Ce que disait Jaurès (1)

mercredi 14 mai 2014
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Un siècle après son assassinat, la classe politique dans son ensemble ou presque va célébrer la mémoire de Jean Jaurès. L’occasion de mettre certains face à leurs responsabilités et leurs contradictions. Alors, qu’est-ce qu’il disait Jaurès ?

« La vraie politique, ce n’est ni le parti pris d’invective contre les grands serviteurs du pays, ni la manie d’opposition, ni la légèreté à ouvrir des crises ministérielles sans issue, ni l’étourderie à risquer une réforme sans lui avoir préparé une majorité, ni la rivalité de groupes et la diplomatie de couloir, ni l’abus des formules vaines que l’étude ne remplit jamais, ni la déclamation démagogique qui corrompt le peuple et ne le sert pas, ni le don-quichottisme aveugle qui sacrifie aux solennelles erreurs du libre-échange la substance même de la nation, ni le dédain transcendant des intérêts matériels et positifs du pays, base nécessaire de sa grandeur comme nation et de son développement moral.

Non, la vraie politique n’est rien de tout cela. Mais elle n’est pas davantage cette sagesse étroite et égoïste qui se borne à gérer les intérêts constitués de la nation, renonce à établir une égalité vraiment humaine d’intérêts, de puissance et de droits entre tous les membres de la famille française, et déguise mal, sous quelques améliorations de détail, le conservatisme où elle immobilise la démocratie. La politique doit tout à la fois protéger efficacement le présent et préparer ardemment l’avenir.

Dans ce dernier rôle, je la définirais volontiers : un ensemble d’idées générales et de sentiments généreux aboutissant le plus rapidement possible à des réformes effectives, toutes concordantes, même les plus diverses, parce qu’elles sont systématiquement dirigées vers le droit absolu, toutes passionnées, même les plus réfléchies, parce que la passion de l’idéal en est l’âme, toutes profondes, mêmes les plus modestes, parce qu’elles préparent toutes, par les moyens les plus décisifs, la pleine justice qui renouvellera jusqu’au fond les sociétés.

Si la démocratie républicaine ne revient pas à cette haute conception de la politique qui a été la sienne si longtemps, je doute que, même sous la conduite des praticiens les plus habiles, elle puisse aller longtemps son chemin et éviter les pièges innombrables que la réaction et le capitalisme tendent sous ses pas. »

« La politique », La Dépêche, 23 janvier 1890.
« Il y en a qui me reprochent de me tenir toujours dans des généralités, et je sais que les mêmes personnes ne me reprocheraient rien si je m’étais, en effet, toujours tenu dans des généralités. Si je m’étais toujours borné à dire : « Il faut protéger les humbles, il faut plus de justice, plus de solidarité », je serais peut-être à leurs yeux un homme pratique. Les hommes pratiques, aux yeux de quelques dirigeants, sont ceux qui emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés.



Jean Jaurès au Pré Saint-Gervais

Jean Jaurès (1859-1914), député, chef du parti socialiste S.F.I.O., ardent défenseur d’Alfred Dreyfus, fondateur de la Ligue des Droits de l’homme, du journal L’Humanité, mena une vigoureuse campagne contre la loi des Trois ans de service militaire. En 1913, Il vient au Pré Saint-Gervais et participe à deux meetings.

Si l’on nous reproche d’être toujours dans les nuées, c’est que nous voulons, en effet, aller chercher la justice dans les nuées où les habiles l’enveloppent. Nous voulons qu’elle prenne possession du monde réel et qu’elle éclate à tous les yeux dans la précision de sa forme, aussi bien que dans la magie de son sourire. Parmi ceux qui me demandent par quels moyens pratique pourra être réalisée la justice, il y en a qui sont de bonne foi et qui l’aiment, et je suis toujours heureux de m’expliquer avec eux. Il y en a d’autres à qui je suis tenté de dire : « Vous me comprendriez mieux si je n’étais pas aussi clair. » »

« Les moyens pratiques », La Dépêche, 12 mars 1890.
« Cet ordre social est inique et absurde. C’est une chose inique que des hommes libres, travaillant dans une entreprise, soient pour ainsi dire tenus en dehors d’elle ; qu’ils n’en connaissent ni les ressources ni la conduite, qu’ils n’aient, en un mot, aucune part dans la propriété même de l’entreprise. Il est absurde que, dans une démocratie libre, où les hommes sont émancipés politiquement, ils soient des sujets économiquement, et que citoyens, c’est-à-dire souverains dans l’ordre politique, ils soient salariés, c’est-à-dire serfs dans l’ordre économique.

Aujourd’hui, les travailleurs, au lieu d’occuper la cité du travail, au lieu d’y avoir leur domicile, sont en quelque sorte campés en dehors des murs. A côté de la cité capitaliste hautaine et close, le prolétariat n’est qu’un immense et misérable faubourg. Devant les revendications du prolétariat et spécialement des syndicats ouvriers, il y a trois politiques à suivre : ou bien on maintiendra les ouvriers indéfiniment dans l’état de salariat par des mesures coercitives, par la résistance d’une constitution oligarchique, par la suspension de lois de liberté et de la loi même sur les syndicats, c’est la politique de réaction et de compression. Ou bien on ameutera les ouvriers contre l’ordre social actuel sans préparer un ordre social nouveau, c’est la politique de démagogie qui veut l’agitation pour l’agitation. Ou bien, enfin, on signalera aux travailleurs les vices et les désordres de l’ordre social actuel, tout en préparant la réalisation de l’idéal nouveau et l’avènement d’un ordre social plus juste, c’est la politique socialiste. »

« Les préjugés », La Dépêche, 13 août 1891.
« Je me souviens qu’il y a une trentaine d’années, arrivé tout jeune à Paris, je fus saisi un soir d’hiver, dans la ville immense, d’une sorte d’épouvante sociale. Il me semblait que les milliers et les milliers d’hommes qui passaient sans se connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient déliés de tout lien. Et je me demandai avec une sorte de terreur impersonnelle comment tous ces êtres acceptaient l’inégale répartition des biens et des maux, comment l’énorme structure sociale ne tombait pas en dissolution. Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais : Par quel prodige ces milliers d’individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ? Je ne voyais pas bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau ; la pensée était liée, mais d’un lien qu’elle-même ne connaissait pas. La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l’habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu’ils se confondaient avec elle. Cet homme qui passait en grelottant aurait jugé sans doute moins insensé et moins difficile de prendre dans ses deux mains toutes les pierres du grand Paris pour se construire une maison nouvelle, que de refondre le système social, énorme, accablant et protecteur, où il avait, en quelque coin, son gîte d’habitude et de misère. »

Extrait de L’Armée nouvelle, Œuvres, 13, p. 342.

Transmis par Linsay



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