Ce que le film « Lincoln » ne dit pas sur Abraham Lincoln

dimanche 17 février 2013
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Le film Lincoln actuellement en salle a inspiré à Vicenç Navarro, professeur de sciences politiques à Barcelone, un premier article fort intéressant que Mémoire des luttes a traduit en français. Le texte ayant suscité de nombreuses réactions, l’auteur a rédigé un nouvel article qui prolonge le premier.
Nous publions les deux qui nous en apprennent pas mal sur le contexte politique de l’époque, la personnalité de ce président et ses liens avec le mouvement socialiste. Et comme interroge fort justement Mémoire des luttes :« qui sait que le 16e président des Etats-Unis fut très proche des idées socialistes et des revendications du mouvement ouvrier ? »
Très enrichissant.

En document joint, la lettre de félicitations que reçut Abraham Lincoln le 30 décembre 1864 de la Première Internationale pour sa toute récente réélection. Ce document d’histoire – réelle, elle – fut rédigé par Karl Marx.

Le film Lincoln, produit et dirigé par l’un des réalisateurs les plus connus des Etats-Unis, Steven Spielberg, a provoqué un regain d’intérêt pour la figure d’Abraham Lincoln. Un président qui, comme Franklin D. Roosevelt, a marqué la culture étatsunienne et l’imaginaire collectif. Ce personnage politique fait figure de garant de l’unité du pays après la défaite des Confédérés qui aspiraient à la sécession des Etats du Sud vis-à-vis de l’Etat fédéral. Il s’est également distingué dans l’histoire des Etats-Unis en abolissant l’esclavage et en offrant la liberté et la citoyenneté aux descendants des immigrés d’origine africaine, à savoir à la population noire dite « afro-américaine ».

Lincoln a également été le fondateur du Parti républicain. Un parti qui, à l’origine, n’avait pas grand chose à voir avec la formation actuelle, fortement influencée par un mouvement – le Tea Party – chauvin, raciste et particulièrement réactionnaire, derrière lequel se cachent des intérêts économiques et financiers déterminés à éliminer l’influence du gouvernement fédéral sur la vie économique, sociale et politique du pays.

Le Parti républicain du président Lincoln était au contraire une organisation fédéraliste qui considérait le gouvernement central comme le garant des droits humains. Parmi ces derniers, c’est l’émancipation des esclaves, thème majeur de Lincoln, qui fut le principal cheval de bataille du président. L’abolition de l’esclavage permit aux individus asservis d’acquérir le statut de travailleurs propriétaires de leur propre travail.

Mais Lincoln, avant même de devenir président, considérait d’autres conquêtes sociales comme faisant partie des droits humains. Parmi elles, le droit du monde du travail à contrôler non seulement son travail, mais aussi le produit de son travail. Le droit à l’émancipation des esclaves transforma ces derniers en individus libres salariés, unis – selon lui – par des liens fraternels avec les autres membres de la classe laborieuse, indépendamment de la couleur de leur peau. L’ambition de rendre l’esclave libre et celle de faire du travailleur – qu’il soit blanc ou noir – le maître non seulement de son travail, mais aussi du produit de son travail, étaient aussi révolutionnaires l’une que l’autre.

La première faisait de l’esclave un individu libre et propriétaire de son travail, tandis que la seconde rendait la classe laborieuse maîtresse du produit de son travail. Lincoln tenait à ces deux aspects de l’émancipation. Or le second est totalement absent dans le film. Il est ignoré. J’utilise délibérément le terme « ignoré » plutôt qu’« occulté », car il est tout à fait possible que les auteurs du film ou du livre dont il s’inspire ne connaissent même pas la véritable histoire d’Abraham Lincoln.

La guerre froide, qui perdure dans le monde culturel - y compris universitaire - des Etats-Unis et la domination écrasante de ce que l’on nomme là-bas la corporate class (à savoir la classe des propriétaires et des fondés de pouvoir du grand capital) sur la vie non seulement économique, mais aussi civique et culturelle, explique que l’histoire officielle des Etats-Unis enseignée à l’école et dans les universités soit fortement biaisée. Elle est purifiée de toute « contamination » idéologique liée au mouvement ouvrier, qu’il s’agisse du socialisme, du communisme ou de l’anarchisme.

La vaste majorité des étudiants américains, y compris ceux des universités les plus prestigieuses, ignorent que la fête du 1er mai, célébrée à travers le monde en tant que Journée mondiale du travail, rend hommage aux syndicalistes américains morts en défendant la journée de huit heures (au lieu de douze). C’est cette victoire qui permit de porter avec succès cette revendication dans la plupart des pays du monde. Or aux Etats-Unis, le 1er mai, outre qu’il n’est pas férié, est le jour dit de la loi et de l’ordre – Law and Order Day – [1]. La véritable histoire des Etats-Unis est fort différente de la version officielle promue par les structures de pouvoir étatsuniennes.

Des sympathies politiques ignorées et/ou occultées

Lincoln, lorsqu’il était membre de la Chambre des représentants de son Etat (l’Illinois), sympathisait avec les revendications socialistes du mouvement ouvrier, non seulement américain, mais aussi international. Pour lui, le droit des travailleurs à contrôler le produit de leur travail était un droit humain, ce qui constituait à l’époque – et constitue encore aujourd’hui – une position tout à fait révolutionnaire. Or ni le film ni la culture dominante aux Etats-Unis n’en font état. Cet aspect a été opportunément oublié par les appareils idéologiques de l’Establishment américain contrôlés par la corporate class.

En réalité, Lincoln considérait l’esclavage comme la domination suprême du capital sur le travail. Son opposition aux structures de pouvoir des Etats du Sud s’expliquait justement par le fait qu’elles représentaient pour lui les piliers d’un régime économique fondé sur l’exploitation absolue des travailleurs. Il voyait ainsi dans l’abolition de l’esclavage la libération non seulement de la population noire, mais de tous les travailleurs, y compris ceux appartenant à la classe laborieuse blanche, dont le racisme allait selon lui à l’encontre de ses propres intérêts.

Pour Lincoln, « le travail précède le capital. Le capital est seulement le fruit du travail et il n’aurait jamais pu exister si le monde du travail n’avait tout d’abord existé. Le travail est supérieur au capital et mérite donc une plus grande considération (…). Dans la situation actuelle, c’est le capital qui détient tout le pouvoir et il faut renverser ce déséquilibre » . Il n’aura pas échappé aux lecteurs des écrits de Karl Marx, contemporain d’Abraham Lincoln, que certaines de ces phrases sont très proches de celles utilisées par le penseur allemand dans son analyse de la relation capital/travail au sein d’un système capitaliste.

Nombre de lecteurs seront en revanche surpris d’apprendre que l’oeuvre de Karl Marx a influencé Abraham Lincoln, comme le montre de manière très détaillée le journaliste et écrivain John Nichols dans son excellent article intitulé »Reading Karl Marx with Abraham Lincoln Utopian socialists, German communists and other republicans », publié dans Political Affairs (27 novembre 2012) et dont sont extraites les citations et la plupart des éléments figurant dans le présent article.

Les écrits de Karl Marx étaient connus des intellectuels, tel Lincoln, qui se montraient très critiques vis-à-vis de la situation politique et économique des Etats-Unis. Marx écrivait régulièrement dans The New York Tribune, le journal intellectuel le plus influent dans le pays à cette époque. Son directeur, Horace Greeley, se considérait comme socialiste. Il admirait Karl Marx à qui il proposa de rédiger des chroniques dans son journal.

The New York Tribune comptait d’ailleurs parmi ses collaborteurs un grand nombre de militants allemands qui avaient fui les persécutions pratiquées dans leur pays d’origine. Il s’agissait à l’époque d’une Allemagne fortement agitée, avec la naissance d’un mouvement ouvrier remettant en cause l’ordre économique existant. Certains de ces immigrés allemands (connus aux Etats-Unis, à cette époque, sous le nom de « Républicains rouges ») luttèrent ensuite au côté des troupes fédérales commandées par le président Lincoln pendant la guerre de Sécession.

Greely et Lincoln étaient amis. Greeley et son journal soutinrent dès le départ la carrière politique de Lincoln. Ce fut d’ailleurs Greeley qui lui conseilla de se porter candidat à la présidence du pays. De plus, de nombreux éléments indiquent que Lincoln était un fervent lecteur du New York Tribune. Lors de sa campagne électorale pour la présidence des Etats-Unis, il proposa à plusieurs « Républicains rouges » d’intégrer son équipe. Auparavant déjà, en tant que membre du Congrès représentant les citoyens de Springfield, dans l’Etat de l’Illinois, il s’était fréquemment montré solidaire des mouvements révolutionnaires d’Europe, en particulier de Hongrie, en signant des documents témoignant de son soutien.

Au côté des travailleurs des Etats-Unis et du monde entier

Loin d’être fortuite, la connaissance qu’avait Lincoln des traditions révolutionnaires de l’époque résultait de sa sympathie pour le mouvement ouvrier international et ses institutions. Il encouragea ainsi les travailleurs des Etats-Unis à organiser et à mettre sur pied des syndicats, y compris au cours de son mandat de président, ce qui explique qu’il fut nommé membre honoraire de plusieurs d’entre eux. Aux syndicats de New York, il déclara : « Vous avez compris mieux que quiconque que la lutte contre l’esclavage vise à émanciper le monde du travail, c’est-à-dire tous les travailleurs. La libération des esclaves du Sud et celle des travailleurs du Nord ne sont qu’un seul et même combat ». Pendant la campagne électorale, Lincoln adopta une posture anti-esclavagiste, précisant sans équivoque que l’émancipation des esclaves permettrait aux travailleurs de réclamer des salaires leur offrant une vie décente et digne, contribuant ainsi à augmenter la rémunération de tous les travailleurs, qu’ils soient noirs ou blancs.

Dans leurs textes, Marx comme Engels relatèrent avec enthousiasme la campagne de Lincoln au moment où tous deux préparaient la Première Internationale ouvrière. Au cours de l’une des sessions, ils proposèrent d’ailleurs à l’Internationale d’envoyer une lettre au président Lincoln afin de le féliciter pour son attitude et sa position. Dans cette lettre, la Première Internationale félicitait le peuple des Etats-Unis et son président pour avoir, en abolissant l’esclavage, favorisé l’émancipation de l’ensemble de la classe laborieuse, non seulement étatsunienne, mais aussi mondiale.

Dans sa réponse, Lincoln remercia la Première Internationale pour sa lettre et affirma qu’il faisait grand cas du soutien des travailleurs du monde entier à ses politiques. Son ton cordial ne manqua pas de provoquer une certaine panique parmi les membres de l’Establishment économique, financier et politique des deux côtés de l’Atlantique.

Au niveau international, il semblait évident que, comme l’indiqua ultérieurement le dirigeant socialiste américain Eugene Victor Debs au cours de sa propre campagne électorale, « Lincoln avait été un révolutionnaire et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le Parti républicain avait assumé par le passé une tonalité rouge ».

Une révolution démocratique avortée

Il va sans dire qu’aucun de ces éléments n’est relaté dans le film Lincoln, et qu’ils restent peu connus aux Etats-Unis. Mais, comme l’indiquent John Nichols et Robin Blackburn (autres auteurs ayant beaucoup écrit au sujet de Lincoln et de Marx), pour saisir le personnage de Lincoln, il est indispensable de comprendre l’époque et le contexte dans lesquels il a vécu.

Lincoln n’était pas marxiste, terme utilisé à l’excès dans l’historiographie et dénoncé par Marx lui-même. Il souhaitait non pas éradiquer le capitalisme, mais corriger l’immense déséquilibre entre capital et travail inhérent à ce système. Reste qu’il fut sans aucun doute fortement influencé par Marx et par d’autres penseurs socialistes avec lesquels il partagea des désirs immédiats, affichant une sympathie pour leurs opinions et adoptant une position très radicale dans son engagement démocratique. En ignorant ces faits, le film Lincoln déforme ainsi l’histoire.

Il est indéniable que Lincoln fut une personnalité complexe et ambiguë. Mais il existe dans ses discours des preuves écrites et sans équivoque des sympathies qu’il entretenait. De plus, les vifs débats qui animaient les gauches européennes avaient cours également dans les cercles progressistes des Etats-Unis. En réalité, ce sont les socialistes utopiques allemands, dont une grande partie s’était réfugiée dans l’Illinois après avoir fui la répression européenne, qui eurent le plus d’influence sur Lincoln.

Le communalisme qui caractérisait ces socialistes influença la conception de la démocratie de Lincoln. Il la considérait comme la conduite des institutions politiques par le peuple, un peuple dont les classes populaires constituaient la majorité.

Sa célèbre formule « La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » – devenue une magnifique maxime démocratique connue dans le monde entier – pointe sans équivoque l’impossibilité de faire triompher une démocratie du peuple – et pour le peuple – si elle n’est pas mise en oeuvre par le peuple lui-même.

C’est pourquoi Lincoln voyait dans l’émancipation des esclaves et des travailleurs des éléments indispensables à cette démocratisation. Sa vision de l’égalité était nécessairement en contradiction avec la domination des institutions politiques par le capital. Pour preuve, la situation actuelle aux Etats-Unis que je détaille dans mon article « Lo que no se ha dicho en los medios sobre las elecciones en EEUU » [2]. Aujourd’hui, c’est la corporate class qui contrôle les institutions politiques du pays.

Dernières observations, et un souhait

Je répète qu’aucun de ces faits n’est relaté dans le film. Après tout, Spielberg n’est pas Pontecorvo, et le climat intellectuel aux Etats-Unis porte encore les stigmates de la guerre froide. « Socialisme » demeure un terme négativement connoté dans l’Establishment culturel du pays. Et, sur les terres de Lincoln, le projet démocratique qu’il avait rêvé n’est jamais devenu réalité du fait de l’influence considérable du pouvoir du capital sur les institutions démocratiques, une influence qui a muselé l’expression démocratique aux Etats-Unis.

Terrible ironie de l’histoire : le Parti républicain est devenu l’instrument politique le plus agressif au service du capital.

Je serais reconnaissant à celles et ceux qui trouveront cet article intéressant de bien vouloir le diffuser le plus largement possible. Y compris auprès des critiques de cinéma qui, dans le cadre de la promotion du film, ne diront pas un mot de cet autre Lincoln méconnu dans son propre pays et dans bien d’autres. L’un des fondateurs du mouvement révolutionnaire démocratique n’est même pas reconnu comme tel. L’abolition de l’esclavage a constitué une grande victoire qui mérite d’être célébrée. Mais l’action de Lincoln ne s’y réduit pas. Et de cela nul ne parle.

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Ce que le film « Lincoln » ne dit pas sur Abraham Lincoln (II)

La pensée et le mouvement socialistes – dans leurs diverses sensibilités, socialiste, communiste ou anarchiste – ont eu une influence majeure sur Lincoln et ont joué un rôle de premier plan dans l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis. Je suis heureux que mon article « Ce que le film « Lincoln » ne dit pas sur Abraham Lincoln » ait permis, par l’intérêt qu’il a suscité, de jeter les bases d’un débat sur ce sujet.

Je regrette cependant que celui-ci, comme on pouvait s’y attendre, n’ait pas été relayé par les principaux médias du pays. En commentant le film, ces derniers se sont focalisés sur l’analyse filmographique sans faire l’effort d’expliquer, ni même de comprendre, le contexte dans lequel se sont déroulés les événements mis en scène. Avant tout vecteurs de divertissement, les médias font, en effet, systématiquement passer au second plan leur mission informative et éducative.

L’article a provoqué de vives réactions, ce dont je me réjouis. Mais avant de revenir sur ces dernières – y compris, évidemment, sur les critiques –, je tiens à souligner un aspect essentiel : le film a le mérite de chercher à véhiculer un message politique. Celui-ci ne peut s’apprécier qu’à l’aune du conservatisme particulièrement vivace qui caractérise la culture hégémonique des Etats-Unis. En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, la guerre de Sécession a été présentée comme un conflit entre deux camps défendant des causes moralement aussi légitimes l’une que l’autre. Et le lecteur sera sans doute étonné d’apprendre que, de manière générale, la lutte des Confédérés a suscité – et suscite encore – des élans de sympathie qui se reflètent dans la filmographie récente.

Leur combat est régulièrement présenté comme une cause romantique. Au service des traditions et du patriotisme, elle se serait ainsi heurtée à des intérêts fédéralistes qui, supposément modernisateurs, auraient rompu avec la culture d’un monde ancien présumé meilleur. Le film Autant en emporte le vent incarne cette conception. Plus proche de nous, Gods and Generals, qui défend cette soit-disante noblesse de la cause des Etats du Sud, est sorti sur les écrans en 2003.

De ce point de vue, Lincoln incarne une certaine rupture. Il est le premier film à gros budget qui témoigne d’un parti pris clairement favorable aux Nordistes. Cela étant, en se concentrant sur la loi d’émancipation des esclaves sans analyser le contexte politique qui a présidé à son adoption, il n’explique pas la genèse des événements. Considérer – comme le fait le film – l’approbation de cette loi comme le résultat de manoeuvres politiques incluant des pratiques clientélistes entre les différents protagonistes (une thématique au passage très présente dans la filmographie étatsunienne) conduit à une erreur d’interprétation. Cela véhicule, en effet, l’idée très répandue selon laquelle l’histoire serait écrite par les grands hommes (et, occasionnellement, les grandes femmes). Or il s’agit là d’une thèse erronée : ces individus ne sont que les voix et les instruments de forces économiques et politiques et de mouvements sociaux plus vastes - notamment le monde du capital et du travail - qui sont à peine évoquées dans le film.

De plus, s’agissant de la question de l’émancipation, l’évolution de Lincoln (sur laquelle je reviendrai plus loin) ne peut se comprendre sans savoir que 200 000 esclaves s’étaient ralliés aux troupes fédérales, leur lutte héroïque jouant un rôle déterminant dans la victoire du Nord. Ni sans tenir compte du courant abolitionniste à l’intérieur du Parti républicain, emmené par la figure emblématique de Thaddeus Stevens, ou du mouvement ouvrier étatsunien et international. Ce fut justement au cours de la période dont traite le film que la Première Internationale fut fondée, et que Lincoln et Marx établirent une relation épistolaire – à laquelle j’ai fait référence dans mon précédent article – d’une importance capitale. Comme on pouvait s’y attendre, cette correspondance n’est jamais mentionnée dans Lincoln.

En réalité, ce furent les mouvements ouvriers de divers Etats européens qui soutinrent le blocus des ports confédérés, allant ainsi à l’encontre de la volonté de l’establishment économique de ces pays. Ce dernier prônait, en effet, la levée du blocus, arguant – afin de convaincre les classes laborieuses – que celle-ci permettrait d’obtenir des Etats confédérés le coton indispensable à la relance des économies.

Comme le note Kevin Anderson dans son intéressant article intitulé « Spielberg’s Lincoln, Karl Marx, and the Second American Revolution », le refus, de la part des ouvriers, d’obéir aux injonctions des industriels de leurs pays afin de contribuer à la victoire du Nord sur le Sud esclavagiste, y compris au détriment leurs propres intérêts immédiats, a représenté l’un des actes d’internationalisme prolétarien les plus solidaires de l’histoire du mouvement ouvrier.

C’est aussi ce que pensait Karl Marx. Ce dernier écrivit, en effet, dans le New York Tribune du 21 octobre 1861 que les peuples d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Europe considéraient la cause nordiste comme la leur : une lutte en faveur de la liberté, contre l’esclavage et l’oppression des travailleurs et pour la démocratie. Quant à Lincoln, il avait tout à fait conscience que la mobilisation ouvrière permettait d’affaiblir l’appui des gouvernements européens aux Etats sécessionnistes. D’où sa réponse chaleureuse – commentée dans mon précédent article – à la lettre de soutien de Karl Marx et de la Première Internationale à son combat et au peuple étatsunien, une réponse qui ne manqua pas de semer la panique au sein de la bourgeoisie de ces pays.

Mais j’en viens à présent aux apparentes incohérences de la position de Lincoln. Divers commentateurs ont attiré l’attention sur les déclarations de ce dernier, qui a incontestablement pris ses distances, à plusieurs reprises, avec les thèses abolitionnistes. Dans mon précédent article, j’ai précisé que la biographie d’Abraham Lincoln comportait certaines ambiguïtés : en voilà un exemple.

Pour autant, sans chercher à minimiser l’importance de ces faits, il convient de préciser que le célèbre discours dans lequel Lincoln, alors en lice pour un siège de sénateur, se démarqua de la position abolitionniste fut prononcé le 18 septembre 1858. Or il fut ensuite amené à changer de position sous l’influence des esclaves luttant aux côtés des Républicains, mais aussi au contact des socialistes, en particulier des utopiques qui, comme je l’ai indiqué dans mon précédent article, lui inspirèrent la célèbre formule de « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Il lui sembla ainsi de plus en plus évident que les anciens esclaves faisaient partie du « peuple » en question.

De fait, l’abolition de l’esclavage sans compensation des anciens maîtres a constitué la nationalisation la plus importante et la plus rapide jamais réalisée au cours d’une révolution. Elle a permis de supprimer d’un trait de plume une classe sociale : celle des propriétaires d’esclaves. Et si Abraham Lincoln n’a pas adhéré à la cause abolitionniste qui prônait la redistribution des terres aux esclaves, nul ne sait ce qu’il aurait accompli en tant que président s’il avait vécu plus longtemps. Peut-être aurait-il été de plus en plus sensible à l’influence croissante du mouvement ouvrier. Ce que l’on sait, en revanche – grâce à des déclarations de son chef de cabinet –, c’est que nombre de ses collaborateurs étaient socialistes. Lincoln le savait et l’approuvait pleinement. Tout ceci explique la reconnaissance dont ce dernier a bénéficié et qui lui a ensuite valu de donner son nom aux brigades de combattants américains partisans de la IIe République espagnole, dites « Brigades Lincoln ».

Dernière observation : la visibilité, la reconnaissance et la prise de conscience d’une forme d’exploitation dépendent de la mobilisation des victimes, qui s’efforcent de convaincre le reste de la société de la légitimité de leur cause. Marx, qui luttait contre l’exploitation de la classe laborieuse par les capitalistes, était en revanche peu sensible à l’exploitation de genre, ce qui a donné lieu à des critiques justifiées de la part des féministes.

Jusqu’à un passé récent, les gauches européennes étaient indifférentes à l’exploitation des personnes homosexuelles, qui a été reconnue il y a seulement quelques années. Et, encore aujourd’hui, nombre de socialistes espagnols ferment les yeux face à l’exploitation par l’Etat des étrangers vivant en Espagne, niant leur existence. La biographie d’Abraham Lincoln témoigne de l’évolution du président. A l’origine simplement hostile à l’esclavage, il a fini par considérer les Noirs comme une fraction du peuple dotée des mêmes droits que le reste de la population. Mais le film Lincoln omet d’expliquer les causes (c’est-à-dire le contexte politique) de cette évolution. C’est là son principal défaut.

Vicenç Navarro
Traduction : Frédérique Rey

Articles originaux en espagnol sur le site Publico



Vicenç Navarro

Professeur de sciences politiques et de politiques publiques à l’Université Pompeu Fabra (Barcelone) et professeur d’études politiques et de politiques publiques à l’Université John Hopkins (Baltimore, Etats-Unis).


[1lire l’ouvrage A People’s History of the United States, de Howard Zinn

[2« Ce qui n’a pas été dit dans les médias sur les élections aux Etats-Unis », Público, 13 novembre 2012



Documents joints

Le courrier de karl Marx
Echange de lettres entre l’AIT et Abraham Lincoln

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