Sale nègre

vendredi 20 octobre 2006
popularité : 4%

Clément aura 13 ans le 19 octobre et il n’a plus de maison. Clément vit dans un bungalow, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand, et il frissonne de peur, chaque matin, quand ses parents partent travailler. Dans la nuit du 25 au 26 septembre, son père, François Philippe, l’a découvert prostré, sur son lit, tandis que de hautes flammes dévastaient le pavillon familial d’une superficie totale de 439 mètres carrés. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de la bâtisse.

Mais l’incendie a épargné les inscriptions qui se détachent, en grandes lettres noires, sur les façades avant et arrière : « SALEGRE », « NEGRO TU VA CREUVE » et « BATAR ». De temps à autre, des curieux s’aventurent à Espirat, petit village de 315 habitants, au coeur de la Limagne, et jettent un oeil avide sur la maison en ruine, dont l’entrée est barrée par un ruban jaune de la gendarmerie.

François Philippe, 43 ans, ne supporte plus les badauds, les questions pressantes, les regards lourds. Quand il marche dans les débris calcinés de ce qui fut sa maison, il baisse la tête. Ecarte du pied un vélo d’enfant. Effleure de ses mains noueuses un parpaing noirci. Il aimerait comprendre. François Philippe est métis, né d’un père malgache et d’une mère anglaise. Technicien dans un bureau d’études, il dit n’avoir jamais souffert du racisme. Jusqu’à ce dimanche de mai 2003, quand tout a commencé.

C’était le jour de la Fête de la pierre et du vin. Le vieux fort du village était paré de mille couleurs, et les gamins couraient dans les ruelles. Venu d’un village voisin, François Philippe construisait, seul, sa maison, depuis 2002. A mains nues, un peu à l’écart de la départementale qui traverse Espirat. Charpente, menuiserie, plomberie, électricité, il s’occupait de tout. C’était son rêve, son bonheur promis, pour héberger sa deuxième femme, Véronique, et Clément, né d’un premier mariage. Deux chambres avaient même été prévues à l’étage pour accueillir des enfants de la Ddass.

« Dans la matinée, se souvient François Philippe, j’ai découvert une feuille de papier, type A4, posée sur une truelle. Des lettres avaient été découpées dans un journal, puis collées sur la feuille. Ça disait : »PAS DEGRE À ESPIRAT, PREMIER AVERTISSEMENT Je n’ai pas compris, j’ai cru à une plaisanterie. Il n’y avait aucune raison de mal m’accueillir, ici. Mais je suis quand même allé à la gendarmerie, pour faire une main courante. Ils ont conservé le mot. Moi, je n’avais jamais eu de problèmes en France. A Espirat, je n’avais senti aucune animosité, j’étais venu ici pour la tranquillité. »

L’affaire en reste là. Les gendarmes ne s’inquiètent pas outre mesure, pas plus que le maire, Daniel Rousselot. « Que pouvait-on faire de plus, dit aujourd’hui l’élu. Les gendarmes ont fait ce qu’ils ont pu, avec leurs moyens. » Pendant trois ans, il ne se passe plus rien. François Philippe continue à bâtir son rêve, pierre après pierre, la maison sort de terre, le couple et l’enfant s’installent dans les chambres.

Chaque week-end, chaque soir, l’homme travaille sur le chantier. Il choisit les meilleurs matériaux. En guise de poutres, il achète de gros rondins à Saint-Flour, qu’il fait sécher pendant trois ans avant de les placer avec soin, dans le salon. « Je n’ai pas pris de vacances pendant trois ans, ni ma famille d’ailleurs. Cette année, seulement, on a réussi à partir une semaine, à Noirmoutier. »

Un jour de février 2006, Véronique Philippe, Clément à ses côtés, ouvre la boîte aux lettres. François Philippe ne se rappelle plus vraiment la date. Il se souvient seulement que c’était la semaine où Youssouf Fofana, le chef autoproclamé du « gang des barbares de Bagneux », responsable du meurtre d’Ilan Halimi, s’était enfui en Côte d’Ivoire.

Dans une enveloppe, une feuille A4, à nouveau. Toujours ces lettres, découpées dans un journal. Et ce mot : « LESGRES AUCHER, DEUXIÈME AVERTISSEMENT. » Désormais, la famille vit dans la peur. Une plainte est déposée. « Le petit était terrorisé, il pleurait tout le temps. Il y avait un tas de bois derrière la maison, je l’ai déplacé. »Les nègres au bûcher« , on avait compris ce que ça voulait dire. Et chaque soir, je laissais mon tuyau d’arrosage prêt, au cas où. C’était dur à vivre, on ne parvenait pas à palper la chose qui nous voulait du mal. »
La famille vit repliée sur elle-même. Le village ne sait rien de ce drame intime, ou feint de l’ignorer. Arrive mai 2006, la France fête la commémoration de l’abolition de l’esclavage.

Un matin, à 6 heures, en rentrant de son travail, Véronique Philippe regarde sa maison, écarquille les yeux, les bras ballants. Dans la nuit, les inscriptions racistes ont été dessinées sur la façade. A l’arrière, une croix a été peinte sur un mur, surmontée de trois points. Cette même croix est dessinée sur le pare-brise de la vieille 406 de François Philippe, à hauteur du conducteur. « J’ai tout de suite pensé au Ku Klux Klan, indique François Philippe, les trois points, c’était pour ma femme, mon fils et moi. » Au boulot, ça va mal. La situation pèse sur son moral. « Je ne dormais plus, je multipliais les bêtises, j’ai même eu un blâme. Je me sentais responsable de tout ça. Et puis j’ai fini par en parler à mes collègues. »

Les gendarmes pataugent. Pas facile de cerner l’adversaire invisible. Ils épluchent le passé de François Philippe, ne lui découvrent aucun ennemi. Auditionnent à tour de bras. Sans résultats. Le 11 septembre, trois carreaux de la maison sont brisés, deux à l’étage, un au rez-de-chaussée. Quinze jours plus tard, c’est le drame. "Vers 3 heures, le 26 septembre, j’ai été réveillé par une explosion. Je me suis levé, j’ai vu que le garage et le toit de la maison étaient en feu, ça sentait l’essence dans le salon. J’ai couru voir mon fils, il était assis sur son lit. On a couru dehors, j’ai eu le temps de prendre mon portefeuille, mes clés de voiture.

Dire que le soir même, Clément m’avait dit : « Papa, il y a quelqu’un dehors. » Il était en crise, il pleurait, je ne l’ai pas cru." De la maison du voisin, en pyjama et en claquettes, il voit sa vie s’envoler en fumées noirâtres. Son fils à ses côtés, en larmes, son jouet préféré arraché aux flammes dans les bras.

Espirat vit maintenant à l’heure de la suspicion. Les assurances ont relogé la famille à l’écart, dans un petit bungalow en bois. Les Philippe ont pris un avocat, Me Gilles-Jean Portejoie. « Cette affaire est révélatrice d’un climat, pense celui-ci, la déshumanisation touche aussi le tissu rural, et le racisme pousse sur ce terreau. » Le parquet de Clermont-Ferrand s’est décidé à ouvrir une information judiciaire le 2 octobre pour « destruction volontaire par incendie » aggravée par les circonstances que « les faits ont été commis en raison de l’appartenance à une race ». « Les différents incidents et menaces dont cette famille a été victime sont de nature à faire penser que cet incendie, s’il est bien criminel, peut être lié à une démarche raciste », explique, prudent, Michel Valet, le procureur de la République à Clermont-Ferrand, qui assure avoir débloqué des moyens pour l’enquête.

Mais les indices sont maigres. Le « corbeau » ne semble pas avoir laissé de traces d’ADN sur les lettres anonymes. Les gendarmes ont placé deux villageois en garde à vue, réalisé des expertises graphologiques. Ils ont aussi vérifié le contrat d’assurance de la famille Philippe, on ne sait jamais. Mais l’incendie ne leur est guère profitable.

« Je suis pacifique, je n’ai pas d’ennemis », dit François Philippe. Qui regrette l’attitude du maire d’Espirat. « Il n’a pas bougé, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous. » Dans son bureau de la mairie, Daniel Rousselot laisse dire. « Tout ça ne vient pas du village, s’il y avait ici des gens racistes, ça se saurait. » Au premier tour de l’élection présidentielle, en 2002, 25 habitants d’Espirat avaient voté pour le FN. 25 sur 169 suffrages exprimés, soit 14,8 % pour l’extrême droite.

Une proportion « normale ». « D’ailleurs, tenez, M. Martin n’a jamais eu de problème », poursuit l’élu. Cyril Martin, c’est l’autre « Noir » du village. Qui confirme : « Je n’ai jamais été confronté au racisme à Espirat. » Et Daniel Rousselot d’ajouter : « Ce serait à refaire, je ferais la même chose. » Il peste contre « la récupération par certains de ce drame ».

Quelques villageois ont organisé une réunion à la salle des fêtes, dix jours après les faits. « On n’a pas réagi assez vite, explique Didier Croze, traducteur de profession, et proche de la famille Philippe. Nous sommes restés chacun dans notre coin, sans penser que cela irait aussi loin. Il faut aujourd’hui qu’on agisse. » La création d’une association a été décidée, une pétition de soutien a recueilli 140 signatures. « Le racisme est partout, déclare Jean-François Veyrières, proviseur à la retraite à Espirat. Même ici, on ne se parle pas. S’il y avait eu une prise de conscience de la population, il n’y aurait pas eu ce drame. »

Et François Philippe n’en serait pas, aujourd’hui, à ressasser la couleur de sa peau. « Moi qui me suis toujours senti blanc », dit-il, les yeux baissés.

Gérard Davet Le Monde.fr

Photo : THIERRY ZOCCOLAN



Commentaires

Logo de Titophe
mercredi 6 décembre 2006 à 12h44 - par  Titophe
Site web : Le petit Quentin

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur