Vie et mort de paysans ordinaires.

mardi 3 octobre 2006
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Dans la famille Kalastar, le père et le fils cultivaient du coton et accumulaient les dettes.
Comme des milliers d’autres, ils ont fini par se suicider.
Un phénomène à la fois banal et tragique, accru par les cultures d’OGM.

NEW DELHI.

Manohar Kalaskar rassemble sa récolte en un gros ballot bien ficelé, l’attache sur la selle de son vélo, puis part en pédalant doucement.

Personne ne l’attend et il ne va pas loin. Ce soir, ce fermier de 45 ans célébrera Pola, la fête des paysans. Il massera délicatement ses deux buffles avec une pâte de beurre clarifié et de curcuma, puis il dira une prière en leur honneur.
Il leur passera des guirlandes de fleurs autour du cou et les laissera se reposer toute la journée sur leur litière de feuilles fraîchement cueillies.

- En rendant hommage à ses buffles, ce sont également son métier et ses terres qu’il célèbre.

- Ce sont pourtant elles qui ont poussé son frère aîné Bahanrao à avaler des pesticides et son neveu à se pendre.

Nous sommes à Vidarbha, dans la partie orientale du Maharashtra .

- Ici, les cultivateurs meurent.
Parfois au rythme d’un par jour, parfois douze par jour.

Le premier cas de suicide de paysan surendetté a été signalé en 1997.

Depuis ce geste désespéré est de plus en plus fréquent parmi les 3,2 millions d’agriculteurs des sept districts cotonniers de la région ; ces faits modifient inexorablement le tissu de la société traditionnelle dans laquelle les paysans vivaient et prospéraient depuis des siècles.

- Selon le gouvernement du Maharashtra , 1 920 petits exploitants de 20 à 45 ans pour la plupart, se sont donnés la mort entre le 1e janvier 2001 et le 19 août 2006.

- La situation est si grave qu’elle rappelle celle de la grande famine du Bengale, en 1943.

- Selon Vidarbha Jan Andolan Samiti l’Association du mouvement populaire de Vidarbha), un paysan a mis fin à ses jours toutes les huit heures au cours des trois derniers mois.

AUCUNE VEUVE DE SUICIDE NE SE REMARIE.

- La première cause de suicide est l’endettement, pour des sommes qui n’atteignent parfois pas 10 000 roupies (170 euros).

Un petit propriétaire terrien comme Kalastar doit investir chaque année 5 000 roupies (85 euros) par âcre de terre.

Comme il n’a pas d’économies, il doit emprunter à la banque.

- Mais ses récoltes sont à la merci du lal rog, la maladie rouge, qui s’est abattue l’an dernier sur Vidarbha, teintant le paysage de la couleur du sang, ou d’une inondation de l’ampleur de celle qui, en juin dernier, a ravagé 360 000 hectares dans le district où il vit.

- Un paysan qui perd ses terres ou n’a pas les moyens de les entretenir est donc acculé au suicide.

Tout le monde est au marché pour la fête de Pola.
Au village, il n’y a pas un bruit, mis à part le caquètement désespéré d’une poule qui s’est éloignée de son enclos.
On ne voit pas âme qui vive, pas même dans les champs qui sont maintenant recouverts de plants de coton, de soja et de sorgho.

La seule personne restée à la maison est une vieille dame perchée sur des jambes maigres et drapée dans un sari vert vif ; son regard gris et humide se plisse derrière des lunettes épaisses.

Elle s’appelle Rukma Sadashiv Kalaskar.

- Le 14 avril 2005, son fils aîné Babanrao s’est suicidé en ingurgitant un pesticide.
Il avait 48 ans et a laissé derrière lui son épouse Durga et ses fils Sanjay, Viijay et Ajay.

- Le 12 juillet 2005, le petit-fils de Rukma, Sanjay, a à son tour mis fin à ses jours à 25 ans, en se pendant avec une corde qu’il utilisait pour bercer le hamac de son bébé.
Quand à Rukma, elle se remet du chikungunya, qui sévit à Vidarbha.

Autrefois la famille était prospère.
« Mais aujourd’hui personne ne parle de dette », explique Rukma en faisant siffler ses gencives édentées.
« Tout le monde en a. Et si on aborde le sujet, qui sait si quelqu’un ne va pas vous demander de l’aide. Tout le monde est seul, ici ».

Durga est une femme forte et musclée qui ne sourit pas.
Elle porte un sari orange et des bijoux en or au nez, aux oreilles et autour du cou.
A Vidarbha, on ne connait aucune veuve de suicidé qui se soit remariée, et la plupart restent vivre chez leurs beaux-parents.
Mais Durga explique qu’elle est obligée d’imposer sa loi car « une femme seule attire le mauvais oeil et peut se faire manipuler pour de l’argent et être surchargée de travail. »

- Cependant, il arrive parfois qu’on renvoie les veuves chez leurs parents pour ne pas qu’elles touchent leur part des 100 000 roupies (1 700 euros) d’indemnités gouvernementales. Cela vaut particulièrement pour celles qui ont des filles en bas âge car, un jour, celles-ci grandiront et il faudra les doter pour les marier.

LES FERMIERS ONT SATURE LEURS TERRES D’ENGRAIS.

Durga avait 14 ans quand elle a épousé Babanrao - un homme grand et maigre au visage doux, avec une moustache bien taillée et des cheveux tellement bien gominés qu’ils semblaient être petits sur le crâne.

Leur mariage avait été arrangé, comme le serait par la suite celui de leur fils Sanjay.

- Mais tout cela se passait avant que la région ne soit touchée par l’épidémie de suicides.

Babanrao a rapidement agrandi sa propriété, qui est passée de 5 à 7 hectares.
Le couple menait une petite vie tranquille, et peut-être même agréable-comme elle l’avait été pour leurs parents et comme elle aurait dû l’être pour leurs enfants.

Puis, il y a deux ans, les dettes ont commencé à ronger leur vie, comme des chenilles grignotent les bourgeons de coton.

Babanrao a dû emprunter de l’argent à la banque centrale après qu’une forte mousson ait ravagé ses récoltes.
A sa mort, il n’en avait remboursé qu’une moitié environ et ne savait plus quoi faire, se souvient Durga.
« Où aurait-il pu trouver une telle somme à temps pour éviter d’être en cessation de paiement ? »

- Un soir, après s’être enfermé pendant des mois dans un silence morbide, alors qu’ils étaient couchés, il lui demanda tranquillement : « Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? »

Elle ne trouva rien à répondre.

- Le lendeman matin, il a traversé son champ, a sauté une haie et il s’est empoisonné.

« Sanjay a hérité de la dette », explique Durga.
« Et comme son père n’avait pas remboursé toutes les échéances, la banque a refusé de lui accorder un prêt pour la saison. Il pensait qu’il y arriverait tout de même. Il était très fort en maths à l’école, vous savez. C’était mon préféré. C’est tout ce que je peux dire maintenant qu’il est mort ».

Les Kalaskar ne s’épancheront pas d’avantage sur le traumatisme de la mort d’un père et d’un fils.

Plusieurs facteurs ont contribué à l’endettement qui a poussé les deux hommes à commettre l’irréparable.

Ils ont été victimes du coton Bt, une plante génétiquement modifiée censée résister à la chenille du coton, souligne Durga.

Le Bt a été introduit avec succès dans plusieurs Etats indiens, mais reste très contoversé à Vidarbha.
La culture de cette variété transgénique revient très cher et les produits annexes, necessaires pour faire croître la plante seraient en outre nocifs pour la terre.

- Le prix minimum du coton, fixé par les autorités mais inférieur au prix de revient du Bt, rend également cette production déficitaire, ce qui confisque au Vidarbha sa première richesse - ses paysans.

Les exploitants ont envisagé de remplacer le coton par d’autres cultures.

Mais, pour Jaideep Hardikar, un journaliste qui couvre la région depuis huit ans, il est peut-être déjà trop tard :

« Dans leur désespoir les fermiers ont saturé leurs terres d’engrais. Quoi qu’ils cultivent maintenant, ils n’obtiendront que des rendements très faibles ».

Kishore TEWARI, militant de la Vidarbha Jan Andolan Samiti, propose une analyse macroéconomique de la situation :

"Le gouvernement doit interdire le coton importé, ofrir des primes d’investissement pour la production cotonnière et instituer un programme de monopole sur le coton.

LES CAPRICES DE LA NATURE ET L’INHUMANITE DES HOMMES.

A Vidarbha, la crise se fait sentir à tous les niveaux.

- Des femmes seules élèvent des enfants en bas âge, vivant tant bien que mal leur veuvage dans une société patriarcale.

- Le traumatisme du suicide d’un parent pèse sur l’éducation et la santé affective des jeunes, qui doivent assumer les tâches jadis dévolues aux adultes.

Les morts sont toujours révérés, et Babanrao et Sanjay Kalastar ne font pas exception à la règle.

- Ils n’étaient que des paysans ordinaires qui ont dû faire face : tourmentés par la faiblesse et enhardis par la force de ceux dont le destin dépend des caprices de la nature et de l’inhumanité des hommes.

Quand le père s’est donné la mort, le fils a porté à contrecoeur son fardeau.

Puis il s’est suicidé à son tour.

Maintenant, c’est à sa mère Durga de prendre le relais.

Mais, aujourd’hui, c’est la fête de Pola et on ne doit pas parler de ce genre de choses.

Malgré leurs liens familiaux distendus, les Kalastar allumeront des lampes à huile, savoureront des sucreries et s’amuseront pendant toute la nuit.

Peut-être qu’ils sortiront dans leur cour et qu’ils regarderont leurs terres, là-bas, dehors - une oasis argentée pleine de promesses brillant sous la lune.

Et peut-être que, l’optimisme de la fête aidant, quelqu’un hochera la tête et pensera en souriant.
« On va y arriver ».

Mais peut-être qu’un autre saura que ce n’est qu’un rêve.

Article paru dans « Le Courrier international ».

Transmis par Linsay.



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mercredi 4 octobre 2006 à 21h39 - par  Gilles Mercier

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