Sarah Harrison : « ninja » de WikiLeaks

jeudi 30 juillet 2015
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Edward Snowden la compare à un « ninja ». Elle est en tout cas la femme qui a réussi à l’exfiltrer de Hong Kong après ses révélations sur la NSA en juin 2013. Aujourd’hui bras droit de Julian Assange au sein de WikiLeaks, Sarah Harrison revient sur cette incroyable fuite et prévient : « On a d’autres trucs dans le pipeline. »
Par Pierre Boisson pour Society

Quelle est la marque de son ordinateur portable ? À quel hôtel est-elle descendue ? Quel a été son rôle exact dans les dernières révélations de WikiLeaks sur la surveillance américaine ? Ces fuites proviennent-elles des données subtilisées par Edward Snowden ? Qui est aujourd’hui en possession de ces documents, et qui y a accès ? Pour toutes ces questions, il existe des réponses. Que, pour la plupart d’entre elles, seule Sarah Harrison connait. Elle ne les dit pas. « Ça se pourrait », répond-elle. Ou, droit dans les yeux : « Je ne peux pas confier mes secrets. » Dans les autres cas, elle rit, bruyamment, puis laisse un silence qui dit : « Question suivante. » Sarah Harrison est anglaise. Elle a 31 ans. Les incisives supérieures légèrement espacées, les cheveux tirés en chignon. Elle est la cheville ouvrière de WikiLeaks et la femme de confiance de Julian Assange. Son bras droit. Pour elle, comme pour l’ensemble de l’organisation, les dernières semaines ont été une course, qu’elle a traversé comme à son habitude, « la tête baissée, en faisant sorte de faire le meilleur boulot possible ». Fin juin, WikiLeaks a rendu publics plus d’une dizaine de comptes rendus d’écoutes de la NSA et d’extraits de bases de données des cibles de l’agence, révélant que celle-ci a espionné trois présidents français et leurs cabinets, ainsi que les entreprises françaises impliquées dans des contrats dépassant les 200 millions de dollars. Nom de code : FrenchLeaks.
Un trophée de plus sur la cheminée de Sarah Harrison qui a été, cette fois encore, l’un des personnages clés de la dissection et de la divulgation de ces pièces à conviction. La jeune femme préfèrerait continuer à travailler dans l’ombre, comme elle le fait depuis près de cinq ans. Mais depuis que Julian Assange vit cloîtré dans l’ambassade équatorienne à Londres, Sarah Harrison est devenue une figure publique, le deuxième visage de WikiLeaks. « C’est un jeu à double tranchant. D’un côté, ça te protège, et de l’autre, tu peux devenir une cible. » Surtout, Sarah Harrison occupe depuis peu une place dans l’histoire. Celle de la femme qui a sauvé Edward Snowden.

Julian Assange, à droite, et Sarah Harrison.

L’escapade de Snowden à Hong Kong a été maintes fois racontée. Le 3 juin 2013, l’ancien analyste de la NSA y rencontre, dans une chambre de l’hôtel Mira, le journaliste Glenn Greenwald et la réalisatrice Laura Poitras. Ceux-ci découvrent un jeune homme de 29 ans au visage pâle et au bouc naissant, profil d’informaticien défraîchi par les écrans. Ils découvrent surtout son travail : des dizaines de milliers de documents secrets stockés sur une clé USB, classés en dossiers, sous-dossiers et sous-sous-dossiers. Tout au long de la première semaine de juin, le monde comprend alors à travers les articles publiés par Greenwald dans le Guardian que les États-Unis ont menti. Que des millions de conversations sont enregistrées chaque jour. QUe Yahoo, Google, Facebook collaborent avec l’agence de renseignement américaine et la laissent puiser dans les données de leurs utilisateurs. Que le programme PRISM permet à la NSA d’espionner toute la communication entre les États-Unis et un pays tiers. Les médias du monde entier accourent à Hong Kong pour débusquer le lanceur d’alerte. Edward Snowden a rempli la mission qu’il s’était fixée : transmettre ces documents aux journalistes et faire éclater l’un des plus grands scandales de l’histoire des États-Unis. Reste alors une tâche, que Snowden a lui-même établie comme secondaire : sauver sa peau. Laura Poitras part également. Reste un homme seul, dans une chambre d’hôtel trop blanche. À travers sa fenêtre, la verdoyante baie de Hong Kong est éclairée d’une lumière inquiétante.
Snowden appelle alors à l’aide WikiLeaks. Sarah Harrison est en Australie quand elle reçoit un coup de téléphone de Julian Assange. Elle saute dans le premier avion. « J’avais des amis et de la famille à Hong Kong, glisse-t-elle. Je connaissais bien la ville, je n’étais pas obligée d’être dans un hôtel. Ça m’évitait de devoir montrer mon passeport et c’était plus facile d’échapper à la NSA. » Sur place, elle fait le tour de toutes les ambassades sud-américaines pour demander l’asile. Elle achète également plus d’une dizaine de billets d’avion à destination du monde entier au nom de Snowden, afin de brouiller les pistes. WikiLeaks croit alors savoir que les États-Unis sont prêts à faire assassiner le lanceur d’alertes et qu’une demande d’extradition a parallèlement été transmise à Hong Kong. Snowden hésite encore à fuir quand, un soir, Harrison passe le prendre. Elle lui explique ce qui va se passer : les deux compagnons d’évasion doivent jouer un couple de retour de vacances chez eux, en Amérique du Sud, via un transit à Moscou. « On ne s’était jamais rencontrés physiquement, reconstitue-t-elle. Sur la route de l’aéroport, on n’a presque pas échangé un mot. C’était une opération très risquée. Que se passerait-il si les Américains étaient là ? Si les autorités de Hong Kong refusaient de nous laisser embarquer ? » Inspiration. Expiration. Sortie du taxi. Inspiration. Expiration. Contrôle des passeports. Pas de problème. Embarquement. Toujours rien. Prêt au décollage. Décollage. « On a commencé à souffler quand on est entrés dans l’espace aérien russe », témoigne aujourd’hui Sarah Harrison. À bord de l’Aeroflot qui conduit les deux fuyards vers Moscou, Edward Snowden regarde la jeune femme et s’adresse à elle pour la première fois en toute liberté. « Je ne pensais pas que WikiLeaks enverrait un ninja pour me sauver. »

Petite fille modèle

De son propre aveu, Sarah Harrison n’est pas vraiment un ninja. Elle n’était pas non plus tout à fait préparée à sauver la vie de qui que ce soit. Née à Sevenoaks, petite ville du Kent, dans le sud de l’Angleterre, fille d’un chef d’entreprise dans le vêtement et d’une mère professeure pour élèves en difficulté, Sarah Harrison a longtemps eu le parcours modèle d’une enfant de bonne famille. Baccalauréat international, une année de césure comme jeune fille au pair, puis des études de littérature anglaise à l’University of London. Après une série de voyages, en Australie et en Asie, où elle travaille comme serveuse, Sarah revient poser ses valises en Angleterre avec quelques dettes étudiantes. Elle est alors chef de projet dans des start-up, y apprend « quelques trucs » mais mesure la distance entre son quotidien et ses aspirations. « J’ai toujours eu une idée de ce à quoi devait ressembler le monde, dit-elle, comme si elle avait appris la phrase par coeur. J’avais écrit une lettre au Premier ministre John Major à 8 ans ! J’ai fini par me dire : ’Attends, tu n’as jamais voulu faire ça.’ » À quel moment une vie bascule-t-telle ?
Celle de Sarah Harrison prend un nouveau tournant quand elle postule pour un stage Centre for Investigative Journalism, une ONG britannique dédiée au journalisme d’investigation, et change à jamais le jour où entre dans les locaux londoniens un Australien au teint pâle et au regard d’illuminé, Julian Assange. C’est l’été 2010. Le fondateur de WikiLeaks a entre les mains 91731 documents : les fameux War Logs, documents classifiés de l’armée américaine qui rendent compte du déroulement de la guerre en Afghanistan depuis 2001. Assange a besoin d’aide. Il faut passer au peigne fin chacun de ces documents pour y dénicher les informations digne d’intérêt. Sarah Harrison lève le doigt immédiatement. Peut-être parce qu’elle est une fille méthodique, antithèse d’Assange, peut-être parce qu’il n’y a de toute façon pas grand monde d’autre à l’époque, la jeune stagiaire devient en quelques semaine le bras droit du gourou de WikiLeaks. Et même, pour certains, a maîtresse. Rumeur que les deux n’ont jamais commentée ni infirmée. Quoi qu’il en soit, WikiLeaks est alors un petit groupe, engagé dans un combat disproportionné face à l’hyperpuissance de l’État. Même si Harrison se définit d’abord comme une « journaliste », elle valide la nature « révolutionnaire » de l’affrontement. « Quand Julian a inventé WikiLeaks, oui, c’était révolutionnaire. Publier des fuites, déclassifier des documents, les mettre en ligne, sans les éditer, ça a changé beaucoup de choses. » Vrai. Depuis, plus rien n’est tout à fait pareil, ni pour le secret d’État, ni pour Sarah Harrison. L’Anglaise vit aujourd’hui à Berlin, comme Laura Poitras, comme le pape du logiciel libre Jacob Appelbaum et bon nombre d’autres hacktivistes menacés par les lois antiterroristes adoptées dans la foulée du 11-Septembre et du Patriot Act.
Après l’évasion avec Snowden, Sarah n’a jamais remis les pieds là où elle a grandi. Ses parents viennent lui rendre visite en Allemagne. « Mes avocats me conseillent de ne pas rentrer, explique-t-elle. Le problème c’est que nous avons cet étrange Terrorism Act au Royaume-Uni, dont l’article 7 permet aux autorités d’arrêter une personne à la frontière et de la garder pendant neuf heures, et ne donne pas le droit au silence. Ça veut dire que tu dois répondre aux questions et donner tous les documents que tu possèdes.Or c’est très probable, pour ne pas dire certain, qu’ils me poseraient des questions auxquelles je ne voudrais pas répondre. Si je refuse, cela me vaudrait trois mois de prison —ce qui n’est pas très grave— mais surtout une condamnation pour terrorisme, ce qui est bien plus terrible. »
Dans sa vie quotidienne, Sarah Harrison tente de ne pas céder à une paranoïa excessive. À Hong Kong, Edward Snowden, pisté par les services secrets américains et fin connaisseur des moyens de la NSA, débranchait les téléphones fixes, se cachait sous un t-shirt pour taper ses mots de passe sur son ordinateur, empilait les oreillers contre la porte de sa chambre. Harrison, elle, n’utilise que des mails cryptés, dont elle a donné le mode d’emploi à ses amis et sa famille. Elle échange de préférence par chat sécurisé. Elle n’a pas de téléphone. Pour le reste, elle se dit chanceuse comparée aux situations de Julien Assange ou d’Edward Snowden. « Je vois des amis, je vais à des diners. Même si sur certaines choses, oui, je perds le contact. Parfois, ils parlent du dernier épisode de je-ne-sais-pas-quoi et je n’ai aucune idée de ce dont ils causent. »

Le mystère des 39 jours

Après la grande évasion de Hong Kong, Snowden et Harrison atterissent à l’aéroport Cheremetievo de Moscou. Entre-temps, le passeport de Snowden a été révoqué par les États-Unis. Les voilà donc bloqués en zone de transit. Une attente qui durera 39 jours. Même si elle répète « qu’on ne peut pas vraiment être préparé à ça », Harrison réussit l’exploit de dissimuler Snowden aux yeux du monde entier et des dizaines de journalistes occupés à les chercher dans l’aéroport. Où étaient-ils ? Personne n’a jamais su. Harrison dit seulement qu’ils ont partagé une chambre sans fenêtre, fait leur lessive dans un lavabo, « mater des films de ligne », mangé des Burger King. Pendant ces 39 jours, ils travaillent les demandes d’asile, cherchent des fonds pour organiser la défense de Snowden. Ils s’ennuient beaucoup. Et puis, ils discutent.
Lors de sa première conversation avec Glenn Greenwald, Edward Snowden lui avait confié sa pire inquiétude : que rien ne change. Qu’il ait sacrifié son existence telle qu’il la menait pour ne provoquer que l’apathie et l’indifférence. Harrison partage la crainte de Snowden. Elle ne croit pas à la possibilité de transformer la folie de surveillance de la NSA et des gouvernements, « le tout collecter », mais place ses espoirs dans la prise de conscience individuelle des citoyens. Pourtant, les révélations incessantes de WikiLeaks n’ont pas empêché les internautes de continuer à partager sans protection leurs informations privées sur Facebook ou à envoyer des e-mails sans les crypter systématiquement. « Beaucoup de gens pensent, et encore plus avec le wi-fi, qu’Internet est juste un truc magique dans l’air, analyse Harrison. La surveillance est difficile à conceptualiser. Les gens se disent : ’Je n’ai rien à me reprocher.’ Mais c’est plus compliqué. Je prends souvent cet exemple : tu es assis au milieu d’une foule au restaurant, tu discutes avec quelqu’un, et à la table d’à côté, une personne tourne son siège, te fixe et t’écoute. N’importe qui dirait : ’Excuse-moi, mais c’est une conversation privée.’ Pourtant, c’est ce qui se passe ! Tous les jours. »

Edward Snowden et Sarah Harrison

Harrison et Snowden sont finalement sortis de l’aéroport de Moscou le 1er août 2013, comme Bonnie et Clyde. Sarah Harrison portait un haut blanc et un legging, Snowden était plus pâle que jamais. Personne ne leur a tiré dessus. Depuis, Edward Snowden a trouvé refuge en Russie, où son visa a été renouvelé pour trois ans. Sa petite amie, Lindsay Mills, l’a rejoint dans son exil. Il a été plus tard aperçu à Moscou, sur un bateau-mouche. Sur la photo diffusée par le site russe Life News, il arbore un bouc et un béret. À sa gauche, une jeune femme blonde, les cheveux tirés en chignon, qui ressemble en tous point à Sarah Harrison. Le signe qu’elle se rend encore régulièrement en Russie pour travailler avec l’ancien agent de la NSA ? « Je ne peux pas trop parler de ça, évince-t-elle. On a d’autres trucs dans le pipeline, mais quand il y a des milliers de documents, ça prend du temps. »
Après avoir servi de bouclier humain à Edward Snowden, et en parallèle de ses activités au sein de WikiLeaks, la « ninja » Harrison est aujourd’hui la directrice de la fondation Courage, vouée à défendre les lanceurs d’alerte. Comme pour éviter qu’un autre ne se retrouve à l’avenir dans la même mission suicide que celle qui lui a été confiée quand elle est allée repêcher Snowden à Hong Kong. « Tout le monde voulait l’info et le scoop mais personne ne se souciait de lui. On est les seuls à être venus le sauver. Si c’était à refaire, je peux garantir que je risquerais à nouveau ma liberté. » Puis elle ajoute, espiègle : « Et l’évasion n’était pas si artisanale. Vous n’en connaissez qu’un bout, vous savez. Une grande partie n’a pas été racontée et ne le sera jamais. »

Pierre Boisson
Society N°11, juillet-août 2015

Transmis par RT




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