Debout dans la nuit

dimanche 8 mai 2016
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De la prise de conscience à l’expérience du politique

Le mouvement qui a émergé après la manifestation du 31 mars contre la loi El Khomri se veut non partisan, horizontal et sans hiérarchie. Si le projet politique reste imprécis, les réunions publiques qui cherchent à le définir produisent déjà une expérience démocratique atypique.

« Venez ! On ne sait pas ce qui va se passer, mais il va se passer quelque chose ». Que peut-il se cacher derrière ce « quelque chose » ? Le terme raconte tout autant l’indécision qui règne, place de la République, la volonté de n’exclure personne et la nécessité de créer un nouveau modèle qui ne porte pas encore de nom.

Le mouvement ne s’est pas formé autour d’un grand projet de société, mais d’un film : Merci patron ! de François Ruffin (1). « Un documentaire qui donne immédiatement envie d’agir », selon Loïc, membre de la Compagnie « Jolie Môme ». Le 23 février à la Bourse du travail de Paris, il participe à la projection-débat organisée par la rédaction du journal Fakir pour répondre aux multiples désirs de mobilisation que suscite le documentaire. Le mot d’ordre de cette soirée : leur faire peur. La cible : « un cadre présenté comme indépassable, que certains appellent le néolibéralisme, d’autres le capitalisme, d’autres l’oligarchie ». Au fil des débats, une solution émerge : à l’issue de la manifestation du 31 mars contre la réforme du Code du travail, « on ne rentre pas chez nous ». La décision est prise. Une douzaine de personnes se retrouvent dans un bar pour organiser le grand soir. Le premier, pour commencer.

Le jour J, Arthur peine à croire à l’emballement : « A 18 h nous lancions Nuit debout. À 18 h 30 nous ne contrôlions déjà plus rien, sourit l’étudiant en sociologie à Science-Po Paris. C’est ce que nous cherchions. Techniquement, nous n’avions pas les moyens de contrôler l’après 31. Et politiquement, nous ne voulions pas. » Depuis, tous les soirs, dès la tombée de la nuit, des centaines de personnes prennent la parole, écoutent, votent et réagissent. Malgré la longueur des discussions, les difficultés logistiques et les sévérités de la météo, la foule répond présente. Des dizaines de commissions se forment, se structurent et se recomposent chaque jour.

Les premiers débats parisiens ont été suivis par plus de 80 000 personnes en ligne. Rapidement, ils ont essaimé dans des villes de taille moyenne. Dès le « 32 mars » (1er avril), on parle de Toulouse où le théâtre de Garonne est occupé. Même Bordeaux, la belle endormie, se laisse gagner par la Nuit debout. Convergence des luttes, concordance des lieux. Comme à Paris, aux mêmes heures et sur une place qui porte le même nom, les Girondins tiennent des assemblées générales (AG). Mêmes gestes, même organisation en commissions et des débats très similaires. « Toutes les Nuits debout ont un objectif commun », soutient Jean-Guillaume. « Occuper une place et changer le système. » L’étudiant en histoire a répondu présent à la première réunion d’organisation, le 6 mars à l’Athénée Libertaire. Pour lui, les débats devraient s’emparer de toutes les villes et villages de France. « La revalorisation du local fait partie intégrante du mouvement. » Il espère beaucoup des beaux jours à venir. « Nuit debout devrait devenir normal. Que chaque soir, chacun puisse trouver une place où débattre et échanger avec d’autres citoyens. »

Parce qu’elle permet un rassemblement interprofessionnel, la loi El Khomri constitue un puissant point de départ, mais n’est rapidement plus qu’un prétexte. Victor de la commission Action l’admet dès sa troisième Nuit debout : « La loi travail, c’est fini. Nous sommes passés à autre chose. C’était la goutte d’eau, le projet de trop après l’état d’urgence, la déchéance de nationalité, après des dizaines et des dizaines de lois qui s’accumulent depuis trente ans ».

« Nos rêves ne rentrent pas dans leurs urnes, » clame une affiche. « Regarde ta Rolex, c’est l’heure de la révolte », interpelle un tag rose au sol. Dans les discussions comme sur les murs, l’émotion prime sur la revendication. On est d’abord là pour se reconnaître dans la parole de l’autre, pour s’exprimer, se retrouver. Théo, 24 ans, éducateur spécialisé n’est ni anti-système, ni encarté. Pas même habitué aux mobilisations et aux manifestations. Il est venu parce qu’il n’avait « plus envie » d’être chez lui. « Ici, les gens peuvent simplement passer, échanger, entendre des arguments et sortir ce qu’ils ont à dire. Aujourd’hui en démocratie, nous votons, mais nous ne disons rien. »

Autour d’une marmite transformée en saladier, six personnes s’affairent pour proposer une salade de fruits à prix libre. Les mains tremblent de froid et les bâches mouillées collent aux joues, mais les discussions vont bon train. Elles tournent autour des droits, de l’économie et des situations difficiles des uns et des autres. Une aide-soignante qui a lâché son poste pour échapper à des conditions de travail inacceptables, un retraité qui ne sait plus comment joindre les deux bouts, un jeune diplômé qui travaille dans un fast-food, une lycéenne désemparée. Agrégat de désillusions dont on espère voir émerger une aspiration commune.

« Comment faut-il réagir face aux pique-assiette qui profitent de la nourriture à prix libre ? », « Faut-il délocaliser la cuisine ? » Les premiers débats qui mobilisent l’assemblée peuvent sembler triviaux. « Avant d’inventer un modèle de démocratie nationale, on essaie de voir si on arrive à s’organiser à 200, 300 ou 3 000 sur une place », commente un étudiant à Paris VIII souhaitant se faire appeler Camille (un surnom générique utilisé à l’origine par les zadistes pour anonymiser la communication aux médias). Adopter des codes communs, canaliser le débat, organiser le quotidien : durant les premiers jours, la logistique dévore toutes les énergies de la place. Camper de façon permanente s’avère trop lourd. Dès le 5 avril, il est décidé de se concentrer sur un temps de présence de 17 h à minuit.

Les AG et commissions planchent sur les propositions concrètes. Mais par où commencer ? Et comment recueillir les idées des noctambules et de ceux qui ne peuvent pas se joindre aux débats ? Le 11 avril, la commission cahier de doléances est créée (2). L’objectif : « Référencer toute idée, proposition, indignation, dans le but de revenir à un mode de démocratie simple ». Vote blanc, nouvelle Constitution, légalisation du cannabis, accueil des réfugiés, accès à l’eau : les revendications noircissent des pages entières. Ce n’est pas encore un projet de société qui se dessine, mais il y a là un idéal centré sur la participation aux affaires publiques et la justice sociale.

S’il ne sait pas à quoi il aspire, le mouvement sait ce qu’il fuit. Il reconnaît chez les autres les faux pas qu’il ne veut pas commettre. Les prédécesseurs espagnols et américains sont dans tous les débats, et bien souvent érigés en contre-exemples.

Première leçon tirée d’Occuper Wall Street : ne pas « tomber amoureux de soi-même. (3) » Nombreux sont ceux qui, comme le philosophe et économiste Frédéric Lordon, mettent en garde contre le danger de « l’AG permanente ». « Il faut désormais sortir des contenus, du concret, ajoute Arthur, l’étudiant de Science Po au visage creusé par les nuits blanches. Il vaudrait mieux que Nuit debout n’ait jamais eu lieu plutôt que tant de gens se soient mobilisés et que rien de concret ne se soit créé à partir de ça. Alors, on pourrait dire que c’était chouette d’être place de la République, que la démocratie ça a l’air sympa, mais que ça ne débouche sur rien. » Par son ampleur et son aspiration à réinventer la démocratie, le mouvement s’est-il lui-même condamné à devoir rapidement accoucher de solutions concrètes ?

Frédéric Lordon fait partie de ceux qui prônent la création de nouvelles institutions par la réécriture, à terme, d’une Constitution. Des commissions constituantes se sont crées à Grenoble, Lyon, Toulouse et Nice. Souvent, elles sont organisées autour des Citoyens constituants, ces associations qui, depuis 2005, entraînent les citoyens à écrire eux-mêmes des articles de la loi fondamentale. À Grenoble, la commission se réunit deux fois par semaine. Parmi les articles rédigés en direct de Nuit debout, on trouve le suivant : « Le Sénat est dissous et remplacé par une assemblée de citoyens tirés au sort dans un panel A (…) pour un an, non reconductible. (Panel A : chaque citoyen donne trois noms de personnes de confiance et qu’il considère comme compétents.) »

À Paris, Arthur s’interroge : « Est-ce que ce n’est pas un peu trop un délire de bobos, d’étudiants, de précaires ? Il me semble que cette idée de Constitution a une certaine résonance, mais parce qu’ici la population partage une certaine vision du monde. Pour un prolo viré de son usine, un mec de banlieue, une constitution sociale n’a peut-être aucune pertinence. » Ce questionnement fait écho à un deuxième écueil dont Nuit debout se méfie grandement : l’entre-soi. Etudiants, précaires, syndicalistes, intermittents… « Au niveau sociologique, on manque de variété, reconnaît l’étudiant. Il faut que les travailleurs rejoignent le mouvement. Nous avons donné toute notre énergie pour occuper la place de la République, maintenant nous donnons tout pour en sortir et quitter cet entre-soi. » Pour cela, la commission grève générale se rapproche des travailleurs et donc des syndicats. Les organisations traditionnelles sont mieux accueillies sur la place de la République qu’à la Puerta del Sol. Le mouvement du « 15-M », apparu en mai 2011 en Espagne pour dénoncer l’austérité et la corruption (4), affichait sa défiance envers les syndicats et les associations. Ici, ce sont elles qui ont déposé la demande d’autorisation à la préfecture. Les syndicalistes ont formé le service d’ordre. L’association Droit au logement leur a permis de tenir la place. « Le rassemblement ne s’est pas construit comme en Espagne sur un discours de rejet d’organisations “qui ne nous représentent pas”. Nous prônons la convergence des luttes donc quand nous avons un acteur des luttes, nous le laissons intervenir », insiste Arthur.

La grève générale serait-elle la solution pour élargir le mouvement ? Le 20 avril dernier, à la Bourse du Travail, lors d’une nouvelle soirée-débat sur « L’étape d’après », la rédaction de Fakir appelle à se joindre aux syndicats le 1er mai.

Tout est possible ? Sur les places transformées en agora, toutes les propositions sont audibles. Mais mieux vaut se garder de parler de parti politique. Sur la place de la République à Bordeaux, Vincent, étudiant en histoire de l’art prend la parole en AG pour défendre une structuration politique du mouvement. Grondements dans la foule. Rapidement, il doit se défendre de vouloir créer un nouveau Podemos. Si la formation lancée par Pablo Iglesias a réussi à devenir la troisième force politique espagnole, c’est en cédant beaucoup de son horizontalité. Aujourd’hui, l’aversion pour toute structuration politique paraît majoritaire. La plupart estiment que la création d’un parti politique serait synonyme de reddition démocratique. Et craignent que le mouvement ne s’amollisse dans le jeu électoral.

« Et si Nuit debout, c’était ça, tout simplement ? » s’interroge un trentenaire au RSA qui se fait appeler Nycky. « Un moment au cours duquel les gens se rencontrent, discutent et découvrent des luttes. » Au fil des petites discussions sur le vivre ensemble et des grands débats sur l’avenir du mouvement et de la démocratie, « quelque chose » se passe. On apprend ou réapprend à débattre, à s’écouter, à prendre la parole. « Les gens s’autorisent enfin à penser, remarque Hélène, une psychosociologue d’une soixantaine d’années. C’est déjà fondamental ».

Pour les « zadistes » comme pour les « indignés », occuper un espace constitue un acte politique à part entière, au même titre que la pétition ou la grève générale. Emma, 34 ans, fait partie des « indignés » espagnols restés mobilisés après le mouvement du 15 mai. Elle est venue soutenir le mouvement à Paris car pour elle, c’est ainsi que se jouent les changements de demain. « Nous sommes en ce moment en Europe dans une période de mutation générationnelle. C’est une autre façon de concevoir la politique, de lutter, de communiquer, d’utiliser Internet… Nous ne nous identifions pas à la ligne traditionnelle de gauche. Nous travaillons sur les réseaux sociaux et sur les places pour réveiller les gens, pour construire une société qui bouge et pour changer le statu quo. Les activistes ne vont pas changer le monde a eux seuls, c’est l’ensemble de la société qui peut y arriver. » Un appel international est lancé pour le 15 mai : « une grande action internationale (…) pour occuper massivement les places publiques partout dans le monde à cette date. »

Ils sont nombreux à croire en la puissance performative du mouvement. Selon certains, chaque nuit passée ici constitue une réinvention du politique. Chaque place occupée, un camp d’entraînement démocratique. Pour Quentin, 35 ans, c’est aussi cela Nuit debout, « On voit que c’est complexe de s’organiser, de réussir à faire sortir des choses, mais c’est précisément ça qui est intéressant. » Il a cessé de croire que le changement pourrait venir des élections. « Nous avons commencé ce quinquennat avec un certain enthousiasme. Nous avons cru à ce président et aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une impasse. C’est ça qui m’a poussé à descendre sur la place. » En cela réside la particularité fondamentale du mouvement : les participants n’attendent plus rien d’une alternance politique. « Il n’y a pas d’objectif électoral à moins de changer le système électoral ! », résume Steve, étudiant en médecine. Et après, donc ? « On réinvente. Mais patience !, implore-t-il. Créer un nouveau projet de société demande de l’humilité, du travail, du temps. » Cette prise de conscience est commune à de nombreux participants des Nuits, confrontés aux lourdeurs et à la complexité du pari démocratique. Mais loin de décourager, cette prise de conscience est aussi une manière d’alimenter la révolte : « Seul un changement économique pourrait donner aux gens le temps de s’investir politiquement. » Steve, rêve déjà que les Nuits debout durent jusqu’à cet été, qu’elles se transforment en assemblées permanentes pour recueillir la parole du peuple.

Léa Ducré Mai 2016

Transmis par Linsay



(1) Lire Frédéric Lordon « Un film d’action directe », Le Monde diplomatique, février 2016.

(2) Mentionné dans le compte-rendu de l’AG du 11 avril 2016, 42 mars.

(3) Lire « Pourquoi Occuper Wall Street n’a pas réussi aussi bien que le Tea Party », Le Monde diplomatique, janvier 2013.

(4) Lire « Alchimistes de la Puerta del Sol », Le Monde diplomatique, juillet 2011.



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