Jean Ziegler, le « guérilléro de l’ONU »

lundi 20 février 2017
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Un ton décapant pour encourager à la lecture du dernier livre de Ziegler qui, il faut bien le dire, nous change de la bien-pensence en cour dans les médias qui se pare de son savoir pour nous faire accepter le capitalisme comme horizon indépassable

La Suisse a produit deux choses formidables, un couteau rouge qui sert à tout et aussi Jean Ziegler.

Les connaisseurs du multi lames feront remarquer que Ziegler est également rouge et qu’il sert tout le monde, chez les damnés. C’est exact. Ajoutons qu’il peut aussi piquer et couper, par exemple les oreilles des dictateurs et le cul des biens pensants. Victorinox a lames là où Ziegler a l’âme. Vous avez observé que les idées et les actes rebelles, que les êtres qui disent espérer que le monde change sont aussi rares que l’eau dans la mer d’Aral. Et Ziegler est un des derniers à tenir la barricade. Celle d’une utopie commune à ceux qui ne se résignent pas à la fin de notre espèce qui refusent de n’être plus que des poissons d’aquarium baignés entre deux eaux, celle de la sociale démocratie et le bouillon trouble qui pisse de l’immense capital. « Au cœur de ce nouveau travail mémoriel se rencontrent les espérances démesurées que j’ai nourries à l’égard des combats menés au sein des Nations unies, l’analyse de leurs échecs, de leurs victoires éphémères et mon souci d’évaluer la modeste part que j’y ai prise », voilà le sobre résumé du Ziegler par Ziegler. Lui qui, jeune homme a demandé à Guevara de l’introduire à Cuba et qui s’est pris en pleine face cette réponse : « Tu es né ici… alors c’est ici que tu devras combattre le monstre… ». Dans notre quotidien où l’histoire s’écrit avec le vomi des Zemmour, Finkielkraut, Bruckner, BHL, Houellebecq, Daoud ayant « BFM TV » comme lampe de chevet, Ziegler est le phare du Ténéré, lueur dans le désert. Mon texte virant au ton d’un discours approprié à une remise de médaille, je coupe là mon éloge.

Si je vous engage -à vie- à suivre l’énergumène helvétique c’est que l’occasion nous est donnée par un livre. Car Ziegler, s’il court le monde pour tenter de remplir les ventres creux, s’il tente de détourner les coups, la torture, le silence, appliqués aux misères, écrit aussi des livres. Son dernier, « Chemins d’espérance » nous montre que celui qui a mal aux autres a, la durée d’une mi-temps, accroché son fusil au clou attendant qu’il refroidisse. S’il a encore l’énergie de l’espoir, Jean n’est plus un gamin. Il fallait bien qu’il finisse par acter le bilan de son existence, vécue au cœur d’une chaudière nommée ONU où il est agitateur.

Ce bouquin, écrit dans une encre-amidon qui nous aide à tenir debout, est aussi plein d’espièglerie, parfois Ziegler a l’œil de Lubitsch. [1] Ainsi dans la scène qui ouvre l’ouvrage, elle se déroule un après-midi de 2015 à Genève, sous la coupole de la salle des Droits de l’Homme, là notre auteur pioche le rire dans le tragique. Voilà que la cheikha du Qatar, des millions de diamants aux doigts et autant aux oreilles, s’en vient révéler à l’assemblée de l’organisation internationale « l’Agenda 2030 »… Le calendrier, le programme qui doit faire évoluer les droits humains ces quinze prochaines années. C’est un Ziegler, étouffé comme au sommet de l’Eiger, qui parvient à dire à son voisin : « Mais pourquoi Ban Ki-moon a-t-il confié cette mission à cette dame ? ». Et le naufragé d’à côté de répondre « C’est le Qatar qui paie ! ». Et tant pis si, à Doha, un poète a été condamné à mort et des milliers d’ouvriers à une disparition plus lente, au rythme de l’esclavage.

Vous vous demandez comment un homme comme Ziegler peut rester une seconde de plus à faire le poli dans ce carnaval de hypocrites ? Vous avez raison, « Les Chemins de l’espérance » expliquent le paradoxe. Pourquoi celui qui est aussi un grand sociologue reste accroché sur le troisième pont du Titanic : l’ONU est encore utile. C’est même le seul outil capable de mettre un peu de mieux dans la vie de ceux qui attendent la mort comme on attend le bus, avec un aller sans retour. Ziegler décrit la lutte des « guérilleros » de l’ONU, ceux qui comme lui et avec lui luttent pour « le bien universel des peuples », conformément aux statuts de l’organisation. En face d’eux, via les états qui partagent l’analyse de ce noyau rebelle, ces résistants s’opposent à une doctrine résumée par le milliardaire Warren Buffet : « La lutte des classes ça existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui en est à l’initiative. Et cette guerre, nous sommes en train de la gagner. » Et Ziegler d’analyser « Les états ont été vidés de leur capacité normative et de leur efficacité. Ils se sont fait, en quelques sort, mettre K.O. par les détenteurs –ceux-là, ultra performants - du capital financier mondialisé ». Inutile de courir loin pour qui est en France, la volonté des métas capitalistes de gouverner la France -et par là une part de l’ONU-, tout cela par le biais d’employés dociles du type Macron ou Fillon, illustre le combat de ce suisse pas comme les autres.

Selon Ziegler, par leurs programmes de développement, par l’écoute de certaines révoltes, les Nations Unies peuvent freiner ce mouvement d’esclavage sans fers. Où les peuples pauvres se tuent au travail pour financer le développement (ou la dette) des pays riches. Que peut faire l’ONU ? Par exemple organiser les pays du sud dans leur lutte contre les « fonds vautours » qui, sur le marché secondaire achètent des obligations à prix cassé pour, plus tard et avec l’aide de batteries d’avocats et la complaisance de juges, obtenir des états qu’ils remboursent ces morceaux papiers au prix fort, des profits qui peuvent atteindre 1600 %, voilà ce que peut tenter l’ONU. Ecouter et aider ces pays « gueux » quand ils appellent au secours. Bien manié le droit international est encore une arme. Ainsi on peut tenter de bloquer avant qu’il ne nuise un Michael Sheehan qui, par l’exploitation d’une « dette » a mis la Zambie par terre. Peter Grossmann s’étant attaqué à la République Démocratique du Congo, Paul Singer au Pérou et une foultitude de semblables vautours à l’Argentine. Pour le moins l’ONU peut être une caisse de résonnance, un moyen d’information qui aide les états à ne pas mourir en silence.

Dans cette sauvagerie capitaliste, cette bascule du monde qui fait que les riches sont aussi riches que les états, il est vrai que la « privatisation » de la planète ne peut laisser l’ONU sans broncher, sa partie « sud » tout au moins, là où Ziegler compte ses amis. Lui qui, mordicus, reste convaincu comme Jaurès, que « La route est bordée de cadavres, mais mène à la justice »…

Pour notre membre du Comité exécutif des droits de l’homme, qui avance sans rétroviseur, l’urgence ne connait pas d’hier. Pourtant son bilan onusien revient forcément sur des pans d’une histoire que l’on croyait vitrifiée mais que l’écrivain exhume à neuf. Le criminel de guerre Kissinger et d’autres qui, au métronome, massacrent les Palestiniens, apparaissent dans des pages écrites comme les pièces d’un juge.

« Je veux dire mon adhésion totale et sans réserve aux principes fondateurs des Nations unies et à la pratique de solidarité que ses principes entendent concrétiser. Qu’est-ce qui m’incite à adhérer à ces textes ? Je déteste le romantisme en politique. Non, ce qui fonde mon adhésion est de l’ordre de l’eschatologie, telle qu’elle est formulée par les vieux marxistes allemands de l’Ecole de Francfort, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et Walter Benjamin ». Voilà. Il semble que Ziegler ait encore foi dans la théorie des ailes de papillon : un lépidoptère s’agite au bord du Léman et un tyran reçoit une gifle à l’autre bout du monde. Lire Ziegler vous démontre que vous n’êtes plus seul sur un astre mort et redonne l’énergie du lapin Duracell.

Jacques-Marie Bourget le 15/02/2017 ,

Transmis par Linsay



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[1Ernst Lubitsch est un réalisateur américain d’origine allemande, considéré dans l’histoire du cinéma comme l’un des maîtres de la comédie



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