La beauté comme exigence éthique

vendredi 21 juin 2013
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Abdourahman A. Waberi, écrivain, universitaire franco-djiboutien et collaborateur du Monde diplomatique voici son premier billet, consacré à la poésie sud-africaine.

L’apartheid était, hier, hanté par le spectre du totalitarisme qui ambitionnait de régir tous les aspects de la vie privée comme publique, du berceau au tombeau. Par sa démesure autant que par la résistance que ses adversaires lui opposaient, c’était aussi un système voué à l’échec. Vivre sous un tel régime fouettait votre créativité et aiguisait vos sens. C’est du moins le refrain que la plupart des artistes, intellectuels et écrivains ayant vécu sous l’apartheid nous rappellent sans cesse.

Hier, même dans les pires moments, nous disent-ils, on avait tendance à tenir les travaux de l’esprit en haute estime, à chérir les œuvres du passé, à caresser les souvenirs, à rechercher la compagnie des mots. Traquer la beauté là où elle se nichait, dans les bidonvilles et autres bantoustans. Le Verbe était encore sacré et sacralisé. Et la poésie une arme miraculeuse dirigée contre l’oppression. Poètes et prosateurs se sentaient grandis par le combat et l’adversité. Leurs titres cinglants claquaient comme des coups de fouet : Peter Abrahams (Mine Boy), Dennis Brutus (Sirens, Knuckles, Boots), Alan Paton (Cry, the Beloved Country) ; Alex Laguma (A Walk in the Night), pour ne citer que quelques exemples.

Aujourd’hui ce paysage n’est plus d’actualité mais les artistes et intellectuels ont à présent d’autres tâches, moins glorieuses mais tout aussi urgentes. Si l’hydre de l’apartheid a vécu, ses effets n’ont pas disparus du jour au lendemain.

En ce début d’été 2013, les artistes et les œuvres en provenance de l’Afrique du Sud sont présents dans deux festivals français importants, sans être absents des librairies. Qu’il s’agisse du festival malouin « Étonnants Voyageurs », qui s’est tenu le weekend de la Pentecôte (18-20 mai 2013) ou de la Biennale des poètes en Val-de-Marne (24 mai-2 juin), de nombreux lecteurs sont allés à leur rencontre et ont été touchés par un je ne sais quoi de précieux.

Romanciers, scénaristes, poètes ou peintres, ils étaient quinze à être passés par le festival breton et onze à sillonner les communes du Val de Marne. On retrouve dans cet aréopage des vieux routiers (André Brink, Deon Meyer, Mike Nicol, Mark Behr, Kgositsile Keorapetse ou Wally Serote) et des jeunes pousses (Gabeba Baderoon, Niq Mhlongo, Kgebetli Moele). On notera aussi la présence active de deux passeurs installés en France de longue date (le poète et traducteur Dennis Hirson et Bruce Clarke dont les lecteurs du Monde Diplomatique connaissent les toiles habitées par les tourments de l’histoire contemporaine).

Gabeba Baderoon [1]est une poétesse de cette nouvelle génération, qui a connu le démantèlement de l’ancien régime et le chant lyrique des temps nouveaux. Ses poèmes sont ouvertement politiques si on accepte d’élargir notre définition de ce champ. On pourrait les lire alors comme autant de plongées colossales et intimes. Avec d’autres, la native de Port Elizabeth traque la beauté au ras du bitume, parvient à embrasser dans le même souffle les grandes peines et les petites joies, les aléas du quotidien et les remugles du passé. La beauté est une exigence éthique, un cap à maintenir. Elle est synonyme de débordement, d’excès radical. Elle est antidote face au monde rendu hideux par le consumérisme. Les signes extérieurs de richesse, l’esbroufe et clinquant sont les nouvelles lignes de démarcation qui divisent les gens plus insidieusement que les marqueurs raciaux d’hier. Trouver une langue nouvelle qui évoque l’attention accordée au paysage, à la terre et aux relations conviviales entre les êtres et leurs entours, et maintenir cette dernière vaille que vaille hors de la sphère de la consommation et du tout-médiatique, voilà la tâche qui, selon Gabeba Baderoon, incombe aux poètes sud-africains.

J’oublie de la regarder

La photo de ma mère à son bureau des années 50
est dans ma bourse depuis vingt ans,
le papier brunâtre se décolore,
le bord festonné s’est recourbé puis redressé.
Le col de sa robe est discrètement croisé.
On pourrait croire qu’on l’appelle au loin,
par l’angle que fait son cou.

Elle était la première de la famille à prendre
le bus de Claremont
qui monte la colline pour se rendre à l’université.

A un moment pendant les cours à l’école de médecine,
les étudiants noirs devaient ranger leurs affaires, se lever
et quitter l’amphithéâtre en longeant les rangées de pupitres.

Derrière la porte close, lors d’une autopsie
les étudiants noirs n’étaient pas censés voir,
la peau blanche mise à nu et découpée.

Sous le couteau, sous la peau,
mystère de la ressemblance
dans un monde qui définissait comment noir et blanc
pouvaient se regarder l’un l’autre, se toucher,
ma mère regarde en arrière, avec un aplomb intact.

Chaque fois que j’ouvre ma bourse,
elle est là, si familière que j’en oublie
de la regarder.

Gabeba Baderoon

Poème traduit de l’anglais par Denis Hirson et Katia Wallisky.

La vie littéraire est exaltante. Poètes et prosateurs sud-africains en sont conscients. Dans les grandes métropoles, les festivals (Poetry Africa, Urban Voices ou Tradewinds) se multiplient comme des petits pains. Des petites structures éditoriales (Snailpress, Timbila), des revues (Carapace and Botsotso) et des stations de radio (Kaya FM, YFM ou Bush) jouent le rôle de passeurs. Il arrive que les nouveaux talents, éclos hors des sentiers éditoriaux habituels, se produisent exclusivement dans des restaurants, des cabarets et des boîtes de nuit. La gent féminine est partie prenante de cette nouvelle scène poétique. Enfin, les langues indigènes ne sont plus tenues sous le boisseau et résistent à l’hégémonie de l’afrikaans et surtout de l’anglais. Les petits-enfants de Dennis Brutus et de Kgositsile Keorapetse nous rappellent opportunément que la poésie est au cœur du monde. Et ça, c’est une excellente nouvelle.

Petit, maigre et silencieux, Kgositsile Keroepatse [2]est un jeune homme de 74 ans qui n’a pas besoin de lever la voix pour s’imposer. Tous les poètes présents à la Biennale se pressent de lui rendre l’hommage dû à son rang de défricheur et de pourvoyeur d’énergie positive. Ligne mélodique, timbre clair, sa poésie d’apparence simple est un bonheur pour l’oreille et le cœur.

Lettre de Havane

(pour Baby K)

Il y a peu de temps j’ai dit
avec ma petite main sur
le tapis de la mémoire
et mes tripes cherchant le blues pour attraper la voix :
Si t’aimer est mal
Je ne veux rien faire de bien

Alors que je ne possède ni
mille voix tonitruantes
comme Mazisi kaMdabuli weKunene
ni la bravoure malicieuse de Chris Abani
quand je suis la forme du désir et de l’envie
je souhaite être le cartographe de tes rêves
mais je finis par buter sur cette question tenace :

Me faut-il aimer davantage mon cœur
car chaque fois que tu me manques
c’est là que je t’y trouve

Kgositsile Keorapetse

Abdourahman A. Waberi le 14/06/2013 Le Monde diplomatique
Poème traduit de l’anglais par Namita Dewan

Ces deux poèmes sont extraits de Poésie au cœur du monde, anthologie 2013, éditions de la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, 186 pages, 10 euros.

Né à Djibouti en 1965, Abdourahman A. Waberi vit entre Paris et Washington DC où il enseigne les littératures francophones et la création à l’université George Washington. Il est l’auteur de nombreux romans, notamment Aux Etats-Unis d’Afrique (JC Lattès, 2006).

Transmis par Linsay



[1Née en 1969 à Port Elizabeth. Elle est docteure en anglais et spécialiste de l’islam dans les arts en Afrique du Sud durant la période coloniale. Invitée dans le monde entier pour des conférences et des lectures publiques lors de festivals internationaux de poésie, elle partage sa vie entre l’Afrique du Sud et les États-Unis, où elle enseigne la littérature et les études féministes à l’Université de Penn State. Lauréate du Prix de Poésie Daimler Chrysler pour l’Afrique du Sud en 2005, elle a publié quatre livres.

[2Né en 1938 à Johannesburg, il fut un membre influent de l’ANC pendant les années 1960-70. En exil aux États-Unis de 1962 à 1975, ses lectures dans les clubs de jazz new-yorkais lui permirent de faire reconnaître la poésie en tant qu’art de la scène. Il fut l’un des premiers auteurs à rapprocher la poésie africaine de la poésie afro-américaine, pionnier du panafricanisme. Ce n’est qu’en 1990, année de la libération de Nelson Mandela, qu’un de ses livres fut publié en Afrique du Sud. A ce jour, neuf recueils de poèmes et un essai sur l’art poétique ont été publiés. On compte quelques poèmes traduits en français aux éditions Silex, dirigées par le poète camerounais Paul Dakeyo (Littératures d’Afrique Australe, 1985 ; Poésie d’un continent, 1983 ; L’Aube d’un jour nouveau, 1981). En 2006, il a été élu Poet Laureate de la nation sud-africaine.



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