Nouveaux colonialismes et crise des valeurs de gauche

samedi 31 octobre 2015
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Quand la visibilité est moindre parce que de puissantes tempêtes obscurcissent la perception de la réalité, il peut être opportun de lever les yeux pour chercher des points d’observation plus vastes, pour discerner le contexte dans lequel nous évoluons. Dans ces moments, quand le monde est traversé par de multiples contradictions et intérêts, il est urgent d’aiguiser les connaissances pour regarder loin et à l’intérieur.

Temps de confusion dans lesquels naufrage l’éthique, disparaissent les points de référence élémentaires et s’installe quelque chose comme « tout se vaut », qui permet d’appuyer n’importe quelle cause du moment qu’elle est contre l’ennemi principal, au-delà de toute considération de principes et de valeurs. Des chemins qui conduisent à des impasses, comme mettre au même niveau Poutine que Lénine, pour prendre un exemple plutôt à la mode.

L’intervention russe en Syrie est un acte néocolonial, qui place la Russie du même côté de l’histoire que les Etats-Unis, la France et l’Angleterre. Les colonialismes bons, émancipateurs n’existent pas. Pour autant que l’intervention russe se justifierait par l’argument de freiner l’Etat Islamique et l’offensive impériale dans la région, ce n’est rien d’autre qu’une action symétrique à celle qui est condamnée, usant de méthodes identiques et d’arguments similaires.

La question que je considère comme centrale est : Pourquoi dans les gauches latino-américaines se lèvent des voix pour appuyer Poutine ? Il est évident que beaucoup ont placé leur espérance d’un monde meilleur dans l’intervention de grandes puissances comme la Chine et la Russie, avec l’espoir qu’elles freinent ou battent les puissances encore hégémoniques. C’est compréhensible, à la vue des méfaits que Washington commet dans notre région. Mais c’est une erreur stratégique et une déviation éthique.

Je voudrais éclairer cette conjoncture, spécialement critique, en m’appuyant sur un document historique : la lettre à Maurice Thorez (secrétaire Général du Parti Communiste Français), écrite en octobre 1956 par Aimé Césaire. Ce texte se situe dans l’un des tournants de l’histoire, peu après le XXe Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique, où furent dénoncés les crimes du stalinisme ; le même mois que le soulèvement du peuple hongrois contre le régime bureaucratique pro-russe (avec un bilan de milliers de morts) et de l’agression coloniale contre l’Egypte pour la nationalisation du canal de Suez.

Césaire quitta le parti à la suite d’un congrès honteux dans lequel la direction fut incapable de la moindre autocritique devant la révélation de crimes que dans les faits elle appuyait.

Césaire est né à la Martinique, de même que Frantz Fanon, dont il fut l’enseignant au lycée.
C’était un poète, fondateur du mouvement de la négritude dans les années 30. En 1950 il écrivit son Discours sur le colonialisme, qui eut un grand impact sur les communautés noires. Sa lettre à Thorez, fut, selon les mots d’Immanuel Wallerstein, « le document qui expliqua le mieux et exprima la distance entre le mouvement communiste mondial et les divers mouvements de libération nationale (dans Discours sur le colonialisme, Akal , p.8).

Nous trouvons trois questions dans sa lettre qui éclairent la crise des valeurs de gauche que nous traversons.

La première est le manque de volonté de rompre avec le stalinisme. Césaire dénonce le relativisme éthique qui prétend exorciser les crimes du stalinisme avec « quelque phrase mécanique ». Comme ce tic de langage qui se répète sans cesse, disant que Staline « a commis des erreurs ». Assassiner des millions de personnes n’est pas une erreur, même s’ils furent tués au nom d’une supposée cause juste.
La majeure partie des gauches n’ont pas fait un bilan sérieux, autocritique, du stalinisme, qui va bien au-delà de la figure de Staline. Ce qui donne vie au stalinisme est un modèle de société centré sur l’Etat et sur le pouvoir d’une bureaucratie qui devient une bourgeoisie d’Etat qui contrôle les moyens de production. On continue à suivre un socialisme qui répète ces vieux et caduques modèles de centralisation des moyens de production.

La seconde question est que les luttes des opprimés ne peuvent être traitées, dit Césaire, « comme partie d’un ensemble plus important », parce qu’il existe une « singularité de nos problèmes qui ne se réduit à aucun autre problème ». La lutte contre le racisme, dit-il, est « d’une nature très distincte de la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français », et on ne peut la considérer comme « un fragment de cette lutte ».
Sur ce point, les luttes anticoloniales et antipatriarcales touchent les mêmes cordes sensibles. « Ces forces se dissolvent en organisations qui ne sont pas leurs, faites pour elles, faites par elles et adaptées à des objectifs qu’elles seules peuvent déterminer ».Il y a encore aujourd’hui ceux qui ne comprennent pas que les femmes ont besoin de leurs propres espaces, comme tous les peuples opprimés.
Il s’agit, affirme Césaire, « de ne pas confondre alliance et subordination », quelque chose de très fréquent quand les partis de gauche prétendent « assimiler » les demandes de ceux d’en-bas à une cause unique, au nom de la sacro-sainte unité qui ne fait qu’homogénéiser les différences, installant de nouvelles oppressions.

La troisième question qui éclaire la lettre de Césaire, d’une actualité brûlante, se rapporte à l’universalisme. A savoir, la construction d’universels non eurocentristes, dans lesquels la totalité ne s’impose pas sur les diversités. « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dissolution dans l’ « universel ».

Nous sommes encore loin de construire « un universel dépositaire de tout le particulier », qui supposerait « l’approfondissement et la coexistence de toutes les particularités », comme l’écrivait Césaire il y a six décennies.

Il y a ceux qui parient pour des pouvoirs symétriques à ceux qui existent, excluant et hégémoniques, mais de gauche ; il y a ceux qui opposent aux mauvaises bombes des yankees les bonnes bombes des russes, suivant le chemin tracé par le stalinisme de faire table rase du passé et des différences, au lieu de travailler pour quelque chose de différent, pour « un monde où rentrent beaucoup de mondes ».

Raul Zibechi
Source : La Jornada du 16/10 /2016
Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant

Note de la rédaction ; Force est de constater que si la guerre n’est jamais la solution et quoiqu’on pense par ailleurs des régimes russes et syrien, l’intervention de la Russie se fait à la demande de l’état syrien. On ne peut donc dans ce cas-là parler d’impérialisme



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