Multiplier les morts pour confisquer la révolution.

mercredi 21 août 2013
par  narosinfo
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Evidemment la situation en Egypte inquiète et atterre. Elle émeut d’autant plus que nous sommes tétanisés par la violence et la complexité d’une situation dont chacun sent bien qu’il est loin d’en connaître tous les tenants et les aboutissants. De plus nous nous sentons impuissants car si nous condamnons dans tous les pays la répression du pouvoir et encore plus quand elle fait des centaines de morts, nous sommes en même temps attachés au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Alors que pouvons-nous préconiser comme intervention ou expression internationale ? D’autant que les écrits nous parvenant d’Egypte même nous font bien sentir que l’information véhiculée en France est le plus souvent si tronquée et simpliste que cela altère son authenticité.

Le combat n’est pas tant entre pro et anti Morsi, entre militaires démocrates (bel oxymore !) d’un côté et forces obscurantistes de l’autre, qu’entre un peuple qui réclame justice sociale et droit à la souveraineté et, face à lui, des forces, institutionnelles qui s’y opposent. Ce combat a pris un nouveau tournant le 30 juin dernier.

Le PC égyptien dans une déclaration du 3 août (donc avant les massacres) disait : « La Révolution du 30 Juin 2013 est la plus profonde et mature deuxième vague pour corriger la trajectoire de la révolution du 25 Janvier 2011 et pour compenser le plus grand danger pour l’Egypte dans son histoire récente, à savoir le risque d’apostasie [1] culturelle, la coupure avec l’époque menaçant l’unité de la patrie. Ce danger était représenté par les forces de droite religieuse fasciste, dirigée par les Frères musulmans…. les auspices du Qatar et de la Turquie, afin de briser le territoire national et menacer l’entité et l’unité de l’Etat égyptien, en le jetant dans l’abîme des rivalités sectaires et des conflits religieux pour le transformer sur les deux modèles de l’Irak et la Syrie, afin d’assurer la pleine sécurité d’Israël et de protéger les intérêts des États-Unis et de l’impérialisme mondial dans la région, à travers le démantèlement des pays arabes et la destruction des armées nationales qui sont une menace potentielle pour Israël. Les Frères musulmans étaient prêts pour cela, car c’était eux qui avaient obtenu l’accord d’armistice sans précédent entre le Hamas et Israël. Ils avaient gardé le silence sur la décision d’Obama de reconnaître Jérusalem comme la capitale éternelle d’Israël et sont restés muets sur les violations sionistes de la mosquée Al-Aqsa (…) L’un des objectifs des projets impérialistes au Moyen-Orient est l’établissement d’états sur des bases religieuses, pour servir principalement le plan sioniste de déclarer Israël un Etat juif pour tous les Juifs dans le monde. .. »

Et de rajouter « Nous avons vu des signes clairs et visibles en Egypte avec le pouvoir des Frères musulmans dans une série d’attaques contre des églises ainsi que l’attaque de la cathédrale Saint-Marc pour la première fois dans l’histoire depuis l’introduction de l’Islam en Egypte, comme l’attaque brutale sur les chiites dans le village de "Abu Nomros… »
Pour le PC égyptien, ce qui est en jeu c’est « l’indépendance nationale contre toutes les formes de dépendance et compromis avec les USA et pays impérialistes. Ce ne sera pas atteint sans un développement global économique, social et culturel essentiellement autonome. »

Un coup d’état antidémocratique ?

L’argument principal des frères musulmans, souvent repris par les médias occidentaux, est assez simple. Morsi a été élu pour 4 ans il faut respecter le verdict des urnes. C’est sûr que dans tous les pays du monde, si les peuples se mettent à débarquer le pouvoir dès que celui-ci ne tient pas ses engagements cela peut faire désordre…

Avancer cet argument c’est oublier quelques éléments qui expliquent le départ de Morsi. Outre le fait que ce dernier a été élu avec à peine plus de 24% des votants et que ceux-ci étaient moins de 50% des inscrits (45,6% exactement. Ce qui représente 5,7 millions de voix sur plus de 50 millions d’inscrits, un score en chute libre par rapport aux législatives précédentes) [2], très rapidement le peuple a dû déchanter face à un pouvoir qui a multiplié les reniements et les attaques contre les droits de tous ordres et en premier les droits sociaux. C’est cela qui explique cette montée en puissance incessante du mouvement social entre juin 2012 et juin 2013. Grèves dans le textile et ailleurs, manifestations locales, sièges du parti des frères musulmans attaqués (particulièrement par les gens des milieux populaires qui avaient cru au discours de justice sociale d’avant élections), couvre-feu comme à port Saïd, auquel personne n’obéit, même pas la police chargée de le faire respecter et qui prend fait et cause pour les manifestants…

Au printemps 2013 la grève atteint des records mondiaux de mobilisation, grèves pour l’emploi, les salaires, le pouvoir d’achat, le droit syndical…
Les questions sociales sont au premier rang de la protestation populaire, dans un pays que l’OIT a classé en juin 2013 sur la liste noire des pays où le droit du travail est bafoué.

C‘est dans ce contexte qu’apparaît le mouvement Tamarod (rébellion).Sylvie Nony, enseignante communiste qui a vécu en Egypte explique : « Qui participe à ce mouvement ? Des jeunes, des milliers de jeunes de toute évidence, ceux qui étaient dans les premiers réseaux de la révolution, ceux du "6 avril", [3] ceux de "al-Ikhouan kazanoun" (les Frères menteurs) et de tas d’autres mouvements généreux et dynamiques. Du Nord au Sud la pétition demandant le départ de Morsy a circulé comme une traînée de poudre, tant la colère était grande.
Mais qui a fait imprimer la pétition ? Qui a fait le choix que la revendication-phare ne soit plus celle d’élections législatives anticipées, ou d’une autre "constituante" ? On ne mobilise pas 22 millions de personnes [4] sans qu’il y ait débat sur la stratégie, au moins au niveau des responsables politiques existants. D’ailleurs où sont-t-ils ces responsables et comment se fait-il que, dans une situation économique et sociale aussi désastreuse, ils n’aient aucun programme alternatif à faire entendre ?
Tout se passe comme si on avait soigneusement guidé la colère égyptienne vers cette seule revendication, totalement contradictoire avec la conquête d’un processus démocratique et qui va, au bout du compte, redonner aux Frères de quoi lustrer leur couronne de martyrs alors qu’elle allait tomber aux oubliettes de l’histoire (la chasse aux sorcières a déjà commencé). »

Le 30 juin 2013 ce sont entre 14 et 30 millions d’égyptiens (selon les sources) et en tous cas un nombre record de manifestants qui exigent le départ de Morsi.

Opportunément l’armée reprend alors le pouvoir (mais l’avait-elle vraiment lâché ?) craignant que le peuple (à qui Tamarod avait demandé de manifester ce jour-là sans drapeau ni signe distinctif d’organisation ce qui était de fait une négation du mouvement social en cours) ne s’en tienne pas au départ du président mais mette en avant les revendications sociales pour lesquelles tant d’ouvriers sont en action depuis des mois. L’armée, propriétaire de 20 à 40% de l’économie craint pour son pouvoir…Et Tamarod se rallie finalement à elle, lui délégant la suite des opérations. Soutien qui ne se dément pas même au vu des massacres, son fondateur estimant « que le bilan de la répression contre le camp islamiste est le "prix élevé" (sic !) à payer pour libérer l’Egypte de l’organisation fasciste des Frères musulmans ». [5]. Un soutien de l’armée qui, ironie de l’histoire ou juste retour des choses, est aussi le fait des « felouls » les anciens partisans de Moubarak…

Bassem Youssef, ce cardiologue devenu humoriste et pédagogue, à l’humour ravageur et cinglant très en vogue en ce moment en Egypte, ne dit pas autre chose quand il affirme « j’ai soutenu ce qui s’est passé le 30 juin, et j’ai bien vu que Morsi ne pouvait pas assurer ses fonctions mais cela ne veut pas dire que je ne vais pas exiger une enquête sur les événements devant la Garde républicaine (…) Je ne fais pas confiance aux Frères et je ne les crois pas.(…) Les Frères et les salafistes se tenaient aux côtés de la Sécurité intérieure et ont demandé que l’on tue ceux qui s’approchaient d’eux. Ils ont dit des manifestants sur Tahrir qu’ils étaient des voyous, des espions, des homosexuels et des drogués. (…) Puis les représentants des Frères sont allés à Washington, et devant les medias américains "mécréants et anti-islam". Ils se sont réjouis de la rumeur selon laquelle des cuirassés américains faisaient route vers l’Egypte ; et ils ont accroché des pancartes en anglais sur la scène à Raba’a. (…) Voilà pourquoi Morsi méritait d’être contesté par les gens, et pourquoi son organisation méritait la haine et l’aversion de tout le monde. Voilà pourquoi aussi les dirigeants des Frères méritent que l’on enquête sur leurs incitations à la violence et leurs relations internationales secrètes.
Mais pour tout cela, la méthode politique du droit pénal doit suivre son cours.
Nous retournons à l’atmosphère des années 90 où nous avons installé la "solution sécuritaire" et la manipulation des médias, laissant courir un incendie qui enfle l’extrémisme jour après jour. (…) Nous avons remplacé l’épouvantail "ennemi du projet islamique" par l’épouvantail "ennemi et traitre à la nation".(…) Oui, les dirigeants des Frères doivent être jugés comme l’ont été les dirigeants du PND [6] dans les cas où existent des preuves et dans le cadre de la loi. »

Il est à se demander si ces voix qui s’élèvent contre la férocité de la répression, qui refusent que l’armée se substitue à la voix du peuple, ne sont pas entendues justement parce que le but est là : réprimer pour éviter l’expression de toute aspiration populaire. A chaque mort c’est un peu de révolution qui est confisquée.

Pourtant, dans ce sombre tableau, il manque un élément peu mis en lumière dans les médias occidentaux : quelle intervention du mouvement social dans les semaines et mois à venir et en particulier de la FSE (Fédération syndicale égyptienne) qui, après des années d’inféodation au pouvoir, a retrouvé dans la révolution de 2011 son rôle de syndicat défenseur des intérêts du monde du travail ? Position qui lui a fait mener un rôle actif dans les luttes et rejoindre la FSM (Fédération Syndicale Mondiale) [7] au plan international. Comme en Tunisie, avec la rentrée qui approche, le mouvement syndical pourrait jouer un rôle déterminant pour que l’exigence de progrès et de démocratie sociale soient entendus.

Il ne s’agit pas, pour quiconque choisit le camps du progrès, de faire le décompte macabre des morts qui depuis plus d’un an jonchent le sol d’Egypte sous les coups de deux forces qui ont en commun, dès qu’elles ont le pouvoir, le mépris de la souveraineté populaire et l’arme de la répression la plus mortelle, et ce décompte établi de déterminer laquelle des deux puissances régressives serait la moins coupable.

Il s’agit de dénoncer les massacres et de placer nos espoirs et nos soutiens dans ce peuple, à la ténacité et à la mobilisation somme toute admirables (imaginons que nous soyons nous, toutes proportions gardées entre 10 et 20 millions dans les rues le 10 septembre prochain !!) et qui, dans des tâtonnements bien compréhensibles après tant d’années de dictature, refuse toute ingérence étrangère en clamant toujours le slogan du 25 janvier : "pain, liberté, justice sociale !" .


[1reniement NDR

[2Et encore ces chiffre officiels ne prennent pas en compte les accusations de fraude électorale massive dénoncée à l’époque par l’opposition. Accusations qui avaient fait envisager un temps à la haute commission électorale égyptienne un bouleversement des résultats. La fondation de l’ex-président US Jimmy Carter qui se consacre à l’observation des élections dans le monde, les a validés en arguant du fait qu’il y avait effectivement eu fraudes, mais que celles-ci « n’avaient pas avantagé un candidat en particulier » (sic !). Aux législatives qui avaient précédé de quelques mois la présidentielle, les frères musulmans avaient obtenu le double de voix.

[3Le Mouvement de la Jeunesse du 6-Avril est un mouvement de jeunes Égyptiens créé au printemps 2008 pour soutenir les ouvriers de El-Mahalla El-Kubra, une ville industrielle, qui préparaient une grève pour le 6 avril NDR

[4Le nombre de pétitionnaires a été authentifié par la production des N° de cartes d’identité. Morsi avait obtenu 13 millions de voix au second tour. NDR

[5Mahmoud Badr Les Echos du 17 août

[6Parti National Démocratique, parti de Moubarak

[7Il existe 2 fédérations syndicales internationales. La CSI dominée par le syndicalisme étasunien et européen, et la FSM implantée en particulier dans les pays du sud : Amérique latine, Afrique, Asie. Voir nos articles sur le sujet et plus généralement la rubrique syndicalisme international .



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samedi 24 août 2013 à 09h22 - par  Parti des Travilleurs de Tunisie via A.C

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