Décroissance et/ou crise du capitalisme ?

dimanche 4 mai 2014
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Ulrich Brand a ses mots pour le dire, et là il est très clair : « Ceux qui argumentent en faveur de la décroissance parlent d’une crise du capitalisme, mais sans penser à la manière d’en finir avec les formes sociales capitalistes. Ce n’est pas suffisant. Cela fait vingt ans que le Japon ne connaît pas de croissance et c’est toujours une société capitaliste. L’Argentine des années 1980 et 1990 n’a pas connu de croissance. Mais la vraie question, c’est de changer la forme de la valeur, la forme de la marchandise, la forme de la politique de l’Etat. Le capitalisme ne disparaît pas quand il n’y a pas de croissance.Le capitalisme, c’est l’accumulation de capital. Et s’il y a une croissance économique, cette accumulation est plus « douce » parce qu’elle peut être répartie. S’il n’y a pas de croissance, comme aujourd’hui en Europe, la réponse du capital est l’austérité ou les privatisations. Le caractère hégémonique du capitalisme se reproduit mieux quand il y a croissance. Mais dire que la non-croissance entraîne la fin du capitalisme est pour moi une stupidité. »
Où est donc la crise du capitalisme ? En quoi se manifeste-t-elle ? Et comment en sort-on ?
Michel Peyret

« On ne peut pas sauver la planète sans penser à l’émancipation sociale ». Entretien avec Ulrich Brand

Ulrich Brand est un politologue et un économiste allemand qui promeut la nécessité d’une théorie critique pour aborder ce qu’il appelle la financiarisation de la nature, les dispositifs de gouvernance globale et les transformations de l’Etat. Dans cet entretien, il expose les fondements de sa vision et analyse la crise du capitalisme et les défis actuels du Sud.

Comment se relie aujourd’hui la critique du développement et la question de la crise ?

Ulrich Brand  : Au Sommet de Copenhague de 2009 sur le changement climatique, on a formulé pour la première fois dans les mouvements sociaux, et au-delà des ONG, une critique très forte en disant « basta » avec ce mode de gestion globale des ressources. Cela s’articule de manière directe avec la crise actuelle, bien qu’on puisse déjà trouver au XIXe siècle un débat entre Marx et Sismondi sur la signification de la croissance en tant que solution aux problèmes. Cette fois ci, les divergences apparaissent aussi parmi les élites. Par exemple, Amartya Sen et Joseph Stiglitz ont dit qu’il fallait reconnaître ces critiques face à ce que l’on propose de manière dominante comme solution ; une redynamisation de la croissance.
Bien entendu, il y une certaine préoccupation sur la manière dont il faut sortir de la crise. Il y a la réponse néolibérale, qui est aujourd’hui dominante en Europe et qui consiste dans la recette de l’austérité. Ensuite, il y a la réponse keynésienne, qui demande plus d’investissements et de consommation interne afin de stimuler l’économie. Et, plus en marge, il y a le débat sur quoi faire avec la croissance. Parmi les figures emblématiques de ce débat, il y a des personnes comme l’anglais Tim Jackson, qui propose une formule déjà célèbre : le bien être sans croissance.

Que pensez-vous de cette position en faveur de la décroissance ?

La décroissance réduit la croissance à un matérialisme neutre, très positiviste, elle croit résoudre les problèmes écologiques par une réduction de la consommation, de la production et plus d’efficacité dans l’utilisation des ressources. Ce qu’on perd de vue dans cette discussion, c’est que la croissance implique à la fois la modification des rapports sociaux et de la nature. Cela signifie que la décroissance ne pense par les formes sociales de la croissance, vu qu’on ne les relie pas avec les formes capitalistes ni avec le quotidien des gens.
Un autre problème est qu’on ne débat pas encore sérieusement en Europe du concept de développement parce qu’on continue à le concevoir comme uniquement destiné aux pays du sud. C’est pour cela qu’il n’y a pas de critique du développement au nord.

La décroissance ne se présente-t-elle pas comme anticapitaliste ?

Ceux qui argumentent en faveur de la décroissance parlent d’une crise du capitalisme, mais sans penser à la manière d’en finir avec les formes sociales capitalistes. Ce n’est pas suffisant. Cela fait vingt ans que le Japon ne connaît pas de croissance et c’est toujours une société capitaliste. L’Argentine des années 1980 et 1990 n’a pas connue de croissance. Mais la vraie question, c’est de changer la forme de la valeur, la forme de la marchandise, la forme de la politique de l’Etat. Le capitalisme ne disparaît pas quand il n’y a pas de croissance.
Le capitalisme, c’est l’accumulation de capital. Et s’il y a une croissance économique, cette accumulation est plus « douce » parce qu’elle peut être répartie. S’il n’y a pas de croissance, comme aujourd’hui en Europe, la réponse du capital est l’austérité ou les privatisations. Le caractère hégémonique du capitalisme se reproduit mieux quand il y a croissance. Mais dire que la non-croissance entraîne la fin du capitalisme est pour moi une stupidité.

Le terme « post-développement » est-il plus adéquat ?

Oui. C’est un débat beaucoup plus marginal, mais il a comme axe principal la critique des fondements épistémiques du développement en tant que valeur universelle ainsi que les rapports de forces qu’il implique. Le défi est de porter ce débat plus loin, vers ce que j’appelle le mode de vie impérial, c’est-à-dire la façon dont un certain développement s’appuie du point de vue de la vie quotidienne.

Cela inclut-il une critique de la modernité ?

Exactement. Dans les pays du sud, il est possible de parler de crise civilisationnelle, comme quelque chose de très profond. Au nord, par contre, la perspective est plus étroite ; on parle à gauche de crise du capitalisme et la majorité des analyses soulignent simplement la crise du néolibéralisme comme une crise conjoncturelle qui peut se résoudre avec une plus grande intervention de l’Etat.

Comment définiriez-vous cette crise ?

Je dirais, en premier lieu, qu’il s’agit d’une crise multiple. Cela signifie que ce n’est pas seulement une crise économique, ni une crise financière, comme le pense la perspective keynésienne. A partir de cette dernière analyse, on se propose de réguler les marchés financiers, de réaliser plus d’investissements publics pour obtenir ensuite un autre modèle de croissance.
Je dirais, par contre, qu’il convient penser à la transformation du mode de production et du mode de vie. Si cela implique finalement une croissance ou non, ce seront les luttes concrètes contre certaines formes de l’économie qui ne mesurent les choses que par l’argent qui le détermineront.

Quels autres types d’économies défient-elles la notion classique de croissance ?

Je suis intéressé à ouvrir le débat sur la signification d’une « économie des biens communs », ou solidaire, qui ne fait pas partie d’une croissance formelle mais qui est partie intégrante et effective d’une vie meilleure. Cela implique par exemple de discuter ce que signifierait, dans une ville comme Buenos Aires, un quadruplement du transport public avec des tarifs très bas et ne pas le penser comme quelque chose contre la croissance, mais bien termes de croissance de la mobilité de la population.
En Europe, les potagers communautaires garantissent 20% de la production alimentaire, ce qui implique une décroissance pure à partir d’une certaine logique, mais ce qui représente surtout une amélioration concrète de la vie.

Il est très difficile, en tous les cas, de rompre avec l’idée que croissance et bien être sont équivalents…

La croissance ne peut être une question de croyance avec laquelle on est pour ou contre. C’est un effet d’une accumulation de luttes. La question, pour moi, est de savoir si nous sommes capables d’élargir l’espace de la production commune, de la production non capitaliste.

Quelle est la capacité effective de ces autres économies ?

L’économie publique-étatique est marchande, la seule différence étant qu’on manie les prix d’une manière plus politique. L’économie commune, par contre, n’est pas marchande. En 2004, une étude statistique allemande indiquait qu’il y avait 56 millions d’heures de travail salarié et 96 millions d’heure de travail non salarié. Qu’est-ce que cela signifie ?

Que lorsqu’on parle du travail, la référence ne peut pas uniquement se limiter au travail salarié. Il faut élargir cette idée, comme l’ont déjà faite les féministes, en incluant les heures consacrées aux soins, aux activités politiques ou communautaires en tant qu’activités centrales de la société.

La perspective « 4x1 » de la philosophe Frieda Haug me semble importante : elle propose de vivre quatre heures de travail salarié, quatre heures d’un travail pour nous même et quatre heures de travail de soins pour nos proches et quatre heures de travail pour la communauté (ou de travail politique) afin de réarticuler les modes de faire et l’idée même du commun.

Vous parlez à partir de la perspective de l’écologie politique. Qu’implique-t-elle ?

L’économie néoclassique suppose que la société tire profit de la nature et que la technologie résout les problèmes et les limites qui surgissent. Pour l’économie écologique, les limites constituent bel et bien un obstacle qui concentre les problèmes.

L’écologie politique, qui est mon point de vue à partir de l’Ecole de Francfort, va un pas au-delà ; elle soutient que la reproduction matérielle des sociétés est un processus de domination de la nature dans le même sens que les rapports de domination qui structurent la société. On ne peut pas penser à sauver la planète si on ne pense pas l’émancipation sociale. Je refuse de prendre les limites de la planète comme point de départ.

Quel est-il alors ?

Le point départ, c’est la domination sociale, qui implique évidement un mode de domination de la nature. Et cela mène à la question très concrète de savoir comment nous reproduisons les choses dans le cadre de la mobilité, des villes, des logements, de la campagne, de la sexualité, de la communication, de ce que nous mangeons. Il y a partout des formes de reproduction matérielle qui ne font pas parti du marché capitaliste.

La question devient alors : quelles seraient les façons émancipatrices de traiter avec la nature en changeant les modes de vie dans la ville, pour bouger, pour construire les logements, pour produire, etc. ? Sur ce point, la question de la décision démocratique est décisive.

Dans quel sens ?

Qui a décidé, par exemple, du choix de la forme de sortie de crise en l’Argentine de 2001 ? Certains pourraient dire : il faut miser sur le soja, une forme de modification de la nature. Ou d’autres sur l’industrie minière, qui est une manière de concevoir la nature comme une ressource. Qui décidera, par exemple, des matériaux avec lesquels on va construire les téléphones portables de la prochaine génération ? Ce sont les centres de recherche et de développement d’une poignée d’entreprises, ce n’est pas la recherche publique. Si on ne met pas sur la table la question de la démocratie, c’est-à-dire de qui décide quels sont les choix à faire pour une sortie de crise, cette solution, tôt ou tard, sera l’austérité.

C’est en cela qu’il est urgent de rassembler la perspective rouge et verte : si on ne lutte pas aujourd’hui en faveur de la démocratisation et qu’on reste dans une position défensive, comme les keynésiens, la prochaine crise sera résolue au moyen de l’austérité du capitalisme autoritaire.

Vous insistez sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une question formelle. Comment cela ?

Il faut relier cela avec l’expérience quotidienne des gens. Parce que la démocratie, sur ce sujet, n’est pas quelque chose de formel, mais bien la façon dont je m’approprie la vie, de comment je vis. Le problème, c’est lorsque la question écologique et la question démocratique marchent séparément.

Que signifie ce que vous appelez le « mode de vie impérial » ?

C’est la question de savoir comment est en train de s’universaliser un mode de vie qui est impérial vis-à-vis de la nature et des rapports sociaux et qui n’ont aucun contenu démocratique, dans la mesure où ils ne questionnent aucune forme de domination. Dans ce sens précis, le mode de vie impérial est non démocratique.

Le mode de vie impérial ne se réfère pas simplement à un style de vie pratiqué dans différents contextes sociaux, il s’agit de modèles impériaux de production, de distribution et de consommation, d’imaginaires culturels et de subjectivités fortement enracinées dans les pratiques quotidiennes de la majorité des pays du nord, mais aussi, de manière croissante, les classes supérieures et moyennes des pays émergents du sud.

Il s’agit d’une généralisation de différentes échelles ?

Quand nous parlons de généralisation, nous n’insinuons pas que tous les gens vivent de manière identique mais qu’il existe une sorte de logique de développement largement acceptée, qui s’inscrit dans des structures coercitives et des dispositifs d’action.

En dépit du fait que la crise écologique s’est politisée au cours de cette dernière période et est aussi perçue comme un problème dans le discours dominant, il semble que les modèles de production et de consommation et les modèles culturels qui y sont sous-jacents sont en train de se consolider et de se généraliser à l’échelle globale avec le soutien de l’Etat et de la sphère politique.

Ne pourrait-on pas penser que c’est dans la mesure où le sud élargit des modèles de consommation qu’apparaît seulement alors au nord une inquiétude pour les limites et la crise écologique de la planète ?
Pour les conservateurs, il s’agit effectivement de contenir la croissance du sud. Les néolibéraux, par contre, disent « la croissance du sud est une bonne chose parce que nous avons besoin d’élargir les limites et une croissante substitution de la nature par le capital à partir des progrès technologiques ».

Le déficit du débat vient également du fait que certains secteurs de la gauche écologique ont une perspective catastrophique.

De quoi s’agit-il ?

Un aspect central dans cette question est le dépassement de la dichotomie entre la société et la nature, largement diffusée également dans les forces sociales et politiques progressistes. Politiquement, cette dichotomie se reflète, entre autres choses, dans l’utilisation de la question écologique en opposition à la question sociale.

La tendance à décréter que la crise écologique est une contradiction secondaire se manifeste précisément dans la crise économique actuelle, dans laquelle le catastrophisme écologique (« nous n’avons plus beaucoup de temps ») et l’ignorance (« il n’y a pas le temps pour cela maintenant ») sont en train de former une alliance dangereuse. (…)

Pourquoi le concept du « Buen Vivir » a-t-il un tel impact ?

Parce qu’il implique de prendre au sérieux le fait qu’il y a d’autres formes de reproduction sociale, matérielle et spirituelle, qui ne sont pas capitalistes. Ce qui ouvre un espace pour repenser, à la hauteur de la modernité, cette chose qu’on appelle le « bien vivre ».

Et en prenant bien entendu au sérieux les progrès technologiques, les nouvelles expériences, les réseaux internationaux, etc. Le risque est de pétrifier le « buen vivir » comme quelque chose d’indigène, de purement autochtone.

Entretien réalisé par Verónica Gago et Diego Sztulwark pour « Página 12 »,

Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera




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