Cofimvaba (VI)

mercredi 21 juin 2017
par  Charles Hoareau
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Après une réunion du NEHAWU tôt le matin à Komani, nous avons rendez-vous à 9h à Cofimvaba, à moins de deux heures de route d’ici. Cofimvaba est un village Xhosa, le peuple majoritaire dans la région du Eastern Cape. Pas loin d’ici se trouve la maison natale de Mandela.
La région du Eastern Cape est d’ailleurs riche en leaders comme Steve Biko, Thabo Meki, Chris Hani, Oliver Tambo…
Si elle n’est pas le berceau de l’ANC (elle est née dans le Western Cape) ceci explique aussi sans doute que celle-ci y soit très forte.

La première réunion ayant duré plus que prévu, nous arrivons avec plus d’une heure de retard, malgré la vitesse élevée à laquelle nous faisons le trajet à travers la campagne vallonnée. Même si mon chauffeur semble tranquille, rouler entre 120 et 140km/h sur des routes qui chez nous sont limitées à 90 n’est guère rassurant !

A Cofimvaba nous avons rendez-vous avec les jeunes du secteur. Dès les premières maisons il est visible que nous sommes dans un village où le développement social, maître mot du gouvernement, se fait attendre. Les rues ne sont que très partiellement goudronnées et les habitations sont modestes. Sur un terre-plein boueux se tient un marché que l’on devine sans peine destiné à une clientèle sans beaucoup de moyens. Tout le village n’est pas pauvre mais il y a ici des quartiers qui tiennent du township et me rappellent d’autres endroits d’Afrique dans des pays plus pauvres que l’Afrique du Sud. Ce sentiment de pauvreté est renforcé par le fait que la réunion doit se tenir devant les bureaux d’aide sociale et que nous voyons le défilé des gens qui s’y rendent.

A peine notre voiture montre le bout de son pare-chocs, des chants s’élèvent pour saluer notre arrivée. Une quarantaine de jeunes est là et chante en dansant un des nombreux chants révolutionnaires issus de la lutte contre l’apartheid. Ces chants rendent hommage à un leader, disent l’attachement à une organisation ou à un combat. Souvent il ne s’agit que d’une ou deux phrases répétées sans fin.
Ce qui fait la beauté de ces chants, outre la sonorité des mots, c’est surtout la manière dont ils sont chantés : à plusieurs voix, en canon, avec des chanteurs qui se répondent par-dessus le chœur, avec des cris qui font penser aux youyous arabes qui surgissent au milieu d’une phrase musicale…

L’espace d’un instant me voilà revenu à Durban où ces chants avaient allumé un feu de joie permanent dans la salle du congrès. Fasciné, je m’avance vers eux. En fait ils ne chantent pas, ils racontent leur vie, bien plus, ils vivent en chantant.
Pour ajouter à l’enchantement, les jeunes chanteurs, autant d’hommes que de femmes, beaucoup habillés de rouge car ici quand on va à une marche ou à une réunion on met la tenue de combat, dansent en chantant en une chorégraphie si bien ordonnée qu’elle semble le fruit de longues heures de travail alors qu’elle est simplement le résultat d’un amour ancestral du chant et de la danse, qu’elle vient d’une tradition qui se perd dans la nuit des temps et qui fait qu’ici on ne devient pas chanteur et danseur, on l’est depuis que l’on sait parler et marcher en témoignent les enfants qui s’incluent volontiers et avec grâce dans le spectacle des adultes. On chante donc on vit, on vit donc on chante.

La force des images vient aussi (et surtout ?) des visages illuminés par les sourires, la joie de chanter et de danser ensemble. Une poubelle devient batterie, un poteau de préau une colonne pour se pendre en tournant au rythme des battements de mains, un vieux banc un ensemble de caisses claires, un sifflet l’instrument strident qui sonne la ponctuation des phrases musicales. Ici on ne tape pas dans ses mains on jette ses bras d’un bout à l’autre de leur envergure pour venir faire s’embrasser les paumes comme deux voyageurs se jettent dans les bras l’un de l’autre après un long voyage. Ici la joie semble sortir de chaque mélodie, de chaque mot, de chaque geste, elle s’échappe du groupe de danseurs-chanteurs et inonde le paysage. Les chants résonnent aux alentours et entrainent tous ceux qui les entendent comme une guirlande de lumière au-dessus de tout ce qui reste à bâtir pour gagner les combats d’aujourd’hui et ceux de demain. Bientôt la guirlande envahit tout l’espace….

Nous sommes au pays du peuple qui chante.

La ritournelle semble sans fin et là encore c’est le fameux « Amandla » et sa réponse « Awethu » qui font peu à peu cesser le chant.
Comme à regret.

Après la présentation de notre délégation faite par le responsable local, c’est au tour de la dirigeante qui a fait le voyage avec nous de prendre la parole. Pour la circonstance elle a revêtu, outre les vêtements rouges du NEHAWU, l’écharpe de la Palestine, autre référence constante ici. La Palestine, autre pays victime de l’apartheid dont Mandela avait dit : « Nous ne serons jamais totalement libres tant que la Palestine sera occupée » est dans le cœur des militants. Particulièrement la COSATU et le SACP sont à la pointe du combat dans le monde sur la campagne BDS. C’est d’ailleurs sur cette question de l’apartheid en Israël qu’en juin 2010, six mois après l’opération plomb durci, au congrès de la CSI [1] à Vancouver, que c’était concrétisé le désaccord entre la COSATU et la centrale internationale. A ce congrès, loin de condamner les bombardements israéliens, la CSI avait élu une dirigeante du syndicat israélien HISTRADOUT, syndicat sioniste et partisan de la colonisation, comme vice-présidente de l’organisation internationale, actes qui ont eu pour conséquence le retrait de la COSATU.

Elle commence sa prise de parole…en chantant bien sûr. Chant immédiatement repris en chœur par l’assemblée et donc une nouvelle danse commence. Je me demande si ici on peut être dirigeant sans savoir chanter…En fait je me demande si on peut être Xhosa ou Zoulou sans savoir chanter…

Après le Amandla de fin, le discours commence. C’est à l’évidence un discours d’appel au combat, ou devrais-je dire une conférence parlée et gesticulée, tant l’oratrice se démène de tout son corps et parcourt le mince espace dont elle dispose pour appuyer ses mots. Même si l’anglais est comme toujours ici mélangé aux mots et aux clics du Xhosa, des bouts de phrases me parviennent qui me permettent aisément d’en deviner le sens général : « Camarades nous devons lutter pour faire avancer le socialisme…la terre et les richesses appartiennent au peuple... camarades il n’y a que deux classes : la classe capitaliste et la classe ouvrière…il n’y a que deux côtés de la barrière…on ne peut pas essayer de se faufiler entre les deux…(c’est du Elsa Triollet revisité en Xhosa !)…camarades nous devons obliger le gouvernement à avancer plus vite…camarades la lutte a besoin de vous et de votre engagement… »

Le discours doit bien durer près d’une heure et l’auditoire qui ne relâche pas son attention, appuie le propos à de multiples reprises. A peine l’oratrice, toute en sueur, a-t-elle fini qu’immédiatement plusieurs interventions de l’assistance viennent dire et expliciter leur accord avec encore plus de clarté que les hochements de tête ou les interjections approbatrices qui ponctuaient la prise de parole.

Et, quand tout le monde semble bien sur la même longueur d’ondes, l’oratrice entonne un, puis deux, puis trois chants révolutionnaires que l’assemblée reprend, enrichit d’ornementations musicales en dansant.
Voyant que je ne suis pas le seul, je m’enhardis à filmer.

En partant nous mettons sur l’autoradio à pleine puissance toutes vitres ouvertes, Amagwala, un des chants de combat que les jeunes reprennent en saluant notre départ en levant le poing.

Sur la route du retour, sous l’ombre imaginaire d’un abribus orienté plein sud, nous prenons une rapide pause casse-croûte dont je ne sais pas trop si c’est un breakfast très en retard, un lunch tardif ou un dinner très en avance. Dans la voiture nous chantons à tue-tête les chants du CD de chants révolutionnaires que je vais finir par savoir par cœur vu qu’il passe en boucle sur l’autoradio dès que l’on vient me prendre en voiture...

Nous roulons trop vite pour voir la réaction des vaches qui voient passer une voiture remplie de 4 tee-shirts rouge qui, toutes vitres ouvertes, chantent Io Solomon [2] en tendant les bras à l’horizontale et le poing fermé (même le chauffeur !) à chaque fois que la chanson le demande…

A suivre


[1Confédération Syndicale Internationale dirigée de fait par les syndicats américains et ceux d’Europe

[2chant en hommage à Salomon Kalushi Malhangu militant de l’ANC pendu par le régime de l’apartheid le 6 avril 1979 à l’âge de 23 ans



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