Face à l’Union Européenne : aveuglement, surdité, mutisme des syndicats

dimanche 26 avril 2015
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Il y a tout juste une semaine, les syndicats battaient le pavé "contre l’austérité". Pour Pierre Lévy [1], rédacteur en chef du mensuel "Bastille-République-Nations", il y avait pourtant un responsable de cette austérité qui était malheureusement absent dans "l’appel commun des centrales syndicales initiatrices" de la manifestation : l’Union européenne. "S’il y avait un “Livre Guinness des records” de cécité, de surdité et de mutisme, écrit-il, les chefs syndicalistes y auraient une place de choix".

Qui n’a en tête le symbole des trois singes que nous a légué, dit-on, la sagesse asiatique ? Le premier se cache les yeux ; le deuxième se bouche les oreilles ; le troisième se ferme la bouche. Transposée en ce printemps 2015, l’image évoque immanquablement l’Union européenne, ou plutôt le rôle de celle-ci dans la réalité politique française — et sa quasi-absence du débat public.

On pensait à cela, jeudi 9 avril, en prenant part à la manifestation nationale qui, quatre heures durant, a battu le pavé parisien. Non que les syndicalistes présents, déterminés et combattifs, ignorent tout de la mainmise de Bruxelles, loin de là. Mais c’est plutôt en relisant l’appel commun des centrales syndicales initiatrices que l’image vient forcément à l’esprit.

Résumons  :

le mot d’ordre de la mobilisation était la lutte contre l’austérité.

L’austérité, c’est-à-dire les coupes dans les dépenses de l’État, des collectivités et des hôpitaux, et donc notamment dans l’emploi public et les salaires publics. L’austérité, c’est-à-dire les mises en cause successives des conquêtes et droits sociaux. L’austérité, c’est-à-dire la flexibilité et la précarité organisées.

Il ne peut raisonnablement échapper à personne que dans chacun de ces domaines, les règles, règlements, normes, procédures et injonctions de l’UE déterminent les décisions prises par les gouvernements nationaux, par le gouvernement français en particulier.

Affirmer cela ne revient en aucune manière à dédouaner ces derniers. Après tout, ce sont eux qui ont coécrit les traités. Et ce sont eux, qui, Conseil européen après Conseil européen, confortent et confirment les dispositions des carcans. Il reste que l’intégration européenne constitue l’arme majeure que ceux-ci utilisent pour imposer leurs choix à leur propre peuple.

Ce n’est certes pas nouveau. Depuis l’Acte unique (1986) puis Maastricht (1992), l’implication des instances communautaires se fait de plus en plus pesante. En réalité, c’est dès le traité de Rome que les « pères fondateurs » avaient en tête ce double objectif de long terme : faire reculer toujours et encore les conquêtes et droits sociaux ; soustraire à chacun des peuples la liberté de choisir son avenir – au nom d’une « communauté de destin ».

Autrement dit, effacer progressivement la démocratie.

Mais depuis le traité de Lisbonne (2008), avatar honteux de la Constitution européenne rejetée, puis la mise en place, à la faveur de la crise, de la « gouvernance économique », le poids de la tutelle européenne est patent, jusque dans les détails.

Pour son plus grand malheur, le peuple grec a constitué jusqu’à la caricature – et continue à constituer – un cobaye pour l’exemple. L’image des « hommes en noir » (de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du FMI) débarquant dans les différents ministères et prenant sans complexe les manettes de la politique hellénique est dans toutes les mémoires.

Mais faut-il aller jusqu’à Athènes ? En ce moment même, Bercy met une dernière main au « Programme national de réformes » qu’attend Bruxelles de pied ferme d’ici la fin du mois, dans le cadre dudit « semestre européen ».

Comme le rappelle benoîtement la direction du Trésor : « Les programmes nationaux de réforme s’inscrivent dans le cadre de la stratégie “Europe 2020” pour une croissance économique “intelligente, durable et inclusive” que l’Union européenne a adoptée. (…) Ils constituent l’instrument de suivi et d’évaluation du volet national de la stratégie “Europe 2020” ».

On se souvient également de la négociation presque euro par euro que Michel Sapin a menée avec son prédécesseur Pierre Moscovici, devenu Commissaire européen à l’Économie, pour échapper à la menace de sanctions. Et de l’engagement quant aux « réformes structurelles » pris par François Hollande, en échange de l’« indulgence » de Bruxelles.

Les dispositions essentielles de ladite loi Macron ne sont qu’un copié-collé des « suggestions » européennes. « C’est bien, s’est réjoui en substance Jean-Claude Juncker, mais j’attends la suite ». Et l’on parle déjà d’une loi Macron II

C’est dans ce contexte que l’appel commun à la journée du 9 avril, publié par les directions confédérales de la CGT, de FO, de la FSU et de Solidaires, a réussi un exploit : pas une phrase, pas un mot ne fait la moindre allusion à l’Europe. S’il y avait un Livre Guinness des records de cécité, de surdité et de mutisme, nul doute que les chefs syndicalistes y eussent gagné une place de choix.

Ici ou là, certains confient : l’idée européenne est déjà bien écornée, il ne faut pas l’abîmer encore plus. Eh bien si, il faut. Tant que la supposée sagesse simiesque (ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire) sera utilisée par certains comme grille d’analyse quant au rôle de l’Europe, les peuples – le nôtre comme tous nos amis et voisins – resteront condamnés à l’impuissance.

Pierre Lévy pour MARIANNE



[1Ancien syndicaliste CGT dans la métallurgie, puis journaliste à « L’Humanité », Pierre Lévy est le rédacteur en chef du mensuel « Bastille-République-Nations » qui, fin mai, deviendra « Ruptures ». Il est également l’auteur du pamphlet d’anticipation politique « L’Insurrection » (Ed. AEBRN, 2012).



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