2013 : un bilan provisoire

dimanche 12 janvier 2014
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L’année qui s’achève fut abondante en événements qui laisseront des traces profondes dans le système international. A l’heure de les rapporter le regard de l’analyste est toujours situé ; il n’existe pas une observation qui peut s’affranchir des conditionnements que la géographie et le temps historique exercent sur l’observateur. Notre regard, depuis le « ici et maintenant » de Notre Amérique, certainement sera différent de celui que peut avoir quelqu’un situé en Europe, Asie ou Afrique.

Cette nécessaire distinction méthodologique préalable étant faite nous disons que l’événement le plus important qui marque avec tristesse l’année qui finit a été la mort du Commandant Hugo Chavez Frias. Le leader bolivarien fut une véritable force de la nature : un ouragan qui avec sa ferveur anti-impérialiste, sa vision stratégique de la lutte qui doit se livrer contre l’empire et son infatigable rôle primordial reconfigura de manière décisive la carte socio-politique de la zone. Chavez fut le grand maréchal de la bataille de l’ALCA, faisant échec au principal projet des Etats Unis pour compléter la soumission de l’Amérique latine et des Caraïbes à ses intérêts.

Et il fut aussi l’homme qui remplit de propositions ce qui jusqu’à son irruption dans la vie politique de la région était une agréable mais inoffensive rhétorique latino-américaniste, orpheline de contenus concrets. Pour Chavez il s’agissait de convoquer à l’unité de l’Amérique latine et des Caraïbes, unité et pas seulement intégration ; ce devait être, sur les traces de la Révolution Cubaine, l’enceinte de création d’un internationalisme solidaire qui s’est traduit en projets concrets comme la Banque du Sud, Petrocaribe, TeleSur,
UNASUR et la CELAC , entre autres. Sa mort, dans des circonstances qui n’ont pas encore été éclairées, remplit d’allégresse l’impérialisme et ses alliés, en pensant qu’avec elle se terminerait le chavisme. Néanmoins, et cela est une des notes les plus positives de l’année, la disparition physique de Chavez n’empêcha pas que le chavisme remporta les élections présidentielles du 14 avril-consacrant Nicolas Maduro comme président-et récemment par une éclatante différence de plus d’un million de voix, sur la coalition de l’opposition aux élections municipales du 8 décembre. Il semble que nous avons Chavez pour un bon moment.

Une autre nouvelle très importante a été la surprenante élévation du Cardinal Jorge Bergoglio à la papauté. Personnage complexe, la consécration de ce jésuite a suscité un âpre débat qui est loin de s’éteindre en Argentine. Haut dignitaire d’une église qui fut complice de tous les crimes de la dictature, il y en a qui le blâment pour son attitude tiède et ambivalente, surtout si on la compare avec l’attitude d’autres évêques comme Enrique Angelelli-qui paya de sa vie son audace-Jaime de Nevares, JorgeNovak ou Miguel Hesayne. Cette sinuosité de sa conduite, symptôme de ce que Antonio Gramsci a défini comme « jésuitisme », explique les raisons pour lesquelles qu’à côté de ses critiques a émergé des rangs de la gauche, des droits humains et de la théologie de la libération un fougueux contingent de défenseurs de François prêts à indiquer les formes discrètes par lesquelles le provincial d’alors des jésuites protégea son troupeau.

Au-delà de ce débat non résolu, les craintes que beaucoup avaient que François pourrait se transformer en une abominable réincarnation de Jean Paul II (qui avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher constitua le plus formidable trio réactionnaire du vingtième siècle) ont été jusqu’à maintenant injustifiées. De plus, un certain changement dans le lexique du Souverain Pontife (comme par exemple parler de la « Grande Patrie » à l’occasion de la visite de Cristina Fernandez de Kirchner au Vatican) ou son insistante « option pour les pauvres » démontrent qu’il a perçu avec une fine sagacité les données de ce « changement d’époque » et que le Venezuela n’est pas la Pologne, ni l’Equateur la Tchécoslovaquie. Si ces gouvernements d’Europe Orientale succombèrent devant l’assaut qui convergea depuis le Vatican, Washington et Londres ce fut parce que leur déficit de légitimité les rendaient hautement vulnérables.

Bien distincte est la situation des gouvernements de gauche en Amérique du Sud, où la Bolivie, l’Equateur et le Venezuela comptent sur une légitimité populaire incomparablement supérieure à celle que jamais jouirent ses prétendues contreparties européennes. En peu de mots : le Vatican n’ignore pas que les changements survenus en Amérique latine et dans les Caraïbes depuis le début du vingt et unième siècle seront sans retour en arrière.

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte Marx évoque l’intervention du Cardinal Pierre d’Ailly au Concile de Constanza (1414-1418), quand devant les plaintes des puritains contre la vie licencieuse des papes il répondit d’une voix tonnante « Quand seulement le démon en personne peut sauver l’Eglise catholique, vous demandez des anges ! ». La situation actuelle de l’Eglise est bien pire que celle qui préoccupait tant d’Ailly : interminable hémorragie de la paroisse, scandales pour pédérastie, des milliers de procès des victimes et banqueroute des églises accablées par le paiement d’énormes indemnisations, gestion mafieuse de la banque du Vatican, le rôle de la femme dans l’Eglise et la remise en question toujours plus militante du célibat sacerdotal configurent un agenda qui difficilement laissent du temps à François pour organiser la dispersée et confuse droite latino-américaine, en supposant qu’il veuille le faire.

Un autre événement de grande importance a été le retour de la Russie comme un principal acteur de la politique mondiale. L’Union Soviétique l’avait été dans le quasi demi-siècle écoulé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’ « ordre bipolaire » de l’époque lui attribuait un rôle fondamental, mais quand se produisit l’écroulement de l’URSS en 1991-92 l’Etat successeur, la Russie, resta complètement à l’écart des principaux scénarios de la politique internationale. Cela conduisit quelques publicistes de l’empire à se divertir de l’illusion que commençait alors le « nouveau siècle (nord) américain » et ne se privèrent pas de qualifications humiliantes, et même de caractère raciste, contre les Russes, comme Vladimir Poutine ne manqua pas de le rappeler.

Le rêve du « nouveau siècle américain » dura très peu et avec les attentats du 11 septembre se transforma en un insupportable cauchemar. La Russie, qui n’avait jamais cessé d’être une puissance nucléaire-vétille oubliée par les apologistes du « nouvel ordre mondial » rétabli par George Bush père-et qui a accumulé des forces depuis le début du siècle, fit irruption abruptement dans le scénario mondial accordant l’asile politique à Edward Snowden, l’ennemi public numéro un de Washington et ensuite, tordant le bras à Barak Obama et son laquais John Kerry, faisant avorter leurs plans de bombarder la Syrie. Comme si ce qui précède était peu, son clair appui à Téhéran agitant aussi un dénouement guerrier sur la question du programme nucléaire iranien, dans une crise encouragée jusqu’à son paroxysme par le régime israélien et ses imprésentables acolytes dans la zone, spécialement l’Arabie Saoudite.

Avec ces trois gestes Moscou a démontré que les fanfaronnades de Washington manquaient de substance réelle et pouvaient être neutralisées au bénéfice de la paix et du règne du droit international.

L’impétueux retour de la Russie ajouté à l’influence confirmée de la Chine dans l’économie et la politique mondiale a concrétisé des significatives modifications sur le grand plateau géopolitique international. Ce sont des changements qui favorisent les projets d’émancipation de Notre Amérique parce que l’écroulement de l’unipolarisme nord-américain et l’accélérée-et semble t-il irréversible- édification d’une structure multipolaire de pouvoir mondial ouvre de nouvelles et inédites marges de manœuvre pour les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, traditionnellement soumis au joug étatsunien. A l’évident affaiblissement du pouvoir global des Etats-Unis-reconnu rien moins que par l’intellectuel le plus significatif de l’empire, Zbigniew Brzezinski-dont la fermeture de ses bureaux gouvernementaux pendant deux semaines est un des nombreux symptômes auquel il faut ajouter l’épuisement du projet européen, sacrifié sur l’autel de la banque allemande, tout cela fait du monde un espace beaucoup plus ouvert et indéterminé dont les fissures et contradictions offrent une magnifique opportunité pour que les peuples de Notre Amérique avancent résolument vers la conquête de leur seconde et définitive indépendance.

Bien entendu, en 2013, beaucoup d’autres choses ont eu lieu, qu’il est impossible d’examiner en détail ici. Permettez-moi simplement de mentionner - l’importance des dialogues de paix entre le gouvernement de Juan M. Santos et les FARC, soutenus par la clameur populaire qui en Colombie exige la fin du conflit armé et les perspectives autour des élections présidentielles de mai 2014 ;
- la crise dominico-haïtienne, déclenchée par les racistes qui refusent la nationalitéaux enfants d’haïtiens nés en République Dominicaine ; les élections du 27 octobre dernier en Argentine, semant le doute sur la continuité du processus ouvert en 2003 ;
- la victoire de Michelle Bachelet, de retour à la présidence d’un Chili bouleversé par l’holocauste social du néo-libéralisme ; la persistance et l’approfondissement de la crise au Mexique, à 20 ans du « cri » des Zapatistes au Chiapas ;
- la vigoureuse et inespérée irruption de grandes manifestations de masse au Brésil, à un peu plus d’une année des présidentielles d’octobre 2014, touchant la stupidité d’un ordre social profondément injuste et follement oligarchique ;
- l’écrasante victoire de l’Allianza Pais aux élections législatives en Equateur, qui ont permit à Rafael Correa d’obtenir une majorité absolue à l’Assemblée Nationale ;
- la lente mais irréversible mise en œuvre des nouvelles « directives » de l’économie cubaine, orientées à actualiser et renforcer les fondements matériels de la Révolution ;
- la consolidation du leadership d’Evo Morales en Bolivie, dans la perspective des élections d’octobre prochain ;
- l’intégration pleine du Venezuela au Mercosur à la suite du vote favorable du Sénat paraguayen,
- et la valeureuse résistance des peuples devant les ravages de la grande mine à ciel ouvert, le « fracking » (fracturation hydraulique en anglais, Ndt) et l’essor de l’agro-négoce monoproducteur (soja, canne à sucre, palme africaine, etc)

sont des données qui marqueront aussi l’agenda de l’année écoulée et qui mériteraient une analyse détaillée que nous ne pouvons faire ici.

A ce qui précède il faut ajouter
- la poursuite de l’agression impérialiste et la guerre civile en Syrie, où Al Qaida, avec la bénédiction et l’appui de la Maison Blanche (pardon, ce n’est pas cette organisation qui trama et exécuta l’attentat du 11-S ?) lutte au coude à coude avec les mercenaires saoudiens, yéménites et israéliens qui essaient d’en finir avec le régime de Bashar al-Assad ;
- prendre aussi note du coup militaire pro nord-américain en Egypte, contre le gouvernement de Mohammed Morsi et les Frères Musulmans, pas suffisament pro nord-américains au goût de Washington ;
- l’intervention armée de troupes françaises au Mali pour contenir les fondamentalistes islamiques alliés d’Al Qaida (alors que Paris appuie cette organisation en Syrie et François Hollande s’offre sans pudeur de collaborer avec les Etats-Unis dans le bombardement de ce pays martyr !)
- et finalement la mort de Nelson Mandela, communiste toute sa vie qui liquida l’ « apartheid » sud-africain utilisant, selon les circonstances et le moment historique, des tactiques violentes et pacifiques, étant pour cela incorporé à une liste de « terroristes » par les Etats-Unis jusqu’à juillet 2008.

Après sa mort Mandela a eu à résister à une énorme opération médiatique qui voulait s’approprier sa mémoire et le présenter comme un ingénu et conciliateur pacifiste, un « adorateur de la légalité » d’un Etat raciste et occultant grossièrement les données historiques qui jalonnèrent son impressionnante biographie de luttes par tous les moyens qui furent adéquates pour le succès de son entreprise libératrice.

Pour conclure, aujourd’hui, à la veille de 2014, nous devons célébrer avec une immense joie le 55e anniversaire de la victoire de la Révolution Cubaine-un événement « historico-universel », comme sûrement l’aurait caractérisé le vieux Hegel-qui a inauguré une nouvelle ère dans la lutte des peuples d’Amérique latine, des Caraïbes, d’Afrique et d’Asie pour leur émancipation définitive. Un Cuba qui résiste et résistera à tous les blocus et sabotages des Etats-Unis, et qui démontre chaque jour, chaque heure, que l’impérialisme n’est pas invincible et qu’il peut être vaincu.

Pour cela son rôle dans les processus de libération des peuples du tiers-monde place l’île caribéenne dans une situation semblable à celle que la France occupa à la suite de la Révolution Française, comme le phare orienteur de ceux qui luttent pour se libérer du joug de l’absolutisme dynastique. Cuba est la France de nos jours et a tout le droit du monde de célébrer avec joie un nouvel anniversaire de la victorieuse journée du 1er janvier 1959.

Salut, et hasta la victoria siempre !

Atilio Boron le 31-12-2013

Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant



Atilio Boron est Directeur du PLED, le Programme Latino-américain d’Education à Distance en Sciences Sociales du Centre Culturel de la Coopération Floreal Gorini



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