette souveraine les a incités à amputer leurs dépenses publiques au moment précis où la récession, puis la dépression, les frappait. En 2011, non contents de souffrir énormément, et en pure perte, certains de ces Etats, la Grèce et l’Italie en particulier, avaient connu une régression démocratique sans précédent. Leur souveraineté avait été piétinée par une junte civile réunissant dans une « troïka » un directoire (de fait) franco-allemand, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. Coup sur coup, après que cette troïka eut provoqué la démission du premier ministre grec, M. Georges Papandréou, puis celle du président du conseil italien, M. Silvio Berlusconi, deux anciens banquiers, MM. Lucas Papadémos et Mario Monti, avaient pris le pouvoir à Athènes et à Rome.

Convoqué à Cannes entre deux réunions d’un sommet auquel son pays, trop petit, ne participait pas, condamné à faire antichambre, morigéné publiquement par Mme Angela Merkel et M. Nicolas Sarkozy, M. Papandréou avait dû renoncer à son référendum sur la politique d’austérité et libérer la place. Comprit-il alors que la patience des créanciers ne s’accommodait pas des caprices des électeurs ? Même scénario de république bananière à Rome, où la chancelière allemande appela le président italien pour réclamer le départ de M. Berlusconi. Lequel fut donc remplacé par M. Monti, dont le parcours antérieur avait conjugué avec onctuosité le conseil à la banque américaine Goldman Sachs et la direction à Bruxelles de la commission européenne à la concurrence. Fin 2011, on pouvait donc conclure, à l’instar du Wall Street Journal, que la chef du gouvernement de Berlin avait habilement manœuvré : « La pression de Mme Merkel a permis d’installer au sud de l’Europe les dirigeants favorables à la réforme qu’elle avait choisis, bien que les électeurs n’aient pas été consultés. M. Sarkozy et elle ont également orienté l’ensemble de la zone euro dans le sens des politiques allemandes de rigueur budgétaire et de réduction de la dette publique. » [5]

Seulement voilà : 2012 serait une année électorale à la fois dans un des pays martyrisés par la « troïka », la Grèce, et dans un des deux Etats composant le directoire franco-allemand. Dans le premier cas, le choix d’une force de gauche allait progresser de manière spectaculaire en juin, mais pas assez, les reflexes de division jouant là aussi leur rôle [6]. En France, le président sortant, que soutenait Mme Merkel, redoutait en particulier un socialiste placide qui, à la surprise générale, venait de se métamorphoser en chef de guerre : « Mon adversaire, mon véritable adversaire, tonna M. François Hollande le 22 janvier, n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti mais il gouverne, cet adversaire c’est le monde de la finance. » Depuis mai 2012, M. Hollande est président de la République, et la finance gouverne toujours.

« Les changements sociaux les plus importants de l’histoire des Etats-Unis n’ont pas été produits par le bulletins de vote. »

A lors, à quoi servent les élections ? Pas seulement à être déçu quand on les remporte… Car à Caracas, plus encore qu’à Washington ou à Paris, l’inversion du résultat de 2012 aurait assommé la moitié progressiste du pays — et galvanisé l’autre. L’espérance qu’un scrutin suffira pour bouleverser la donne bute néanmoins sur la réalisation démoralisante (et démobilisatrice) que les gouvernements, en partie parce qu’ils y ont consenti en refusant d’affronter leurs « véritables adversaires », sont dorénavant tributaires de décisions qui leur échappent. Plutôt que de remettre en cause les mécanismes du capitalisme financier qui se jouent de la démocratie, les partis de gouvernement préfèrent imputer la responsabilité de toutes les catastrophes à l’équipe au pouvoir, qu’ils veulent remplacer. Ou à celle à laquelle ils succèdent. Afin, trop souvent, de mener ensuite la même politique qu’elle.

Le philosophe Etienne Balibar relève que « le chantage au chaos, la menace suspendue en permanence d’une dégradation de la note, peuvent tétaniser les réflexes démocratiques ». [7] Mais il est tout aussi vrai, comme l’a souligné l’historien américain Howard Zinn, que « les changements sociaux les plus importants de l’histoire des Etats-Unis — l’indépendance par rapport à l’Angleterre, l’émancipation des Noirs, le combat syndical, les conquêtes en matière d’égalité sexuelle, le retrait des Etats-Unis du Vietnam — n’ont pas été produits par le bulletin de vote, mais par l’intervention directe de mouvements populaires ayant recours à des tactiques légales et illégales » [8]. Est-ce donc vraiment par hasard que les gouvernants n’ont osé proposer une baisse de 23 % du salaire minimum ni en Egypte ni en Tunisie [9] ?

Autant dire que l’année écoulée nous a rappelé ce que nous savions déjà, et annoncé ce que découvrirons à nouveau bientôt : quand un mouvement populaire demeure mobilisé après avoir su démontrer sa puissance et son impatience, le sens de l’histoire en est forcément transformé.

Serge Halimi Le Diplo février 2013

Transmis par Linsay



[1BBC World Service News, 23 décembre 2011.

[2Lire Alain Garrigou, « 1848, le printemps des peuples », Le Monde diplomatique, mai 2011.

[3Conférence prononcée le 18 décembre 2011 à Sidi Bouzid (Tunisie).

[4The Nation, New York, 7 novembre 2012.

[5Marcus Walker, Charles Forelle et Stacy Meichtry, « Deepening crisis over euro pits leader against leader », The Wall Street Journal, New York, 30 décembre 2011.

[6Le 17 juin 2012, les élections législatives en Grèce furent remportées de justesse par le parti conservateur Nouvelle Démocratie (29,66 % des voix), immédiatement suivi par la coalition de la gauche radicale Syriza (26,89 % des voix).

[7Libération, Paris, 21 novembre 2011.

[8Cité par Znet, 26 novembre 2012.

[9En février 2012, sous pression de la « troïka », le gouvernement grec a décidé une baisse de 23 % du salaire minimum, qui sera ramené autour de 586 euros brut d’ici avril 2013.



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