L’armée, le peuple et la mystique révolutionnaire

samedi 3 décembre 2016
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Venezuela, les raisons du chaos

En avril 1995, l’Organisation des États américains (OEA) organisait un colloque sur les missions de sécurité et de paix à Washington. Le principal intervenant était un général américain qui venait de diriger l’opération « Restaurer la démocratie » en Haïti [1]
, laquelle avait renversé le régime militaire installé après le coup d’État contre le président élu Bertrand Aristide.

Tandis que le général vantait la coopération avec les organisation non gouvernementales (ONG) locales, des militaires vénézuéliens ironisaient dans la salle : « Ah, ces Yankees ! Éternels libérateurs des petits pays opprimés. »

L’anecdote illustre le ressentiment qu’éprouve encore à ce jour l’armée vénézuélienne envers les États-Unis. Comme en Bolivie, en Équateur et au Pérou, elle recrute essentiellement parmi la classe ouvrière ou la frange basse de la classe moyenne. La formation militaire inculque aux soldats un nationalisme fervent qui mêle bien souvent patriotisme et notions de justice sociale.

Depuis la guerre froide, les armées latino-américaines ont laissé dans les mémoires collectives l’image de juntes militaires persécutant les ennemis de l’État derrière des lunettes noires. Mais un courant militaire nationaliste progressiste moins connu contredit l’idée selon laquelle toutes les armées seraient de droite. Dans les années 1920, le mouvement de la Jeunesse militaire (en espagnol, Juventud militar) fomente des rebellions au Brésil, au Chili et en Équateur, et participe à des révoltes pour réclamer des réformes en Amérique centrale. En 1960 au Guatemala, de jeunes lieutenants progressistes essaient — sans succès — de renverser une dictature militaire avant de mettre en place les premiers groupes de guérilla dans ce pays. Des militaires de rang intermédiaire provoquent la chute de deux dictateurs guatémaltèques, les généraux Lucas García et Ríos Montt. En 1979, dans la république du Salvador, des membres de la Jeunesse militaire tentent un putsch dans un effort désespéré pour empêcher la guerre civile qui éclate malgré tout l’année suivante.

Les militaires nationalistes de gauche ont parfois eu recours à la force pour mettre en œuvre des nationalisations antioligarchiques et anti-impérialistes, ainsi que des programmes de réforme sociale en faveur des plus défavorisés. Nombre d’entre eux, à l’image de ceux qui sont sous leurs ordres, viennent de milieux modestes. Arrivés au pouvoir par la force ou par les urnes, ils cherchent à renforcer leur légitimité à travers des élections et des organisations de masse. Le colonel Jacobo Arbenz, élu président du Guatemala en 1950, en est le premier exemple, mais un coup d’État piloté par la Central Intelligence Agency (CIA) met prématurément fin à son mandat en 1954. Ses héritiers politiques, les généraux Juan Velasco au Pérou et Omar Torrijos au Panamá mènent tous deux un putsch dans leur pays respectif en 1968. En tant que « réformistes militaires », ils se sentent investis d’une mission patriotique, celle de rompre avec l’élite traditionnelle pour restaurer le contrôle de l’État sur l’économie et introduire des réformes sociales dont l’exécution serait confiée aux forces armées. Dans la même veine, des chefs militaires instaurent des programmes progressistes, quoique moins ambitieux, en Bolivie (1969-1971) et en Équateur (1972). Des militaires retraités fondent une ONG composée d’anciens officiers progressistes, qui sera présidée au milieu des années 1990 par un ancien lieutenant-colonel vénézuélien, un certain Hugo Chávez.

En 1983 au Venezuela, des officiers appartenant au groupe Comacate (acronyme pour : comandantes, mayores, capitanes y tenientes [commandants, majors, capitaines et lieutenants]), conspirent contre le président civil Luis Herrera, sous la houlette de William Izarra, qui va solliciter l’aide de Fidel Castro. Dès lors, l’ambassade cubaine tisse des relations confidentielles avec les courants militaires de gauche au Venezuela. Chávez, fils de cordonnier devenu lieutenant-colonel, dirige l’un de ces groupes militaires d’opposition. En 1992, ce fervent admirateur de Simón Bolívar, du général et président péruvien Juan Velasco et du Panaméen Omar Torrijos, entreprend un coup d’État qui lui vaut deux ans de prison. Quelques années après sa libération, il fonde un mouvement politique et fait campagne dans les bidonvilles et les villages ruraux, sous l’œil attentif des diplomates cubains, impressionnés par son ascension et l’adhésion massive qu’il suscite. Quand ils entendent les villageois l’accueillir comme le Messie, ils sont convaincus qu’il sera le prochain président du Venezuela [2]. Lors de sa première visite à Cuba en 2001, Fidel Castro le reçoit comme s’il était déjà chef de l’État. Commence alors une histoire particulière entre Fidel Castro, le vieux sage, et Hugo Chávez, son jeune successeur révolutionnaire et futur collègue.

Mais Chávez n’est pas le premier président révolutionnaire du Venezuela. En 1958, après avoir chassé le dictateur Marcos Pérez Jiménez, l’amiral Wolfgang Larrazábal devient président intérimaire. En décembre de la même année, il envoie sept tonnes d’armes à l’armée rebelle de Cuba, une aide militaire décisive qui hâte leur victoire. Mais Chávez s’inscrit également dans la lignée de Torrijos et Velasco, imprégnés de la mystique révolutionnaire militaire qui suppose une unité indivisible entre le peuple et l’armée. Pour illustrer le rôle de l’armée comme avant-garde, l’ancien président du Venezuela emploie la métaphore suivante : « Prenez la formule chimique de l’eau : H2O. Le peuple représente l’oxygène, et les forces armées l’hydrogène. Il n’y a pas d’eau sans hydrogène [3]. »

Au cours de ses quinze années au pouvoir (1999-2013), la trajectoire politique de Chávez révèle un radicalisme croissant. Lors de sa visite en 2001, Fidel Castro lui fait comprendre qu’il ne pourra pas « être le maire de tout le Venezuela » et le convainc que pour réaliser son projet de transformation du pays et de lutte contre la pauvreté, il aura besoin d’un parti politique doté d’une vision à long terme et d’organisations de masse, d’où la nécessité d’une équipe expérimentée. Le nouveau président décide alors de faire confiance à ses loyaux compagnons d’armes et à d’autres hauts responsables militaires.

Chávez survit à une tentative de coup d’État en 2002 et à une grève générale manquée, organisée par des alliances hétérogènes de militaires et d’hommes politiques de l’opposition. Fidel Castro l’encourage à créer des milices populaires au plus vite pour prévenir les troubles civils ou contrer une éventuelle invasion de mercenaires ou de soldats étrangers. Au cours des années qui suivent, les appareils de sécurité de Cuba et du Venezuela passent un pacte de coopération mutuelle concernant l’espionnage et d’autres opérations réalisées sur les deux territoires.

Au milieu des années 2000, Hugo Chávez commence à développer son projet en se posant comme le champion du « socialisme du XXIe siècle ». Il lance alors un ensemble de « missions » sociales et économiques au niveau national, menées par des militaires et des civils de confiance. Il en résulte un système de ministres et membres de cabinet directement soumis aux ordres du président, qui finit d’ailleurs par créer son propre parti politique, le Partido socialista unido de Venezuela (PSUV).

L’armée du Venezuela, rebaptisée Forces armées nationales bolivariennes (Fuerza Armada Nacional Bolivariana, FANB) devient progressivement l’organe exécutif du charismatique président-comandante, qui a rassemblé ses partisans dans un parti politique, des milices, ainsi que des syndicats et des associations. Les officiers et sous-officiers font désormais partie d’une institution chargée de renforcer l’État et de gouverner la patrie. Leur fierté institutionnelle s’appuie ainsi sur l’idéologie nationaliste de gauche qui considère les militaires comme des « gardiens de la nation » œuvrant dans l’intérêt du peuple, en particulier les plus démunis.

La nomination de militaires à des postes de responsabilité dans le cadre des nouvelles missions sociales, de l’administration publique et de l’économie nationalisée a renforcé leur loyauté envers ce président patriote qui se veut l’héritier de Bolívar. L’augmentation des soldes militaires et l’élargissement du recrutement dans l’armée et les milices y ont probablement contribué. En 1999, la nouvelle Constitution donne le droit de vote aux militaires. Entre 2008 et 2015, le budget des forces armées passe de 1,06 % à 4,61 % du PIB. Entre 2010 et 2014, les effectifs militaires passent de 117 400 à 197 744 personnes (soit une proportion de 40 à 63 pour 10 000 citoyens). En 2015, le pays compte 365 046 miliciens, répartis dans cent « zones de défense intégrales » [4]
. L’étroite collaboration entre La Havane et Caracas dans les domaines des services secrets et de la sécurité d’État se resserre davantage.

Sous Chávez, la FANB constitue déjà un puissant instrument, qui sert au président à la fois de bras droit militaire (pour la défense et la sécurité intérieure) et de bras gauche politique (chargé des ministères, des « missions » et de la gestion économique). Auparavant, les ministres de la défense vénézuéliens pouvaient être des civils ou des hauts gradés de l’armée, mais Chávez a nommé douze loyaux militaires au ministère de la défense, après les avoir promus chefs de l’état-major. Sous sa présidence, l’armée a aussi pénétré dans un univers administratif qui restait jusque-là essentiellement civil.

Depuis quelques années, on observe une généralisation de ce phénomène : contrairement à Cuba, au Venezuela les ministères civils et les postes à responsabilité passent de plus en plus aux mains des militaires, qu’ils soient en service ou retraités [5]. En 2015, ils détiennent la vice-présidence, les ministères de l’intérieur, de la sécurité publique, de l’économie et des finances, des travaux publics, de la santé, de l’alimentation, des transports, de l’énergie électrique, de la « participation populaire », sans oublier l’influent ministère du bureau de la présidence et du suivi du gouvernement. En outre, tous les « vice-ministres » de ces grands ministères font partie de l’armée de terre, de l’air ou de la marine.

Pour illustrer la militarisation actuelle du gouvernement et de l’administration publique, voici quelques chiffres : en 2015, les personnes issues de l’armée représentent 88 % des ministres, 38 % des gouverneurs, 70 % des maires et 85 % des ambassadeurs (souvent d’anciens ministres). De même, les militaires sont responsables de secteurs importants et d’instruments publics stratégiques comme la collecte des impôts, le budget, les marchés publics et les appels d’offre, achats et acquisitions du secteur public, la direction des banques publiques et la surveillance des banques privées.

Le président vénézuélien Nicolas Maduro a généralisé ce système en ne s’entourant que de militaires purs et durs. Le général Vladimir Padrino López, nommé chef de l’état-major en 2013, devient ministre de la défense l’année suivante. Face au tumulte politique et au désastre économique, M. Maduro décrète l’« état d’urgence économique » en juillet 2016, créant une « super-mission pour l’approvisionnement souverain », encadrée par le ministre de la défense. Actuellement, le général Padrino gère non seulement la défense nationale et l’économie du pays, mais aussi tous les autres programmes sociaux, jouant ainsi un rôle de premier ministre. Ainsi, l’état-major est étroitement lié au parti socialiste et au président, à tel point que l’avenir de ce dernier dépend avant tout de la loyauté des militaires.

Certes, pour l’instant l’armée soutient le président et s’occupe en grande partie de gouverner un pays parcouru de divisions et de gérer une économie exsangue, mais pour combien de temps encore ? Les institutions militaires tendent à survivre aux partis et aux carrières politiques. Si la crise venait à s’enliser et la contestation à s’intensifier, alors les forces armées, au lieu de défendre l’État, pourraient-bien éprouver le besoin de s’attribuer le rôle d’arbitre national.

Dirk Kruijt

Transmis par Linsay



Dirk Kruijt
Professeur émérite en étude du développement à l’université d’Utrecht. Il est l’auteur de Cuba and Revolutionary Latin America : An Oral History (à paraître aux Presses universitaires de Chicago en 2017).
A la fin de cet article Le Diplo rappelle à juste titre l’importance du soutien financier...Nous faisons de même pour Rouge Midi !!!


[1Intervention menée à Haïti en 1994 par des soldats américains mandatés par le Conseil de sécurité de l’ONU.

[2Entretien avec Carlos Antelo Pérez (24 et 27 octobre 2011), conseiller à l’ambassade cubaine à Caracas.

[3Cf. Bilbao, Luis. Chávez y la Revolución Bolivariana. Conversaciones con Luis Bilbao, Santiago du Chili : Capital Intelectual S.A. et LOM, 2002.

[4Cf. RESDAL, Atlas comparativo de la defensa en América Latina y Caribe, Buenos Aires : Red de Defensa y Seguridad de América Latina, 2016. Cf. aussi Francine Jácome, Fuerza Armada, estado y sociedad civil en Venezuela, Caracas : Instituto Latinoamericano de Investigaciones Sociales (ILDIS). Les analystes fournissent des informations très différentes sur le nombre de miliciens, leur entraînement et leur armement.

[5Cf. Carlos Tablante, Elgran saqueo. Caracas : Editorial Cinglar, 2016.



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