De l’art d’ignorer le peuple

jeudi 1er décembre 2016
popularité : 4%

La gouvernance contre la démocratie

La plupart des candidats à la présidentielle française proposent de réformer, d’une façon ou d’une autre, les institutions de la Ve République. Si de nombreux élus, chercheurs ou militants diagnostiquent une « crise de la démocratie », le mal pourrait se révéler plus profond : l’installation rampante d’un nouveau régime politique, la gouvernance, dont l’Europe est le laboratoire.

Par un retournement spectaculaire, dans nos démocraties modernes, ce ne sont plus les électeurs qui choisissent et orientent les élus, ce sont les dirigeants qui jugent les citoyens. C’est ainsi que les Britanniques, comme les Français en 2002 (échec de M. Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle) et en 2005 (« non » au référendum sur le traité constitutionnel européen), ont subi une psychanalyse sauvage à la suite du « Brexit » du 23 juin 2016. On peut avancer, sans craindre de se tromper, qu’une telle opération — réalisée presque entièrement à charge avec orchestration médiatique — n’aurait pas été effectuée si le scrutin avait conclu au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Le principe d’une consultation populaire sur « un sujet aussi important » n’aurait pas davantage été questionné [1].

On le sait : un principe à géométrie variable n’est pas un principe, c’est un préjugé. Celui-ci peut être analysé de deux manières : mépris de classe [2] ou haine de la démocratie. Le premier sentiment dégouline assurément de la bouche du toujours subtil Alain Minc : « Ce référendum n’est pas la victoire des peuples sur les élites, mais des gens peu formés sur les gens éduqués [3]. » À aucun moment l’idée n’effleure la classe dirigeante que les citoyens rejettent les traités européens non pas parce qu’ils seraient mal informés, mais parce qu’au contraire ils tirent des leçons tout à fait logiques d’une expérience décevante de près de soixante ans.

Le second sentiment dépasse le clivage de classe ; il est philosophique. C’est la démocratie elle-même qui est contestée au travers des coups portés à deux idées cardinales : d’une part, que « la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics » (article 21, alinéa 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) ; d’autre part, que tous les membres du corps social sont citoyens et concourent à la formation de la volonté générale, quels que soient leur origine ou leur statut social. C’est cette philosophie imposée par des siècles de luttes sociales et politiques qui fait aujourd’hui l’objet d’une offensive idéologique de grande ampleur à la faveur des impératifs de la construction européenne.

Ceux qui, comme l’ancien premier ministre Alain Juppé (Les Républicains), estiment que les « conditions » ne sont pas réunies pour un référendum en France sur les questions européennes [4], ou qui, comme le premier ministre socialiste Manuel Valls, qualifient d’« apprentis sorciers » les personnes souhaitant une telle consultation [5], dévoilent leur véritable préoccupation : comme la classe dirigeante n’est pas assurée d’une réponse positive, elle préfère ne pas consulter les électeurs. Ainsi, on gouverne sans le soutien du peuple, au moment même où on organise, traité après traité, des transferts de souveraineté de plus en plus importants à Bruxelles. Parmi les plus déterminants figurent les pouvoirs monétaire et budgétaire.

L’Union européenne agit comme le révélateur d’une délégitimation de la démocratie, également à l’œuvre à l’échelle nationale [6]. Il ne s’agit plus d’une crise, mais d’un changement progressif de régime politique dont les institutions de Bruxelles constituent un laboratoire. Dans ce système, nommé « gouvernance », le peuple n’est que l’une des sources de l’autorité des pouvoirs publics, en concurrence avec d’autres acteurs : les marchés, les experts, la « société civile ». On connaît le rôle stratégique attribué à l’expertocratie par les rédacteurs des traités communautaires : la Commission, avec ses commissaires « indépendants » choisis pour leurs « compétences », est la « gardienne des traités » en lieu et place des organes politiques comme le Conseil des ministres ou le Parlement. Si cette clé de voûte des institutions de Bruxelles fait régulièrement l’objet de critiques acerbes, il n’en est pas de même de la « société civile », dont le rôle grandissant contribue pourtant, lui aussi, à contourner la démocratie.

Instrumentalisation de la « société civile »

Entré en vigueur en 2009, l’article 11 du traité de Lisbonne recommande aux institutions européennes d’entretenir « un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile ». Appelée en renfort pour combler le « déficit démocratique », celle-ci fait l’objet d’une définition très large pouvant se prêter à toutes sortes d’interprétations : acteurs du marché du travail, organisations non gouvernementales (ONG), organisations dites « de base », communautés religieuses [7]
. On peut donc y trouver des syndicats et des associations très progressistes, mais aussi des lobbys, des groupements patronaux, des cabinets d’experts, voire des sectes, etc. La « société civile » ne repose en effet sur aucun critère de représentativité ou de légitimité. Protéiforme, elle est aussi le règne de l’inégalité puisque ses acteurs disposent de moyens extrêmement variables, suivant les intérêts qu’ils défendent.

« Depuis le milieu des années 1990, explique la sociologue Hélène Michel, “la société civile” est devenue un acteur à part entière du fonctionnement de l’Union européenne. Mieux, elle permet désormais de légitimer les institutions qui dialoguent avec elle, les politiques publiques qui la concernent et les agents qui s’en réclament. » Et elle ajoute : « Pourtant, ni le contenu de “la société civile” ni les formes de sa participation ne semblent stabilisés. Ce qui laisse place à des usages fort différents [8]. » La Commission y fait d’ailleurs son marché en fonction de ce qu’elle estime représentatif et pertinent, ce qui lui permet in fine de maîtriser un processus qui la conforte. Le traité constitutionnel européen n’était-il pas en partie le produit de la consultation de la « société civile » ? Le dialogue instauré avec celle-ci par Bruxelles n’implique cependant aucun partage du pouvoir de décision. Par exemple, la consultation publique menée sur le grand marché transatlantique (en anglais Tafta) de mars à juillet 2014 n’a, de manière significative, pas troublé Bruxelles.

Cette pratique, qui met en avant des valeurs positives, comme l’esprit de dialogue pacifique, trouve des alliés inattendus à droite comme à gauche : associations qui œuvrent à une « Europe des citoyens », mouvements fédéralistes, Forum permanent de la société civile européenne, plates-formes « citoyennes » ou encore Comité européen des associations d’intérêt général. « Ces militants d’une “Europe plus démocratique”, car “plus proche des citoyens”, note encore Hélène Michel, entraînent derrière eux toute une série d’ONG agissant dans les secteurs sociaux et humanitaires, ainsi que dans les domaines de l’environnement, qui demandent que leur rôle soit véritablement reconnu dans le processus. » Si le mouvement associatif et syndical contribue de manière indispensable au progrès social, le concept de « société civile » transforme le rôle qu’il joue dans les rouages du pouvoir. À l’instar de l’expert dont la décision se substituerait à celle des décideurs publics, la « société civile », tout énigmatique qu’elle soit, devient le porte-parole autoproclamé des citoyens. Ce fonctionnement accorde une place considérable aux frénétiques de toutes les causes, relayés par les réseaux sociaux et des médias peu regardants, dont la représentativité prétendue est souvent mesurée par sondages (et non par élection). Et le peuple dans tout ça ? Il n’est plus qu’un groupe de pression parmi d’autres. Dans une Union européenne qui se méfie des bulletins de vote, la partie n’est pas égale.

Loin d’être purement technique, la gouvernance est un concept idéologique tiré de la science administrative anglo-saxonne, notamment américaine, contemporain de l’essor du néolibéralisme. Popularisé sous le terme de « bonne gouvernance », il vise au moins d’État, à l’extension du marché, à la « bonne gestion » [9]. Les francophones le confondent souvent avec le « bon gouvernement » illustré par la célèbre fresque d’Ambrogio Lorenzetti. Cette œuvre de 1339, exposée à l’hôtel de ville de Sienne (Italie), valorise la justice et la sagesse exercées sous l’œil du peuple. On est loin des préoccupations comptables qui obsèdent jusqu’à l’absurde la classe dirigeante actuelle. Combien de pays du tiers-monde, du Kenya à la Côte d’Ivoire, ont-ils d’ailleurs sombré dans le chaos peu après avoir reçu leur brevet de « bonne gouvernance » de la part des institutions financières internationales ? On se souvient également de M. Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du Fonds monétaire international, saluant la Tunisie de M. Zine El-Abidine Ben Ali en 2009 par des mots qui laissaient peu entrevoir la révolution de janvier 2011 : « La politique économique adoptée ici est une politique saine et constitue un bon modèle à suivre pour de nombreux pays émergents. » Économie de marché, gouvernance et « société civile » relèvent du même corpus idéologique postdémocratique.

La marginalisation de la souveraineté populaire par la gouvernance explique la facilité avec laquelle les dirigeants européens, et notamment français, contournent le verdict des urnes : leur légitimité ne viendrait qu’en partie des électeurs. Cela peut expliquer la stupeur provoquée par le comportement du Royaume-Uni, qui, non content de consulter son peuple, envisage de respecter sa volonté…

La crise de confiance qui affecte l’Union européenne, voire le rejet grandissant dont elle est l’objet, pourrait-elle trouver une solution dans l’avènement d’un « peuple européen » qui élirait ses représentants dans les institutions de Bruxelles ? Alors ministre français de l’économie, M. Emmanuel Macron a ainsi proposé d’organiser un référendum européen ; la députée écologiste Eva Joly a quant à elle suggéré d’élire une Constituante européenne. C’était déjà l’ambition des socialistes Oskar Lafontaine (Allemagne) et Jean-Luc Mélenchon (France) en 2006. Mais de tels projets supposent résolue la question préalable : les peuples nationaux acceptent-ils leur propre dissolution dans un ensemble plus grand ? Existe-t-il une « communauté politique européenne » reconnue comme telle par les habitants de l’Union, qui leur ferait accepter le verdict d’institutions communes gouvernées par le principe majoritaire ? Les résultats des derniers référendums (« Brexit » au Royaume-Uni, rejet par les Pays-Bas de l’accord d’association avec l’Ukraine) laissent penser que l’État-nation demeure, pour la plupart des peuples du Vieux Continent, le cadre légitime de la démocratie. Symbole, passé relativement inaperçu, de ce hiatus : le 19 janvier 2006, le Parlement européen avait voté une résolution demandant qu’on trouve un moyen de contourner les référendums français et néerlandais sur le traité constitutionnel européen…

En prenant de front la souveraineté populaire, la gouvernance reformule la question démocratique telle qu’elle a émergé avec les Lumières au XVIIIe siècle. Les classes dirigeantes, de nouveau habituées à gouverner entre elles, confondent de manière symptomatique « populisme » et démagogie. L’attention portée aux revendications populaires est perçue comme du clientélisme primaire, quand la défense débridée des intérêts dominants est présentée comme le nec plus ultra de la modernité. On peut raisonnablement penser qu’un contrôle plus étroit des peuples sur leurs gouvernements mènerait à des politiques tout autres que celles d’aujourd’hui. C’est pourquoi, comme en 1789, la démocratie, malgré ses imperfections, demeure une revendication proprement révolutionnaire, en France comme dans de nombreux pays de l’Union européenne corsetés par la gouvernance. Considérer que le rétablissement de la primauté de la démocratie conduirait à des formes nouvelles de tyrannie et de démagogie revient à prêter aux citoyens des desseins plus noirs que ceux qui animent le personnel dirigeant et son mépris de classe.

Ces explosions qui viennent

La démocratie a toujours fait l’objet de débats politiques passionnés, la gauche accusant souvent ce régime « bourgeois » de nier la violence des rapports sociaux par le jeu d’une égalité théorique des citoyens. Il n’en demeure pas moins que le passage de la souveraineté du roi à la nation était considéré, y compris par Karl Marx lui-même, comme allant dans le sens de l’histoire ; le clivage droite-gauche trouve d’ailleurs une de ses sources dans la Révolution française : venaient s’asseoir à gauche du président de séance ceux qui remettaient en cause la monarchie. Plus tard, les mouvements issus de la critique du capitalisme intégrèrent, en France du moins, la défense des droits politiques acquis après 1789, tout en exigeant les mesures nécessaires à la concrétisation de l’idée démocratique : éducation, droits sociaux, libertés syndicales et ouvrières… C’est le sens du combat républicain mené par le socialiste Jean Jaurès pour l’école publique, la laïcité ou l’impôt sur le revenu. Ce qui ne l’empêchait pas, en marxiste assumé, de lutter pour l’instauration d’un autre système économique : le socialisme.

Dans l’Europe de ce début de millénaire, ce n’est pas le « peuple de gauche » qui se réveille, c’est le peuple tout court. C’est pourquoi le « non » était largement majoritaire en 2005 (référendum sur le traité constitutionnel européen), mais la gauche très minoritaire en 2007 (élection présidentielle). Ce n’est pas seulement la crise sociale, l’explosion des inégalités et des injustices qui aujourd’hui « soulèvent le goudron [10] », mais tout autant les reculs de la souveraineté populaire qui les ont rendues possibles.

Anne-Cécile Robert

Transmis par Linsay



[1Cf. Bernard-Henri Lévy, « Pourquoi référendum n’est pas démocratie », Le Point, Paris, 13 juillet 2016.

[2Lire Paul Mason, « “Brexit”, les raisons de la colère », Le Monde diplomatique, août 2016.

[3Entretien au Figaro, Paris, 29 juin 2016.

[4« Juppé :“Organiser un référendum sur l’Europe, aujourd’hui en France, serait irresponsable” », Le Monde.fr, 27 juin 2016.

[5Assemblée nationale, séance du mardi 28 juin 2016.

[6Lire « Peu(ple) leur chaut ! », Le Monde diplomatique, novembre 2003.

[7Lire Commission européenne, « Gouvernance européenne. Un Livre blanc », Journal officiel de l’Union européenne no 287 du 12 octobre 2001, et « Avis du Comité économique et social sur “Le rôle et la contribution de la société civile organisée dans la construction européenne” », Journal officiel de l’Union européenne no C 329 du 17 novembre 1999.

[8Cf. Hélène Michel, « “Société civile” ou peuple européen ? L’Union européenne à la recherche d’une légitimité politique », Savoir/agir, no 7, Paris, mars 2009.

[9Cf. dossier « La gouvernance », Revue internationale des sciences sociales, Paris, no 155, 1er janvier 1998.

[10Cf. Frédéric Lordon, « Le goudron se soulève », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 16 juin 2016.



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur