La doctrine « trop grandes pour être condamnées » ou comment les banques sont au-dessus des lois

lundi 14 octobre 2013
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Dans une période caractérisée par le pouvoir économique et politique croissant du système financier au niveau mondial, l’utilisation de ressources publiques pour sauver des entités bancaires est devenue un lieu commun.

Que ce soit à Chypre, en Grèce, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les sauvetages bancaires d’institutions impliquées dans des affaires de corruption, de fraude et de spéculation sont, les uns après les autres, justifiés par le fait qu’elles sont trop grandes pour faire faillite (Too Big to Fail). Selon ce raisonnement, la banqueroute de grandes banques menace la stabilité financière et économique de leur pays de résidence, d’où l’utilisation nécessaire de l’argent public afin d’éviter une mise en faillite.

Rabâché inlassablement par tous les médias possibles, cet argument est malheureusement devenu un élément rebattu du discours politique dans une bonne partie du monde. Il n’est dès lors plus surprenant d’entendre un fonctionnaire public en Espagne, au Portugal ou en Irlande signaler qu’il n’y a pas d’alternative à l’application de coupes drastiques dans les dépenses publiques, ceci afin d’assurer la solvabilité et la stabilité des banques. Le comble, c’est que transférer de l’argent public aux banques ne suffit plus, il faut en outre protéger les banques et leurs dirigeants des conséquences légales et juridiques des activités illégales et criminelles menées par nombre d’entre eux. Aujourd’hui, les banques sont non seulement trop grandes pour faire faillite, mais aussi trop grandes pour être condamnées.

Le point clef de la nouvelle doctrine visant à offrir un blanc-seing aux banques, indépendamment des activités illégales dans lesquelles elles sont impliquées et des conséquences sociales de celles-ci, a été résumé par Eric Holder, procureur général des États-Unis. Interrogé au sein du Sénat étasunien sur la position de la Cour des Comptes quant à la condamnation des banques étasuniennes et de leurs dirigeants pour des actes de corruption et de fraude, Holder souligna que « ces institutions sont si grandes qu’il est difficile de les poursuivre en justice, et le faire montre qu’effectivement, si on les inculpe pour activités criminelles, cela peut avoir des répercussions négatives pour l’économie nationale, voire mondiale »  [1].

Les retombées de cette position sont claires. Le fait que les excès et la spéculation financière aient causé la pire crise économique du siècle dernier n’a aucune importance. Que de tels excès soient associés a une épidémie de fraudes [2], à tous les niveaux d’opérations des entités financières, est insignifiant. Et ce n’est qu’un détail si, suite aux pratiques frauduleuses des banques, 495 000 personnes au moins aux États-Unis ont été expulsées illégalement de leurs logements [3] et les fonds de pensions des pays développés ont perdu près de 5400 milliards de dollars [4]. Le rôle des banques est apparemment si important et indispensable que leur fonctionnement transcende les requêtes légales et constitutionnelles des sociétés modernes. Dès lors, la justice détourne le regard des banques et des dirigeants responsables d’actes de corruption et de fraude pour leur éviter de passer ne serait-ce qu’un jour en prison. En fin de compte, on ne peut tout de même pas poursuivre en justice un dirigeant d’une institution bancaire qui « ne fait que le travail de Dieu » [5], des mots de Lloyd Blankfein (CEO de Goldman Sachs).

Les arguments ci-dessus pourraient prêter à sourire si les conséquences de la doctrine « trop grandes pour être condamnées » n’étaient pas régulièrement visibles par le biais de plusieurs affaires judiciaires très médiatisées, ces derniers mois, des deux côtés de l’océan. Les affaires se suivent et la justice se borne à des amendes qui représentent bien souvent une maigre fraction des bénéfices issus d’activités illégales, sans qu’aucun dirigeant ne soit inquiété. Trois exemples suffisent pour témoigner de l’absurdité de la situation actuelle : le jugement sur les expulsions illégales de logement (« foreclosures ») aux États-Unis, HSBC épinglée pour blanchiment d’argent des cartels de la drogue également aux États-Unis, et l’affaire sur la manipulation du taux LIBOR au Royaume-Uni.

Premier exemple. En janvier 2013, Bank of America, aux côtés de neuf autres banques (parmi lesquelles Citigroup, J.P. Morgan Chase, Goldman Sachs), a convenu avec des régulateurs fédéraux étasuniens de payer une amende de 9,3 milliards de dollars (9 300 000 000 dollars) pour clore l’enquête sur la responsabilité des banques dans les expulsions illégales de maisons [6]. L’affaire contre ces institutions financières se basait sur leur incapacité à fournir les documents justifiant l’expulsion de propriétaires en retard de paiement d’un crédit hypothécaire. La régulation inexistante et le volume élevé de crédits de ce type, accordés dans la période précédant la crise, ont mené les banques à embaucher du personnel chargé de signer quotidiennement des centaines de documents approuvant les expulsions sans suivre la procédure légale. Les banques se sont saisi de logements sans justification économique ou légale dans au moins 450 000 cas. En dépit des dommages massifs causés par les pratiques frauduleuses des banques, l’amende ne s’élève qu’au paiement de moins de 300 dollars par foyer affecté [7]. Malgré les preuves, aucune arrestation ni charges criminelles n’ont été retenues à leur encontre, et l’accord exempte les banques de leur responsabilité à répondre financièrement ou légalement à des accusations similaires survenues au cours de la période antérieure.

Le cas de la banque HSBC illustre le deuxième exemple de la doctrine « trop grandes pour être incarcérées ». Au cours de la dernière décennie, HSBC a collaboré avec les cartels de la drogue du Mexique, de Colombie et avec d’autres organisations terroristes dans le blanchiment d’argent pour un montant de près de 880 milliards de dollars [8]. Les relations commerciales de la banque britannique avec les cartels de la drogue ont perduré malgré les centaines de notifications et avertissements du Département de la Justice des États-Unis. Les bénéfices obtenus ont non seulement conduit HSBC à ignorer les avertissements mais, qui plus est, à ouvrir des guichets spéciaux dans ses locaux à Mexico, où les narcotrafiquants pouvaient déposer des caisses emplies d’argent liquide, pour faciliter le processus de blanchiment [9]. Malgré l’attitude ouvertement provocante de HSBC envers la loi, les conséquences de sa collaboration directe avec des organisations criminelles furent pratiquement nulles. HSBC dut payer une amende de 1,2 milliards de dollars - soit l’équivalent d’une semaine de recettes de la banque - pour clore l’affaire de blanchiment. Pas un seul dirigeant ou employé n’eut à essuyer de poursuites criminelles, bien que la collaboration avec des organisations terroristes ou la participation à des activités liées au narcotrafic requièrent des peines d’au moins cinq ans de prison. Être employé de n’importe quelle grande banque à travers le monde semble être un blanc-seing pour participer au trafic de drogue sans crainte d’être poursuivi en justice.

Le 3e et dernier exemple est lié à la manipulation du taux LIBOR (London Interbank Offered Rate) par un groupe de dix-huit banques. Le LIBOR est le taux d’intérêt de référence sur base duquel se calculent les taux de retour de 700 000 milliards (700 millions de millions) de dollars d’actifs et de dérivés financiers, ce qui en fait le taux de référence sans doute le plus important au monde. Ce taux est calculé sur base de l’information fournie par dix-huit banques quant à leurs coûts individuels de financement sur les marchés interbancaires. En 2012, des preuves ont révélé la collusion entre de grandes banques, comme UBS et Barclays, afin de manipuler le LIBOR conformément à leurs intérêts. Comme dans les cas précédents, le résultat fut prévisible. Aucune poursuite criminelle à l’encontre des responsables et des amendes d’un montant ridicule en comparaison de l’ampleur de la manipulation : un total de 450 millions de dollars pour Barclays, 1500 millions pour UBS et 615 millions pour RBS [10].

Bien que les banques en question ont accepté les accusations de manipulation et par conséquent les sanctions imposées par la justice britannique, la justice étasunienne a statué différemment. Le 29 mars, Naomi Buchwald, juge du District de New York, a exempté les banques impliquées dans le scandale de toute responsabilité légale face à des personnes ou institutions affectées par la manipulation du LIBOR [11]. Pour protéger les banques de possibles plaintes pour collusion et pratiques monopolistiques, elle basa son argumentation sur le fait que la fixation du taux LIBOR ne relève pas des lois sur la concurrence. Les banques peuvent dès lors s’accorder sur le taux sans que cela ne constitue une violation des lois antitrust aux États-Unis. La fixation des taux sur les marchés des Swaps et des CDS étant similaire - via l’envoi des taux par les participants, dont on fait la moyenne pour obtenir le résultat final -, ce verdict crée un dangereux précédent, ouvrant la porte à la manipulation manifeste par de grandes institutions financières des prix et taux clefs qui régissent le fonctionnement des marchés financiers globaux.

Il apparaît clairement que les banques et autres grandes institutions financières de portée mondiale tendent vers un niveau totalement méconnu de cynisme et d’abus de pouvoir. Aujourd’hui, mettre l’argent public à disposition des entités financières dès que leurs paris spéculatifs tournent mal ne suffit plus. Désormais, la loi s’adapte afin de protéger les responsables et de justifier a posteriori toute conduite illégale ou criminelle dont ils se seraient rendus coupables. Un tel contexte, où règne l’impunité, encourage les dirigeants des firmes financières à davantage d’abus et de prises de risque. Ils sont confrontés à une situation dans laquelle, au meilleur des cas, le montant de leurs bonus augmente suite à l’augmentation des revenus de la banque, indépendamment de l’origine illégale des ressources ou du fait qu’elles soient issues d’activités financières spéculatives extrêmement risquées. Dans le pire des cas, s’ils sont découverts, ils n’ont qu’à quitter l’institution, ils ne seront pas poursuivis par la justice et conserveront sur leurs comptes bancaires l’entièreté des bénéfices obtenus. Tant que ce genre d’incitants pervers est maintenu, les abus et le pillage des ressources publiques de la part du système financier ne peuvent qu’aller croissant au fil du temps.

Daniel Munevar le 20/09/2013
Traduit par Cécile Lamarque

Transmis par Linsay



[1Voir “Holder admits some Banks too big to jail”, disponible sur : http://www.huffingtonpost.com/2013/...

[2Une étude récente sur les pratiques de crédits des banques aux Etats-Unis signale qu’en dépit de leur hétérogénéité, les irrégularités et les faux sont présents à divers degrés dans toutes les institutions financières analysées. Voir “Asset Quality Misrepresentation by Financial Intermediaries : Evidence from RMBS Market”, disponible sur : http://papers.ssrn.com/sol3/papers....

[3Voir “Banks to pay $8,5 billion to speed up housing relief”, disponible sur : http://dealbook.nytimes.com/2013/01...

[4Voir OECD (2010) “The Impact of the Financial Crisis on Defined Benefit Plans and the Need for Counter-Cyclical Funding Regulations”, disponible sur : http://www.oecd.org/insurance/priva...

[5Voir “Goldman Sachs Blankfein : Doing Gods work”, disponible sur : http://blogs.wsj.com/marketbeat/200...

[6Voir “The Top 12 Reasons Why You Should Hate The Mortgage Settlement”, disponible sur : http://www.huffingtonpost.com/yves-...

[7Voir “The Banks penalty to put robbosining behind them : 300 dollars per person”, disponible sur : http://www.zerohedge.com/news/2013-...

[8Voir “Elizabeth Warren Savaged A Treasury Official During A Hearing On HSBC’s International Money Laundering Scandal” disponible sur : http://www.businessinsider.com/eliz...

[9Voir “Gangster Bankers : Too Big to Jail”, disponible sur : http://www.rollingstone.com/politic...

[10Voir “Everything is rigged : The biggest price fixing scandal ever”, disponible sur : http://www.rollingstone.com/politic...

[11Voir “Judge dismisses antitrust claims in LIBOR suits” disponible sur : http://online.wsj.com/article/SB100...



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