Le temps des colères : Fin de cycle pour la social-démocratie

vendredi 18 mars 2016
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Sur fond de crise économique persistante dans la plupart des pays occidentaux, l’émergence de nouvelles forces contestataires témoigne d’une grande impatience politique. Elle se transforme souvent en colère. La gauche gouvernementale constitue dorénavant une de ses cibles principales.
Un article de Serge Halimi (Le Monde Diplomatique)

L’impopularité persistante des dirigeants socialistes français ne relève pas d’une exception nationale qu’on pourrait imputer à de mauvais chiffres de l’emploi ou au reniement méthodique des principaux idéaux de la gauche. L’épuisement d’un cycle idéologique incarné il y a vingt ans par la « troisième voie » de MM. William Clinton, Anthony Blair, Felipe González, Dominique Strauss-Kahn, Gerhard Schröder s’observe aussi aux Etats-Unis et dans la plupart des pays européens.

Cette déroute d’un social-libéralisme longtemps triomphant ne profite plus exclusivement à des forces situées encore plus à droite. Elle s’accompagne depuis peu de la renaissance d’un courant contestataire dont on prétendait les idées dépassées, archaïques, balayées par la mondialisation, la flexibilité, les nouvelles technologies (lire « Les démocrates américains envoûtés par la Silicon Valley »). Des campus américains aux banlieues de Londres en passant par les municipalités de Madrid et de Barcelone, cette gauche décomplexée dispose dorénavant de relais politiques. Et elle ose parfois désigner ses ennemis : la mainmise du capital sur les moyens de production (lire « Pour la république sociale »), le pouvoir des médias, la surpuissance de la finance. Bien sûr, les rebelles ne sont encore qu’une volée d’hirondelles en hiver. Mais, à une époque où la droite extrême occupe souvent le rôle de dépositaire de toutes les colères, ce rayon d’espérance pourrait bien lui disputer les saisons qui viennent.

Décidément, les sociaux-libéraux n’ont pas de chance. A l’été 2015, avec le concours de Mme Angela Merkel, ils avaient soumis les dirigeants grecs de Syriza à un tir de barrage afin de les contraindre à rallier leur camp. Ils pensaient ainsi avoir liquidé toute opposition sur leur flanc gauche. Mais, coup sur coup, émergent MM. Jeremy Corbyn — au Royaume-Uni — et Bernie Sanders — aux Etats-Unis. Mobilisant une fraction appréciable de la jeunesse de leurs pays, ils réhabilitent à la fois le combat politique et certaines des aspirations anticapitalistes que la « troisième voie » avait espéré enterrer.

A cette déception s’en ajoute une autre. Jamais les sociaux-libéraux n’avaient capitulé aussi totalement, aussi irrévocablement, devant les desiderata du patronat, avec l’illusion d’en obtenir en retour la création de quelques emplois et un nouveau bail sur le pouvoir. Echec, là encore : le patronat empoche et la conjoncture se dégrade. Pis, alors que l’économie et la finance mondiales calent à nouveau, les principaux dogmes néolibéraux, adoptés depuis trente ans par les sociaux-libéraux européens, viennent d’être invalidés par leurs architectes intellectuels d’autrefois.

La chose s’étant faite à bas bruit, la droite, la gauche libérale et les grands médias peuvent feindre de n’avoir rien remarqué et continuer à suivre l’étoile du Berger qui guide leurs pas chaque fois que tout autour d’eux se déglingue : à crise du marché, remèdes de marché [1]. Toutefois, l’inefficacité de leurs talismans habituels — baisse des impôts et des cotisations sociales, précarité plus grande, extension du libre-échange — est devenue patente. Et la démystification d’éléments centraux de ce credo a désormais recruté des ennemis de l’intérieur.

Affaiblir les syndicats, démanteler le code du travail devaient libérer l’esprit d’entreprise et permettre la flexibilité. Deux économistes du Fonds monétaire international (FMI) ont récemment admis que le résultat de cette politique — longtemps défendue par le FMI — a surtout été de creuser les inégalités [2]. Voilà qui est tout de même gênant au moment où la question d’un apartheid social occupe les esprits au point que les dirigeants occidentaux font mine périodiquement de s’en préoccuper.

Le désir d’en découdre avec une « gauche » qui a capitulé sur à peu près tout

L’inégalité, ce n’est pas un mal, rétorquent néanmoins certains libéraux pour qui la « dispersion des revenus » encourage l’initiative, l’innovation, le risque, l’emploi. « Les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires », a lancé un jour le ministre de l’économie français, M. Emmanuel Macron, reprenant ainsi à son compte la vieille antienne reaganienne d’une « marée montante qui soulève tous les bateaux ». Sans trop s’éloigner des métaphores nautiques, on appelle aussi ce postulat la « théorie du ruissellement ».

Eh bien, pas de chance là non plus. L’an dernier, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a calculé que l’enrichissement des plus riches (un groupe qui compte au moins autant d’intermédiaires parasites que de « patrons entreprenants ») avait compromis « la croissance économique à long terme » là où, au contraire, une amélioration des revenus des plus pauvres l’aurait accélérée [3].

Enfin, avaient recommandé Ronald Reagan puis François Mitterrand, il fallait réduire les impôts pour relancer l’économie [4]. Revendiquée solennellement par M. Hollande lors de sa conférence de presse du 13 novembre 2012, cette « politique de l’offre » devait par surcroît favoriser le rétablissement des comptes publics. Las, l’hebdomadaire britannique The Economist, bible du libéralisme mondial, vient de concéder, un peu piteux tout de même, que « les prévisions selon lesquelles la réduction des impôts générerait assez de croissance pour être autofinancée semblent un peu irresponsables aujourd’hui [5]. Trente ans de matraquage néolibéral flanqués par terre…

Rien de tout cela, on le devine, ne dissuade les candidats de droite aux prochaines élections de doubler la mise. Pourquoi s’en priveraient-ils, en France, dès lors que M. Hollande ne cesse lui aussi de gaver les chefs d’entreprise de friandises ? Et puis, quand le destin électoral d’un président de la République et de son parti semble scellé, cela encourage la franchise, aiguise les appétits. M. Nicolas Sarkozy envisage par conséquent un « contre-choc fiscal » qui comprendrait à la fois une baisse de 10 % de l’impôt sur le revenu et l’élimination de celui sur la fortune (ISF). MM. François Fillon et Alain Juppé endossent cette dernière proposition, tout comme celle d’une baisse massive des dépenses publiques, en dépit d’un chômage extrêmement élevé, de besoins d’équipement criants (40 % des voies et 30 % des aiguillages du réseau de transport d’Ile-de-France ont plus de trente ans) et de taux d’intérêt proches de zéro. Pour atteindre leur objectif, ils suggèrent de supprimer des emplois de fonctionnaires, de réduire les allocations versées aux chômeurs et de ne plus rembourser certaines dépenses médicales des étrangers. En somme, au diable les repentances des officines néolibérales quand elles ne correspondent pas à l’intérêt des privilégiés et aux « recettes » auxquelles le social-libéralisme lui-même s’est rallié.

Le refus des préconisations hérétiques devient d’autant plus impératif que la malédiction des experts frappe également le cœur du système, le point de convergence extrême entre libéraux de droite et de gauche : l’idéologie du libre-échange. Il était dit que les pertes d’emplois liées au commerce international dans un secteur seraient compensées par l’émergence (ou la croissance) d’autres activités plus productives. Or même ce principe fondateur du libéralisme économique (la théorie des avantages comparatifs et de la spécialisation internationale) vacille à son tour (lire « La révélation de saint Jean-Baptiste »). La concurrence des produits chinois sur le marché américain aurait ainsi entraîné la perte de deux millions et demi d’emplois aux Etats-Unis.

M. Sanders se juge donc d’autant plus fondé à condamner à la fois l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), ratifié en 1993 et défendu successivement par les présidents Clinton et George W. Bush, et le partenariat transpacifique (PTP ou TPP en anglais), signé le 4 février dernier par le président Barack Obama avec l’aval de la plupart des élus républicains du Congrès. Imaginant peut-être que les Américains avaient déjà oublié les promesses mensongères de l’Alena, le secrétaire d’Etat John Kerry vient néanmoins de prétendre que le TPP créerait aux Etats-Unis 650 000 emplois [6].

Or, sur le front de la conjoncture mondiale, le ciel se couvre, ce qui est rarement prometteur pour les dirigeants en place. En 2007-2008, la chute des banques s’expliquait par l’effondrement de leurs actifs immobiliers ; aujourd’hui, leur surexposition au secteur pétrolier les menace des mêmes désagréments. Et, avec elles, bien des pays que ces banques continuent de tenir en otage.

Car, n’en déplaise à ceux qui ont cru M. Hollande en 2012, le « monde de la finance » n’a jamais trouvé de « véritable adversaire » au sommet de l’Etat, mais plutôt des hommes empressés à le servir. Nul besoin en effet que la droite soit au pouvoir pour que ceux-ci contrôlent les ministères-clés (M. Macron). Des banques ou des fonds spéculatifs recrutent par ailleurs d’anciens dirigeants socialistes dans leurs conseils d’administration (MM. Blair, Schröder, Strauss-Kahn), sans négliger pour autant de financer les campagnes de candidats démocrates. Comme celle de Mme Hillary Clinton en ce moment.

Que signifient ces impostures politiques, cet acharnement dans l’erreur ? Et qu’annoncent-ils ? Que le social-libéralisme a épuisé la force que lui conférait son alliance avec les classes dirigeantes. Plus puissantes que jamais, celles-ci ont moins besoin d’intermédiaires pour imposer leurs intérêts. Simultanément, les connivences entre anciens socialistes et nouveaux riches se remarquent davantage, irritent les populations qui en subissent les conséquences, et se paient. Mme Clinton a défendu l’abolition par son mari de la frontière entre activités bancaire et spéculative, une décision qui a contribué à la crise financière de 2007-2008 [7].

Elle était donc moins souriante que d’habitude lorsque M. Sanders lui a lancé : « Quand des enfants sont pris avec de la marijuana, ils sont fichés par la police. Mais quand un cadre supérieur de Wall Street détruit l’économie, rien ne lui arrive. C’est ça le pouvoir, c’est ça la corruption, et c’est ça qui doit changer aux Etats-Unis ! Trois de nos quatre principales banques sont aujourd’hui plus puissantes que quand nous les avons secourues, parce qu’elles étaient déjà, trop grosses pour faire faillite (too big to fail). Il faut les briser ! Elles sont économiquement trop puissantes, elles sont politiquement trop puissantes [8]. » On comprend qu’au lendemain des primaires du New Hampshire, remportées par M. Sanders et M. Donald Trump, un analyste financier se soit inquiété : « Après ce qui s’est passé hier soir, les investisseurs ne peuvent plus exclure l’hypothèse d’une issue électorale extrême qui entraînerait des risques majeurs pour le marché boursier [9]. »

Un candidat démocrate qui entend « briser les banques », un candidat républicain qui menace la Chine et le Mexique d’une guerre commerciale : voilà qui doit en effet sembler bien « extrême » aux Etats-Unis. A croire que, instruite par sa propre expérience des délocalisations industrielles, de la baisse du pouvoir d’achat, du coût croissant des études supérieures, une partie importante de la population américaine opère brutalement la vidange de trente ans de pédagogie de la mondialisation. En compagnie de millions de jeunes qui n’ont pas subi le bourrage de crâne de la guerre froide, elle manifeste son enthousiasme pour un candidat qui pourfend la « classe des milliardaires », jure de dynamiter le mode de financement des campagnes politiques et même… se proclame socialiste [10] !

Cette impatience, ce désir d’en découdre avec une « gauche » qui a capitulé sur à peu près tout se retrouvent en Europe. En Espagne, le Parti socialiste, discrédité par ses baronnies locales et par les scandales de corruption, vient d’enregistrer le plus mauvais résultat de son histoire pendant que les contestataires de Podemos déboulaient sur la scène sociale et politique. Quand le bipartisme est détruit, le jeu s’ouvre. A Madrid, Barcelone, Saragosse, des municipalités débordant d’imagination s’opposent aux expulsions, s’en prennent aux banques, remunicipalisent leurs services, engagent un audit de la dette.

La déroute électorale des travaillistes britanniques en mai dernier ne s’est pas davantage accompagnée, comme c’était l’usage en pareil cas, d’un coup de barre à droite. Le blairisme a au contraire été répudié par des militants dont le nombre a doublé et dont les effectifs égalent à présent ceux de tous les autres partis réunis. L’élection de M. Corbyn a ainsi démontré le désir de préserver l’identité travailliste d’une formation qui s’en était presque totalement détachée [11]. Comme M. Sanders, le nouveau dirigeant du Labour congédie les artifices de la communication en s’exprimant longuement lors de meetings à l’ancienne, sans redouter de fustiger les grands médias qui le haïssent. Nul ne met en doute sa sincérité lorsqu’il détaille ses idées, sa philosophie, plus soucieux d’infléchir radicalement les termes du débat politique dans son pays que de gagner les prochaines élections à tout prix.

« Aujourd’hui, se réjouit M. Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque de France puis de la Banque centrale européenne, nous avons un quasi-consensus au sein des grandes sensibilités politiques de gouvernement sur au moins trois points : nos dépenses publiques doivent diminuer, notre économie a encore beaucoup trop de rigidités et nous ne sommes pas assez compétitifs [12]. » Si le « quasi-consensus » des dirigeants crève les yeux, ses résultats aussi. M. Trichet est assurément incapable de les comprendre, mais ceux qui se cabrent sont de plus en plus nombreux.

Rien ne leur sera concédé. Ainsi, après avoir soumis la Grèce, l’Union européenne cible à présent le Portugal. « A la tête d’une fragile coalition, relève Le Figaro, António Costa, le chef du gouvernement socialiste, a promis à son allié communiste et aux Portugais, épuisés par des années de récession, de desserrer l’étau de l’austérité. Sauf que les garants bruxellois du pacte de stabilité ne l’entendent pas de cette oreille. Sous la pression européenne, surtout du gendarme allemand, et des marchés, le gouvernement portugais a dû revoir sa copie [13]. »

En revanche, lorsque le gouvernement conservateur de M. David Cameron a exigé que ses « partenaires européens » protègent les intérêts de la City des effets de la monnaie unique et que Londres soit autorisé à réduire les aides sociales dues aux travailleurs migrants membres de l’Union, la « copie » britannique n’a pas dû être revue. Et les sociaux-démocrates du Vieux Continent, M. Hollande en tête, ont entériné cette « préférence nationale », ces transgressions des règles communes. Depuis plus de trente ans, tous proclament pourtant que « la priorité, c’est l’Europe sociale » [14]

Agir plutôt que subir, s’ébranler plutôt qu’attendre

Entre de tels gouvernants et la gauche, le divorce est consommé. Il s’observe dans les urnes, il s’observe dans la rue. Le statu quo et ses hommes sont rejetés, leur assise politique se réduit. La certitude que ce système est devenu irréformable, que les inégalités ne peuvent que s’y creuser, que les crises ne lui apprendront rien, infuse désormais dans la société. Et l’amoncellement de reniements qui marque dans presque tous les domaines la fin de mandat du président français en acquiert presque une valeur pédagogique. Car chacun imagine déjà le sentiment de désespoir qui glacerait le pays au lendemain d’une éventuelle réélection de M. Hollande, ou d’une revanche de M. Sarkozy.

Dans une telle configuration d’ensemble, la prise de risque devient tentante, à moins d’en réserver l’initiative et l’avantage à la droite extrême. Le terrorisme et la guerre maintiennent un semblant de cohésion nationale, mais le déclassement social et le rétrécissement de l’avenir ne feront pas durablement bon ménage avec la stabilité politique. C’est tout cela qu’expriment à leur manière les nouvelles figures de la contestation. Leur pas est assuré, leur destination incertaine. Mais les points de bascule historique ne constituent-ils pas précisément ces moments où il faut agir plutôt que subir, s’ébranler plutôt qu’attendre ?

Serge Halimi

Transmis par la_peniche


[1Lire « Le naufrage des dogmes libéraux » et « A crise du marché, remèdes de marché », Le Monde diplomatique, respectivement octobre 1998 et septembre 2002.

[2Cf. Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron, « Le pouvoir et le peuple » (PDF), Finances & Développement, Washington, DC, mars 2015.

[3« Tous concernés. Pourquoi moins d’inégalités profite à tous » (PDF), OCDE, Paris, 21 mai 2015.

[4François Mitterrand, le 15 septembre 1983 : « Trop d’impôts, pas d’impôts. On asphyxie l’économie, on limite la production, on limite les énergies. Je veux absolument qu’on amorce la décrue. »

[5« Be serious », The Economist, Londres, 2 janvier 2016. »

[6Lire Lori M. Wallach, « Mirages du libre-échange. Retour sur les promesses de l’Alena », Le Monde diplomatique, juin 2015.

[7Lire « Le gouvernement des banques », Le Monde diplomatique, juin 2010.

[8Débat télévisé du New Hampshire, 4 février 2016.

[9The Wall Street Journal, New York, 16 février 2016.

[10Lire Bhaskar Sunkara, « Un socialiste à l’assaut de la Maison Blanche », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

[11Lire Alex Nunns, « Jeremy Corbyn, l’homme à abattre », Le Monde diplomatique, octobre 2015.

[12Le Journal du dimanche, Paris, 14 février 2016.

[13Le Figaro, Paris, 15 février 2016.

[14Pour un rappel très efficace des proclamations sur ce thème, cf. « 35 ans de promesses d’Europe sociale en bref », Youtube.com, 15 mai 2014.



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