Darwin contre le mensonge créationniste

mardi 6 août 2013
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Décrié par les religieux conservateurs qui contestent sa théorie, récupéré par cette partie de l’extrême droite qui depuis la fin du 19e siècle essaie d’appliquer à l’organisation sociale humaine, la théorie de l’évolution et la concurrence entre espèces [1] , 130 ans après sa mort, Darwin interroge toujours et fait l’objet de controverses.

Au vu du gigantesque cataclysme intellectuel qu’a produit la théorie de l’évolution, on imagine son auteur en activiste convaincu, défendant comme un lion, contre le monde entier, l’idée que « les espèces ne sont pas immuables ». La réalité est tout autre : Charles Darwin s’est débattu longtemps contre la théorie, à ses yeux invraisemblable, fantaisiste, dangereuse, selon laquelle les espèces biologiques peuvent évoluer avec le temps. Alors qu’il ne portait pas encore sa fameuse barbe blanche, l’idée que les espèces auraient pu ne pas avoir été créées par Dieu telles que nous les connaissons lui faisait dresser les cheveux sur la tête. Loin de l’avoir découverte et immédiatement embrassée, loin de l’avoir choyée et cultivée avec amour, il a tout fait pour lutter contre.

Finalement, c’est à force de la bombarder d’objections, de contre-exemples et de difficultés, que le naturaliste a adopté la notion d’une « descendance avec modification », devenue, avec la publication de l’Origine des espèces (1859), l’une des thèses les plus célèbres de l’histoire des sciences. Dans une tête admirablement faite, le spectaculaire retournement de Darwin marque la victoire du doute contre les convictions, des observations et des raisonnements contre le respect dû aux maîtres, aux proches et à ses propres croyances. Une succession de carnets soigneusement tenus, souvent relus et commentés par l’auteur, ont été le champ de bataille de ce combat entre l’homme et l’idée.

Darwin, à tous égards, venait de loin : ce jeune homme de bonne famille avait commencé à Cambridge des études en... théologie. C’était en 1828, il avait 19 ans. La démarche, pour un passionné de plantes, n’était pas si étrange qu’il semble : presque tous les botanistes anglais de l’époque étaient des ecclésiastiques - en particulier le Pr John Stevens Henslow (1795-1861), enseignant à Cambridge. Malgré l’ennui que les autres cours inspiraient à l’étudiant (« Je perdis complètement mon temps pendant les trois années », dit-il dans son autobiographie), Darwin participa assidûment aux « vendredis » qu’organisait son professeur de botanique, au point que ses camarades finirent par le surnommer « celui qui se promène avec Henslow ». Le 24 août 1832, l’aimable enseignant informa son protégé d’une opportunité qui allait décider de son avenir : le capitaine FitzRoy désirait céder une partie de sa propre cabine à un jeune naturaliste pour accompagner, sans salaire, le voyage de son navire, le Beagle, ayant mission d’étudier les côtes de Patagonie, de la Terre de Feu, du Chili et du Pérou afin d’en améliorer la cartographie.

DIVERSITÉ NATURELLE

A 22 ans, Darwin part donc à l’aventure, habité par « un violent désir d’ajouter des faits nouveaux à la grande masse des phénomènes de la science ». Il ne croit pas si bien dire. Au moment de monter à bord, Charles partage les convictions de ses professeurs Henslow et Sedg-wick, fidèles aux dogmes créationnistes : il considère les espèces comme des entités créées, dont l’organisation ne saurait qu’être fixe. Il admet que certaines d’entre elles peuvent apparaître ou disparaître (les fossiles mis au jour par Cuvier ne laissaient aucun doute, depuis 1812, sur la disparition de certaines espèces), mais il conçoit le mystère de leur génération comme une affaire de création divine. Comment Dieu s’y prend-il ? Telle est l’une des questions auxquelles il espère répondre.

Pendant son périple, qui dure près de cinq ans, le jeune savant collecte les spécimens de divers organismes, déterre d’importants fossiles en Patagonie, tout en lisant et relisant les Principles Of Geology de Charles Lyell (1797-1875). Selon ce géologue, les espèces s’éteignent avec les changements climatiques, mais les vides creusés par leur disparition sont compensés par la création de nouvelles espèces. Dans ce monde stable, le nombre d’espèces est constant, et celles qui apparaissent ne le font que pour remplacer celles qui ont disparu. Cette perspective oriente les méditations du jeune homme, mais la diversité naturelle qu’il découvre, à chaque fois plus abondante, de pays en pays, d’île en île, le laisse décidément perplexe.

PENSÉES DIVERSES

De retour en Angleterre, Darwin déballe les produits de sa collecte sous les yeux ébahis des plus grands scientifiques, qui se mettent à travailler d’arrache-pied avec lui. Il participe aux séances des sociétés géologiques et géographiques, rend de fréquentes visites à Charles Lyell, fait son entrée à la Royal Society. Partout et tous les jours, il discute avec les naturalistes de tous bords, et, de retour chez lui, ses méditations ne cessent d’augmenter ses notes, dans des carnets bien classés. Jusqu’à ce qu’un beau jour il finisse par vouloir affronter le problème : « En juillet [1837], note-t-il dans son journal, j’ai ouvert le premier carnet sur la "transmutation des espèces" ». Ce « carnet B » sera fiévreusement rempli en quelques mois.

Ce qui va produire le « retournement » de Darwin n’est pas exactement un moment de repli solitaire, où, revenant en lui-même, il ruminerait seul des pensées hérétiques. Au contraire : dans l’intimité indispensable à la méditation, son esprit fonctionne comme une chambre d’écho où des pensées diverses se répondent, prononcées par des voix multiples. Cela rend d’autant plus impressionnant le drame qui s’y joue. Car, bien qu’il côtoie ses aînés presque en permanence, qu’il admire leur science, qu’il ne cesse de se référer à eux, Darwin sent ses propres réflexions se dérober sous lui. C’est ainsi qu’on le voit, par exemple, interroger l’hypothèse de Lyell : « La mort des espèces est nécessaire pour maintenir constant le nombre de formes. Mais y a-t-il une raison quelconque de supposer constant le nombre de formes ? »

Son embarras est tel qu’il est contraint de remonter d’un cran, au-delà des théories créationnistes admises. Très vite, la fidélité s’avère trop coûteuse. Une fois la question formulée, le doute s’immisce, ouvrant des perspectives nouvelles qui ne se ferment pas aisément : « Il est difficile d’expliquer tout cela par la création, et il faut supposer une multitude de petites créations. »

Mais cette hypothèse-là est encore plus embarrassante. D’un côté, Darwin veut défendre les thèses de Henslow et refuse de renoncer aux enseignements de Lyell. Dans l’Origine des espèces, il écrira encore à propos des manques laissés par les archives géologiques : « Je suis convaincu de la vérité de cette théorie, parce qu’elle s’accorde parfaitement avec les principes généraux dégagés par sir C. Lyell. » De l’autre, il veut à tout prix démontrer que les évolutionnistes - Buffon, Lamarck, Cuvier - se sont grossièrement trompés.

SON ADVERSAIRE : LAMARCK

Mais pauvre Darwin ! Les choses ne se passent pas du tout comme il le voudrait. Même s’il mobilise encore les hypothèses de ses amis et maîtres (la « puissance créatrice », etc.), ses réflexions ne cessent de le faire déraper comme dans un fossé, et il se trouve bientôt à côtoyer les auteurs qu’il déteste. « Pourquoi y a-t-il deux espèces d’autruches en Amérique du Sud ? » se demande-t-il. Aussitôt, l’ombre de Buffon semble se pencher par-dessus son épaule. Dans l’Histoire naturelle, Georges-Louis Buffon (1707-1788) avançait l’hypothèse que les groupes biologiques puissent dériver de types primitifs uniques ; selon lui, la transformation ou « dégénération » des espèces était la conséquence directe des circonstances externes (climat, nourriture, habitat). Et, au cours de ses propres voyages, Darwin a bel et bien observé que chaque espèce respectait, d’une manière ou d’une autre, des frontières géographiques... Alors il écrit : « Un gnou arrive au fleuve Orange et dit : "C’est ici que je vais, et pas plus loin." » C’est un fait, les espèces diffèrent sous différents climats. Darwin lui-même ne sait plus dans quelle direction chercher.

Pourtant, il sait toujours très bien où il ne veut pas aller : son plus grand adversaire est Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Selon la théorie de Lamarck, dans sa Philosophie zoologique (1809), ce ne sont pas directement les conditions extérieures aux espèces, mais leurs mouvements et leurs habitudes qui déterminent leurs transformations. L’adaptation du vivant à son milieu déterminerait l’apparition des structures anatomiques appropriées. A l’occasion, Darwin a une parade - en forme de carapace : « Une preuve que la structure n’est pas simple adaptation : tatous et megatheriums, chacun avec le même genre de carapace. »

MYSTÈRE DES MYSTÈRES

Une « preuve » ? Pas si sûr... D’une note à l’autre, les lignes d’affrontement bougent dangereusement. Lorsqu’il tente de s’opposer à Georges Cuvier (1769-1832), soutenant que les espèces ne pouvaient pas évoluer lentement, Darwin a la douleur de se trouver d’accord avec Lamarck, pour qui les espèces sont apparentées. Ainsi, à chaque fois qu’il tente de s’opposer à l’un de ses adversaires, Darwin se rapproche d’un autre... Et lorsqu’il cherche l’appui de ses maîtres, sa propre pensée l’en éloigne. Un vrai cauchemar !

C’est ainsi que le naturaliste finit par se retrouver seul face au problème fondamental - « l’origine des espèces, ce mystère des mystères ». Deux pages du carnet B, d’une vivacité extraordinaire, marquent l’apogée de ce combat. En quelques lignes, Darwin rompt les amarres avec ses maîtres, assomme ses encombrants précurseurs, et pour finir accepte de se lancer en solitaire dans l’océan de la spéculation : « Soyez sûrs qu’il y a eu mille formes intermédiaires [entre les espèces disparues et les espèces actuelles]. L’adversaire dira : "Montrez-les moi." Je répondrai : "D’accord, si vous me montrez chaque étape entre un bouledogue et un lévrier." Je dirais que les changements furent les effets de causes externes, dont nous sommes aussi ignorants que de savoir comment se fabrique une vache indienne à bosse. » Voilà le point de bascule : pour semer tout le monde, Darwin met en avant non le principe d’incertitude, mais l’ignorance générale. Oui, c’est en jouant de sa propre ignorance - et, au passage, de celle des autres - que Darwin en arrive finalement à libérer sa pensée, et à laisser croître l’idée d’une descendance avec modification. Une surprise si colossale pour lui qu’il ne l’exprime d’abord qu’en dessinant une forme de corail après avoir écrit les mots : « I think... »

Il lui faudra vingt ans de méditations assidues pour regarder en face le drame qui s’est accompli - celui de sa propre trahison. En 1844, tremblant encore d’horreur, il avoue à Joseph Dalton Hooker (gendre de Henslow et directeur du jardin botanique de Kew) : « Je suis presque convaincu (contrairement à l’opinion que j’avais au début) que les espèces (c’est comme d’avouer un meurtre) ne sont pas immuables. »

Quelque chose comme un meurtre... Voilà ce qu’il en a coûté à Darwin pour arriver aux propositions de l’Origine des espèces. En 1856, en pleine possession de sa théorie, il aura fait définitivement son deuil de l’assentiment de ses proches. Au botaniste américain Asa Gray (1810-1888), il écrit encore : « Je suis arrivé à la conclusion hétérodoxe qu’il n’existe rien de semblable à des espèces créées indépendantes, que les espèces ne sont que des variétés fortement définies. Je sais que ceci m’attirera votre mépris. Je crois me rendre compte de la valeur des nombreuses et formidables objections qui s’opposent à cette manière de voir... Je suis certain que votre tendance sera de me mépriser, moi et mes lumières. » Un siècle et demi plus tard, on sait ce qu’il en est. C’est dans le sillage de Darwin que tous les scientifiques continuent, entre eux, de soulever leurs propres objections.

DARWIN EN TROIS DATES

1831 Charles Darwin, âgé de 22 ans, veut embarquer à bord du Beagle, en partance pour l’Amérique du Sud, mais son père refuse de le laisser partir. « Je découvris que tous les membres de la famille étaient si fermement de mon côté que je résolus de faire une nouvelle tentative. Le soir, je dressai la liste des objections de mon père, en face desquelles l’oncle Jos écrivit son opinion en réponse » (Charles Darwin’s Beagle Diary, Cambridge University Press). C’est ainsi que Charles obtint gain de cause.

1837 tiraillé par les doutes, Darwin décide de consacrer l’un de ses nombreux carnets de notes à l’évolution des espèces. Il examine chaque idée dans les deux sens, pour et contre. A sa grande surprise, le jeune naturaliste se met à pencher pour une « descendance avec modification » dont il découvrira plus tard le moteur : la « lutte pour la vie ».

1856 toujours sceptique face à sa future grande théorie, Darwin n’a toujours rien publié à ce sujet. C’est seulement en apprenant qu’un jeune naturaliste de la génération suivante, un certain Alfred Russel Wallace, vient de publier un article en ce sens que Darwin se résout à mettre ses idées en ordre dans une esquisse provisoire : l’Origine des espèces (1859).

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ARBRE OU CORAIL ?

Contrairement à certains de ses collègues, Darwin n’avait rien d’un grand dessinateur. Mais ses croquis n’en témoignent pas moins de son génie. En étudiant le fameux dessin esquissé par le naturaliste à la minute où son opinion vacillait, l’historien d’art Horst Bredekamp, professeur à l’université Humboldt de Berlin, a mis en valeur un détail étrange (les Coraux de Darwin, Presses du réel). Le modèle du croquis n’est pas un arbre généalogique, mais un corail. Darwin lui-même le note : « L’arbre de la vie devrait peut-être s’appeler le "corail de la vie". » Quelle est la différence ? Un arbre représente une progression constante et linéaire, ce qui correspond à la conception de l’évolution défendue par Lamarck ; le dessin de Darwin, plutôt buissonnant, suggère un chaos relativement indéterminé. Le modèle du corail peut même rendre compte de la disparition des espèces intermédiaires, figurées par les bras pétrifiés, et des passages d’un milieu à l’autre, figurés par les branches latérales. Une sacrée performance pour quelques traits !

« Il est difficile d’expliquer tout cela par la création, et il faut supposer une multitude de petites créations. »

Maxime Rovere le 04/08/2013

Transmis par Linsay



L’Autobiographie, de Charles Darwin, texte original restitué, présenté avec annexes et notes par la petite-fille de Charles Darwin, Nora Darwin, Belin, 1987.




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mercredi 28 août 2013 à 21h17 - par  etoilerouge

Lire pour ce qui concerne DARWIN et ses conclusions sur l’homme "l’effet Darwin de Patrick TORT chez Seuil