Une présentatrice de télé démissionne… en Italie. Un exemple ?
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Imaginez qu’un Pujadas ou même une Lucet, voire un Delahousse, démissionne bruyamment de son poste de présentateur de chaîne publique et écrive ses griefs dans une longue lettre à Arlette Chabot, en critiquant sa politique éditoriale au nom de la haute idée qu’il se fait du service public de l’information. C’est difficile ! Il en faudrait de l’imagination ! C’est pourtant ce qui est arrivé en Italie il y a peu. Mais on ne l’a pas beaucoup évoqué en France. Pour ne pas diffuser des idées malsaines ?
On sait que Sylvio Berlusconi, possède 3 chaînes de télévision privées (Canale 5, Italia 1, Rete 4), ainsi que la première maison d’édition italienne, Mondadori (qui est aussi le deuxième éditeur de magazines en France), un quotidien et un hebdomadaire, et que sa position de président du conseil des ministres italien lui assure une influence certaine sur les chaînes publiques, et qu’il ne se prive pas d’en user [1]. Cette situation unique au monde de concentration des pouvoirs médiatiques dans une démocratie ne va pas sans provoquer quelques contestations. Parmi celles-ci, la décision, le 21 mai dernier, de Maria Luisa Busi de quitter son poste de présentatrice du JT de la première chaîne de la télévision publique italienne, la Rai1, un poste qu’elle occupait depuis 18 ans, a fait sensation en Italie. En France… moins.
Cher directeur…
Maria Luisa Busi explique sa décision dans une lettre à son directeur, Augusto Minzolini, lettre publiée par La Repubblica (quotidien classé à gauche, 650 000 exemplaires) le même jour [2] :
« Cher directeur, je demande à être relevée de ma fonction de présentatrice du JT de 20 H, étant donné que la situation ne me permet pas d’assurer cette tâche sans préjudice pour mes convictions professionnelles. C’est pour moi un choix difficile mais obligé . J’estime que la ligne éditoriale que tu as voulu donner au JT est une sorte de détournement qui peut lui être fatal suite à une perte définitive de crédibilité auprès des téléspectateurs. »
En fait de crédibilité, le JT de Rai1, qui est toujours le JT le plus regardé d’Italie, a tout de même perdu un million de téléspectateurs en une seule année. Une année, cela correspond jour pour jour à la nomination par la majorité berlusconienne d’Augusto Minzolini (20 mai 2009) au poste de directeur du JT de Rai1. Et Minzolini est de notoriété publique l’homme de Berlusconi, surnommé pour cette raison par le public italien « Scodinzolini » (du verbe scodinzolare : « remuer la queue » [3])
« Où est le pays réel ? »
Maria Luisa Busi défend une certaine conception de l’information qu’elle expose au début de sa lettre : « J’aime ce JT, j’y travaille depuis 21 ans parce que c’est un grand JT […]. Le JT des différences culturelles, des différences d’idées. Il les contenait toutes, c’était là sa richesse.[…] C’est le JT qui a toujours parlé au pays entier. Le JT des italiens. Le JT qui a donné la parole à toutes les voix. Il n’a jamais été le journal d’une seule voix. » On aura reconnu dans les phrases qui précèdent un des éléments centraux d’un véritable service public de l’information, même si l’on peut supposer que Madame Busi idéalise un peu le JT tel qu’il était antérieurement à l’arrivée de Augusto Minzolini.
Mais quelle est donc cette « ligne éditoriale » qui heurte tant les « convictions professionnelles » de la présentatrice ?
« Aujourd’hui, poursuit Maria Luisa Busi, les informations du JT de Rai1 sont des informations partielles et partiales. Où est le Pays réel ? Où sont les femmes de la vie réelle ? Celles qui attendent des mois pour avoir une mammographie, si elles ne peuvent pas la payer de leur poche ? Celles aux salaires les plus bas d’Europe, celles qui rament tous les jours pour faire aller, puisque dans les structures d’accueil il n’y a pas assez de place pour tous nos enfants ? […] Où sont d’ailleurs les femmes et les hommes qui ont perdu leur travail ? Un million de personnes, derrière lesquelles il y a des familles. Où sont les jeunes, ceux qui se retrouvent pour la première fois avec un avenir pire que celui de leurs pères ? Et les quadragénaires encore précaires, pour 800 euros par mois, qui ne peuvent même pas s’acheter un canapé, figurez-vous s’ils peuvent mettre au monde un enfant ? Où sont les travailleurs de l’Alitalia au chômage technique ? Où sont-ils passés ? Et les centaines d’entreprises qui ferment et les entrepreneurs du nord-est de l’Italie, qui se tuent parce qu’ils ont fait faillite ? Où est-elle, cette Italie que nous avons le devoir de raconter ? Cette Italie existe. Mais le JT de Rai1 l’a effacée. »
De quoi parle donc la première chaîne publique italienne ?
« Le jour où il a consacré un sujet entier aux cygnes prisonniers des glaces en Ukraine et trente secondes en fin de journal à la grève générale en Sardaigne, je suis allée le voir pour lui dire que je ne partageais pas ses choix. » (Maria Luisa Busi citée par Le Monde-télévision du 13/14 juin 2010).
« Entre le 28 février et le 6 mars 2009, avant les élections régionales, les journaux de sa chaîne ont consacré 33% de temps d’antenne à la coalition gouvernementale contre…18% à l’opposition. Quant à l’insécurité, deuxième sujet de préoccupation des Italiens, après le chômage, la chaîne y consacre 82,3% de ses sujets contre 4,1% à la crise du travail. » (ibid.)
« Deux minutes trente de politique intérieure italienne sur une demi-heure de journal télévisé, un point sur la marée noire en Louisiane puis, pêle-mêle, “le signe de croix qui aide à maintenir la foi”, dixit le pape Benoît XVI, la chirurgie esthétique ou l’arrivée des extraterrestres du côté de Naples… Un programme de dimanche soir ordinaire pour le “20 heures” de Rai Uno. » (Libération, 1er juin 2010).
Orientation politique ouvertement favorable au gouvernement doublée d’une occultation des sujets de société au profit de l’ « infotainment » , cela ne rappelle-t-il rien au téléspectateur français ?
Une information trop peu reprise
Sauf erreur, les médias français ont peu répercuté l’information : rien à la télé, rien à la radio, rien, sinon une brève sur « Le Post » (qui se demande toutefois s’il ne s’agit pas d’un « exemple à suivre »), dans les médias sur Internet (ASI, Médiapart, etc.) ; et dans la presse écrite, un article dans Libération (1-6-2010) qui a été plusieurs fois repris sur Internet, un autre dans Le Monde (13/14-6-2010), et une brève sur Le Nouvel Obs.com .
Mais ces articles ne font aucun rapprochement avec la situation en France, alors que la question du contrôle de la télévision publique y est d’une brûlante actualité depuis que son financement est de plus en plus dépendant et que le président de la République s’est arrogé le droit d’en désigner le président (droit qui va s’exercer très prochainement). Faut-il penser qu’aux yeux de ces journaux l’assujettissement des médias aux pouvoirs économiques et politiques est un phénomène spécifiquement italien, une sorte d’exotisme péninsulaire ?
Le rapprochement n’est cependant pas très difficile à faire [4], notamment en ce qui concerne la hiérarchie inversée des sujets d’actualité [5], l’abus de faits divers ou des sujets « à sensation » [6]), ou les commentaires politiquement tendancieux, dont les exemples, sont trop nombreux pour être tous rappelés.
Si les chaînes de télévision ont « oublié » les propos de Maria Luisa Busi, et si quelques autres médias les ont rapportés en les cantonnant à l’Italie, c’est peut-être pour éviter de se trouver dans la situation d’arroseurs arrosés.
Ainsi ce passage n’a été traduit nulle part : « Et je tiens à préciser que j’ai toujours refusé les paiements en dehors de la Rai, des paiements généreusement offerts par les grandes entreprises aux personnes connues, pour qu’elles présentent les rencontres des entreprises ; car je pense qu’un journaliste du service public ne doit pas tirer profit de son rôle. » Comment ne pas penser en lisant ces ligne à la « reine des ménages » , Christine Ockrent, et à bien d’autres journalistes de renom ?
Qu’un Pujadas, équivalent français de la présentatrice italienne, s’abstienne de faire état de cette démission et d’en rapporter les motifs, relève du simple instinct de conservation. Mais suffirait-il d’ailleurs de les mentionner, comme ce fut très sélectivement le cas, sans s’interroger plus généralement sur une pratique de l’information et du journalisme de plus en plus répandue ? Car les critiques de la présentatrice ne visent pas seulement les interventions de plus en plus nombreuses des pouvoirs publics sur les chaînes de télévision, mais à travers la politique éditoriale de Rai1, la conception même d’une information organisée d’une manière telle que l’on en vient à se poser cette question qui en est l’antithèse : « Où est le pays réel ? ». Et cette conception n’est pas l’apanage des seules télévisions, ni de la seule Italie, loin s’en faut.
Par Jean Peres le 02/07/2010 source Acrimed
Transmis par Linsay
[1] Lire « La bataille de la RAI », Le Monde du 21/10/09
[2] « La lettera di Maria Luisa Busi »
[3] sans doute à l’image du chien content de retrouver son maître
[4] Un rapprochement analysé dans le livre de Pierre Musso publié en 2009 Télé-politique. Le sarkoberlusconisme à l’écran, et analysé ici même. Un livre auquel nous avons consacré l’un de nos « jeudis » (1er avril 2010). Voir aussi, de Pierre Musso, sur le site Acrimed, « La dernière leçon du berlusconisme ».
[5] Voir par exemple : « JT de l’été : comparaison fragmentaire entre TF1 et France 2 », septembre 2007 et « Un journal de France Inter : la hiérarchie de l’information ? Disparue ou molestée », février 2009
[6] Comme la toute récente invasion médiatique provoquée par [les querelles de vestiaire de l’équipe de France de football. Voir sur Acrimed « L’overdose », juin 2010.
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