Je voudrais vous raconter leur histoire...

samedi 8 octobre 2011
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C’est David Riazanov qui parle.

« Leur histoire », c’est celle de Marx et Engels.

« Marx et Engels », c’est donc aussi le titre d’un recueil de neuf conférences de David Riazanov données en 1922, dans le cadre du Parti communiste (bolchevique), le PCR, de la jeune Russie soviétique.

David Riazanov était devenu depuis peu le responsable de l’Institut Marx-Engels de Moscou.

Avant d’en venir à « leur histoire », il convient, je pense, de donner un aperçu de celle de Riazanov lui-même, laquelle n’est pas moins ordinaire, même si elle est d’un autre ordre que celle dont il se propose de parler.

UNE VIE DE REVOLUTIONNAIRE

Tout d’abord, même si ses premières armes sont antérieures, Razianov fut, lorsque éclata la Première Guerre Mondiale, l’un des rares socialistes européens à défendre une position internationaliste face à « la marée chauvine » où avait sombré la IIe Internationale. Il participa, en 1915, à la Conférence de Zimmerwald qui « renouait le fil de l’internationalisme prolétarien ».

Cependant, Riazanov se trouve souvent en désaccord avec Lénine, lequel le compara, un jour, en plaisantant, à un « ulcère » avec lequel le parti était condamné à vivre.

Cette « qualité » ne l’empêche pas de se voir confier, en 1921, la responsabilité de l’Institut, comme dit précédemment, lequel vient d’être créé et où il va donner toute la mesure de ses compétences. Il y accomplit donc « un travail gigantesque », notamment en regroupant tous les manuscrits de Marx et Engels, et de les préparer pour une édition de leurs oeuvres complètes.

Dans la « lutte qui fit rage dans le parti », au milieu des années vingt et qui dressa une opposition communiste contre l’emprise croissante de la bureaucratie que représentait politiquement le stalinisme, Riazanov ne se fit pas entendre.

Cependant, en 1929, lorsque Staline lança l’industrialisation à marche forcée, dont tout le poids allait porter sur la classe ouvrière et la paysannerie soviétique, Riazanov s’en prit alors, et c’est la dernière intervention qu’on lui connaisse, au « Politburo (qui) n’a plus besoin de marxistes ».

UN PARTI QUI N’A PLUS BESOIN DE MARXISTES !

Etait-ce prémonitoire ?

Toujours est-il que, fin 1930, Staline démit Riazanov de ses fonctions à l’Institut, le fit exclure du parti, puis arrêter sans jugement. Et en mars 1931, des aveux de commande d’inculpés du procès du « centre menchevik » contribuèrent à permettre de l’accuser « d’avoir conspiré avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, eux-mêmes alliés des conspirateurs de la bourgeoisie industrielle. »

Riazanov partit en déportation. Arrêté sur le lieu de sa déportation en juillet 1937, Riazanov, âgé de 67 ans, fut « battu » pour tenter de lui faire avouer avoir appartenu à une prétendue « organisation terroriste trotkyste ». Condamné à mort le 21 janvier 1938, il fut fusillé immédiatement. La police politique liquida également toute la direction du parti de Saratov, censée avoir manqué de vigilance vis-à-vis du déporté Riazanov et de « son extrême hostilité permanente à l’égard du camarade Staline. »

JE NE SUIS PAS UN SPECIALISTE EN PHILOSOPHIE

L’essentiel de ce qui suit provient de la troisième conférence donnée, donc en 1922, par David Riazanov.

Je ne suis pas, dit-il, un spécialiste en philosophie ? Je me suis simplement autrefois efforcé de me faire une idée des questions philosophiques fondamentales, comme l’ont fait tous ceux qui s’intéressent à la question de l’origine du développement humain.

« La question fondamentale, telle que la posait Engels, est celle de savoir s’il y a eu un principe créateur qui a précédé le monde, autrement dit s’il y a, comme on nous l’a appris dans notre enfance, un Dieu.

« Ce Créateur, cet être tout puissant, peut avoir différentes formes selon les religions. Il peut se manifester sous la forme d’un monarque céleste à pouvoir infini. »

UN CREATEUR TOUT PUISSANT ?

Ce Créateur, poursuit Riazanov, peut transmettre ses pouvoirs au pape, aux évêques, aux prêtres ; il peut enfin, en monarque bon et éclairé, établir une fois pour toutes une constitution, des lois fondamentales régissant l’humanité tout entière et, dans sa sagesse infinie, se contenter de l’amour et du respect de ses enfants sans plus jamais s’immiscer dans l’administration de leurs affaires.

Il peut, en un mot, se manifester sous les formes les plus variées, mais du moment que l’on reconnaît l’existence de ce Dieu, on reconnaît qu’il y a un être qui a existé de tous temps et qui, un beau jour, a dit : Que le monde soit ! Et dont la parole est devenue immédiatement une réalité.

« Ainsi donc, dit-il, la pensée, le désir, l’intention de créer ce monde existaient quelque part en dehors de ce monde. Où exactement, on ne sait pas. Ce secret n’a encore été découvert par aucun philosophe, même pas par nos nouveaux philosophes de Pétrograd.

« Cet être éternel crée toute l’existence. Ainsi, la conscience, la pensée détermine tout ce qui existe. L’idée crée la matière, la conscience détermine l’être.

« Au fond, malgré son enveloppe philosophique, cette nouvelle forme de manifestation du « principe premier » n’est que l’ancienne conception théologique du monde. »

AU COMMENCEMENT ETAIT LE VERBE

Ainsi, pour David Riazanov, c’est en somme la question de savoir si, dans l’univers où nous nous mouvons, dans ce qui existe, il peut survenir quelque chose sans l’intervention d’un être inconnu situé au-delà des limites de cet univers, d’un être en dehors de notre perception, qu’il s’appelle Jéhovah, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, ou même la Raison.

On peut même l’appeler, dit-il, comme dans l’Evangile de Saint-Jean, le Verbe. « Au commencement était le Verbe ». Ce Verbe a créé l’existence. Il a créé le monde.

Cette idée du Verbe, poursuit-il, principe de toutes choses, avait été combattu déjà au XVIIIe siècle par les matérialistes, par les représentants de la nouvelle philosophie de la nouvelle classe, la bourgeoisie révolutionnaire, dans la mesure où ils avaient attaqué l’ancien ordre social, le régime féodal.

L’ancienne conception du monde était impuissante à leur expliquer l’origine de ce qu’il y avait de nouveau dans leur temps, de ce qui distinguait leur époque des époques précédentes

TOUT CE QUI EST TERRESTRE CHANGE

Ainsi, dit-il, la conscience, l’idée, la raison considérée comme une et immuable avait à leurs yeux un défaut capital.

« En effet, l’observation leur indiquait que tout ce qui est terrestre change. L’être revêt les formes les plus variées. L’expérience leur montrait (sans parler des voyages et découvertes qui leur fournissaient chaque jour de nouveaux matériaux) qu’il est des gens différents, des Etats différents, des idées différentes.

« Ainsi, il s’agissait de savoir d’où provenait toute cette diversité, comment surgissaient les différences qui existaient parmi les hommes et les choses.

« Plus les philosophes s’enfonçaient dans l’étude du passé, plus ils voyaient de peuples différents.

« De ces peuples, les uns disparaissaient, les autres continuaient à vivre. Les Anglais avaient traversé différentes époques ; il en était de même des Français. »

D’OU PROVIENNENT LES DIFFERENCES ?

Riazanov interroge :

« D’où provenait cette différence dans le temps et dans l’espace si la cause de tout résidait dans un principe unique, dans un Dieu par exemple ?

« Il restait à supposer que ce Dieu, sans qu’on pût comprendre pourquoi, décidait aujourd’hui qu’il y aurait aujourd’hui une Angleterre, demain une Allemagne, après-demain une France.

« Qu’il lui en prît la fantaisie et, aujourd’hui, les Stuart régnaient en Angleterre, demain on tranchait la tête à Charles 1er et Cromwell était au pouvoir. »

Riazanov montre donc qu’à partir du XVIIIe siècle et même du XVIIe siècle, à mesure que l’existence, le monde humain, les rapports entre les hommes se modifient fortement sous l’influence des hommes mêmes, l’existence de la divinité, source de tout, suscitait de plus en plus de doute.

SOUS LE SCEAU DE LA NOUVEAUTE

En effet, ce qui explique tout dans sa diversité, dans le temps et dans l’espace, n’explique encore rien du moment que la « différence » des événements, et non ce qu’ils ont de commun, s’explique par le fait qu’ils ont surgi dans conditions différentes, sous l’influence de causes différentes.

Aussi, chacune de ces différences doit être expliquée par les causes particulières, les influences spéciales qui l’ont produite.

« Les philosophes anglais, qui vivaient sous un capitalisme en transformation rapide et qui avaient eu l’expérience de deux révolutions, s’étaient déjà demandé s’il existait réellement une force qui, indépendamment de la volonté des hommes, pourvoyait à tout, faisait tout...

« De même, toutes ces idées différentes, qui s’étaient manifestées et s’étaient combattues réciproquement, étaient des idées innées. Malgré tous les efforts pour les accorder avec l’enseignement de la Bible, ces idées portaient notoirement le sceau de la nouveauté. »

L’HISTOIRE, C’EST L’ACTION DES HOMMES

« Les matérialistes français, poursuit Riazanov, dont je vous ai parlé, avaient posé la question encore plus nettement. Pour eux, cette force qui soit-disant se trouve en dehors de notre monde, cette force divine qui s’occupe sans cesse de la nouvelle Europe, pense à tout, pourvoit à tout, n’existait pas.

« Tous les phénomènes, toute l’histoire, étaient le résultat de l’action des hommes eux-mêmes. »

David Riazanov va donc montrer et mettre en valeur les apports des scientifiques et des philosophes des 18e et 19e siècles, qui permirent à Marx et Engels les développements que l’on sait.

Ainsi, par exemple, Riazanov met-il en évidence pourquoi Marx ne pouvait se contenter de la critique de la religion de Feuerbach.

« Ce dernier, dit-il, expliquait l’essence de la religion par l’essence de l’homme ; mais l’essence de l’homme n’est pas quelque chose d’abstrait, de propre à l’homme en tant que individu. L’homme lui-même représente une somme, un ensemble de rapports sociaux déterminés. Il n’y a pas d’homme isolé. »

ET LES HOMMES SONT LE PRODUIT DE LEURS SOCIETES

« Mais, poursuit Riazanov, les liens naturels qui existent entre les hommes le cèdent en importance aux liens sociaux qui s’établissent entre eux au cours du développement historique. C’est pourquoi le sentiment religieux n’est pas quelque chose de naturel ; il est lui-même un produit social. »

Aussi, pour Riazanov, il ne suffit pas de dire que l’homme est le point de départ d’une nouvelle philosophie. Il faut ajouter que cet homme « social », qui est le produit d’une évolution sociale déterminée, se forme et se développe sur le terrain d’une société déterminée, différenciée d’une façon déterminée.

En approfondissant, montre-t-il, on constate que cette différenciation du milieu en classes diverses n’est pas quelque chose de primordial, de naturel, mais le produit d’un long développement historique.

Et, si l’on étudie la façon dont s’est effectué ce développement, on voit qu’il a toujours été le résultat de la lutte des contradictions, des oppositions surgissant à un stade donné du développement social.

Et, ajoute-t-il, Marx ne s’arrêta pas là... Dans la philosophie purement théorique, contemplative, il introduisit un nouvel élément : l’action pratique révolutionnaire fondée sur la critique de la réalité...

Marx montra que tout ce qui s’accomplit dans l’homme, toutes les modifications de l’homme même sont le résultat non seulement de l’action de la nature sur lui, mais encore, dans une plus large mesure, de son action à lui sur la nature.

EN TRANSFORMANT LA NATURE, L’HOMME SE TRANSFORME LUI-MEME

Riazanov montre que tout le développement de l’humanité consiste en ce que l’animal primitif anthropomorphe, dans sa lutte continue pour l’existence, ne se borne pas à subir passivement l’influence de la nature ; il agit lui-même sur la nature et, en la transformant, transforme les conditions de son existence, et en même temps se transforme lui-même.

« Ainsi donc, poursuit Riazanov, Marx introduisit dans la philosophie passive de Feuerbach l’élément révolutionnaire, l’élément d’action . L’oeuvre de la philosophie, dit Marx contrairement à Feuerbach, consiste non seulement à expliquer ce monde, mais aussi à le modifier.

« La théorie se complète par la pratique ; la critique de la réalité, du monde environnant, sa négation, par le travail positif, par l’action pratique. »

UNE PHILOSOPHIE DE L’ACTION

« C’est ainsi, montre Riazanov, que Marx introduit dans la philosophie matérialiste le principe révolutionnaire ; c’est ainsi qu’il transforma la philosophie contemplative de Feuerbach en une philosophie de l’action.

« Par toute sa pratique, par toute son action, l’homme doit prouver la justesse de sa pensée, de son programme.

« Mieux il l’applique dans la pratique, plus rapidement il l’incarne dans la réalité, et mieux il prouve que cette réalité même renfermait déjà tous les éléments nécessaires à l’accomplissement de la tâche qu’il s’est assignée, à la réalisation du programme qu’il a élaboré. »

Et Riazanov conclut sa conférence :

« Marx n’était pas seulement un philosophe désireux d’expliquer le monde ; c’était un révolutionnaire qui voulait le changer. Le travail théorique chez lui allait de pair avec le travail pratique. »

En principe, nous savons tous cela..., mais...

Et est-ce cela qui était insupportable à Staline ?



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