Je suis l’expulsée qui raconte (2/3)

lundi 5 août 2013
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Jusqu’en 2008, Cristina Fallaras vivait une existence stable d’écrivain et sous-directrice d’un journal. Puis elle fut licenciée et glissa vers le statut de mère chômeuse sans domicile fixe. Un parcours tragiquement banal dans l’Espagne en crise. Voici son témoignage.

J’avais écrit “Cela peut arriver à n’importe qui”. J’avais écrit “Mes enfants vivent sous le seuil de pauvreté”. Et le 25 janvier 2012, dans le journal El Mundo, j’avais aussi écrit “Je suis à louer”.

“Femme caucasienne de 43 ans, journaliste, écrivaine et éditrice. Taille : 1,69 m, 60 kilos, rousse décolorée, yeux bleus. Etudes universitaires, vingt-cinq ans de carrière journalistique et d’expérience professionnelle dans quatre journaux espagnols, quatre chaînes de radio et trois de télévision. Six livres publiés, dont quatre romans. Trois ont été primés. Expérience dans l’organisation de rédactions, d’équipes de travail, de campagnes de communication, de création de pages web, de préparation du pot-au-feu madrilène et de lectures de Gil de Biedma. Capacité pour écrire, disserter sur la littérature, la politique, l’économie, la cuisine, le sexe, la violence, l’édition, la famille et ses difficultés, le chômage, le crime, le syndicalisme et les peines, au sens large.

Elle est à louer pour : penser, s’occuper d’une maison, même si cette mission inclut la récolte des choux. Ecrire toutes sorte de textes, fiction ou pas, correspondance comprise. Mission qui implique que je renonce à la signature si on l’exige […]. Sortir les animaux ou les personnes, de préférence les personnes. Ce service inclut la conversation. Préparer des actions d’obéissance ou de désobéissance publique ou privée.

Tout service qui vous intéresse et qui ne figure pas dans cette liste sera étudié avec bienveillance.

Tarifs à négocier. Si intéressé, s’adresser à cristinasealquila@gmail.com. Pour coït, fellation, strip-tease ou assimilé, s’abstenir.”

Nue et terrifiée, mais : il faut énoncer. Enoncer la peur, formuler l’angoisse, raconter la culpabilité.

La plupart des réponses, en dépit de mes injonctions, étaient des demandes de services sexuels, parfois très imaginatifs. Mais presque personne n’a pris ma proposition au sérieux. Pourtant elle était vraie, comme tout ce que j’écris et publie dans le journal. Elle était vraie comme le courant coupé un mois plus tard, aussi vraie que les pièces de monnaie comptées pour acheter le lait du petit déjeuner. Mais ce genre de choses, il faut les avoir vécues pour les comprendre, pour en être conscient. Moi, je croyais être consciente, et pourtant l’avis d’expulsion que m’a remis ce type, m’a fait l’effet d’un bloc de glace qui a activé un ressort en moi et m’a mobilisée. Nue et terrifiée, mais : il faut énoncer. Enoncer la peur, formuler l’angoisse, raconter la culpabilité.

Le déni

Je m’appelle Cristina Fallarás, l’expulsée qui raconte, et exactement quatre ans avant ma décision de raconter, par un matin tiède de novembre, à 10 heures, précisément le lundi 17 novembre 2008, le directeur du journal [ADN, un quotidien gratuit espagnol qui a cessé de paraître en décembre en 2011] dont j’étais la sous-directrice m’a licenciée. Enceinte de huit mois. A ce moment-là, l’Espagne avait 2 500 000 chômeurs – nous trouvions que c’était une horreur, quelle dérision -, et les augures les plus perspicaces prédisaient que cette crise larvée se prolongerait jusqu’en 2010, peut-être jusqu’au début 2011. Allons donc, répondions-nous en chœur, une crise ne peut pas durer aussi longtemps ! Le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero parlait de “premiers bourgeons”, qu’on avait touché le fond et que tout allait bientôt refleurir. Peu après, le socialiste injecterait des milliards d’euros dans les banques espagnoles. De l’argent public.

Je me rappelle avoir pensé : chair à expulsion, allons, descendez, il y a de la place

C’est par là qu’a commencé mon expulsion. Par mon licenciement. Dans le courant du mois de novembre dernier, El País a licencié 129 journalistes. Je me rappelle avoir pensé : chair à expulsion, allons, descendez, il y a de la place. En tant que vétéran, je sais quelles sont les étapes à venir. A savoir : première étape. J’ai de la valeur, je suis une grande professionnelle. J’ai mes indemnités, une jolie somme, et mes allocations de chômage. Au moins un an et demi. Je prends deux mois pour souffler et avaler la couleuvre. La première étape dure au moins un an.

Deuxième étape. J’arrive en fin de droits, nous n’aurions pas dû faire ce voyage. Nous allons rogner sur la nourriture, les vêtements. Priorité aux enfants : qu’ils ne s’aperçoivent de rien. Je dois monter quelque chose, un cabinet de consultation, une petite entreprise, une agence de communication. Je vais investir ce qui reste de mes indemnités pour assurer l’avenir de ma famille. Salopards de politiciens. La deuxième étape couvre toute la deuxième année.

La descente

J’ai besoin de cachets. Si je croise un politicien dans la rue, je lui casse la gueule

Troisième étape. Les enfants, pas de vacances cette année. Chéri, on liquide la voiture. Ah, merde, l’argent du chômage n’a pas duré longtemps. Désormais, uniquement les marques les moins chères, et le riz à volonté pour les adultes, mais pas de vêtements. La petite entreprise n’a encore rien donné, comment pourrait-elle être rentable en quelques mois ? Et si je n’étais pas une si bonne professionnelle ? Et pourquoi mon compagnon ne trouve-t-il pas de boulot ? Il se laisse aller, peut-être. J’ai besoin de cachets. Si je croise un politicien dans la rue, je lui casse la gueule. Ou alors c’est l’employé de ma banque qui écopera. Si on m’appelle encore pour le retard du loyer, j’explose. Il me faut des cachets. La troisième étape couvre les deux premiers tiers de la troisième année.

Quatrième étape. J’ai besoin de cachets plus costauds. Des mois de retard pour payer le loyer, l’eau, le gaz. La banque ne me répond plus. Chéri, la viande, c’est pour les enfants. On dirait que je vieillis plus vite que l’éclair ! Plus personne ne m’appelle. Je descends au supermarché, toi, occupe la caissière pendant que je cache le dentifrice et des lames de rasoir sous ma veste. La quatrième étape s’achève par l’expulsion. Ce qui restera de vous relève désormais de la statistique.

A suivre.

Libération Paris le 30/07/2013

Transmis par Linsay


Cet article a d’abord été publié en espagnol le 12 décembre 2012 dans la revue en ligne argentine Anfibia.



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