Sarko, Hegel et les Nègres

lundi 3 septembre 2007
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Dans un texte très diffusé en Afrique francophone, l’essayiste camerounais Achille Mbembe démonte le discours prononcé le 26 juillet à Dakar par le président français à l’attention de la “jeunesse d’Afrique”.

Pour sa première tournée en Afrique au sud du Sahara, Nicolas Sarkozy a atterri à Dakar précédé d’une très mauvaise réputation - celle d’un homme politique agité et dangereux, cynique et brutal, assoiffé de pouvoir, qui n’écoute point, dit tout et le double de tout, ne lésine pas sur les moyens et n’a, à l’égard de l’Afrique et des Africains, que condescendance et mépris. Mais beaucoup étaient également prêts à l’écouter, intrigués sinon par l’intelligence politicienne, du moins la redoutable efficacité avec laquelle il gère sa victoire depuis son élection. Dire qu’il a déçu est une litote. Une très grande partie de l’Afrique francophone - à commencer par la jeunesse, à laquelle il s’est adressé - a trouvé ses propos sinon franchement choquants, du moins parfaitement invraisemblables.

Cela dit, pour qui n’attend rien de la France, les propos tenus à l’université de Dakar sont fort révélateurs. En effet, dans sa “franchise” et sa “sincérité”, le discours rédigé par Henri Guaino (conseiller spécial) et prononcé par Nicolas Sarkozy dans la capitale sénégalaise révèle au grand jour ce qui, jusqu’à présent, relevait du non-dit. A savoir qu’aussi bien dans la forme que dans le fond, l’armature intellectuelle qui sous-tend la politique africaine de la France date littéralement de la fin du XIXe siècle. Voici donc une politique qui, pour sa mise en cohérence, dépend d’un héritage intellectuel obsolète, vieux de près d’un siècle, malgré les rafistolages. Le discours du nouveau président français montre comment, enfermées dans une vision frivole et exotique du continent, les nouvelles élites dirigeantes françaises prétendent jeter un éclairage sur des réalités dont, à la vérité, elles ignorent tout.

Ainsi, pour s’adresser à l’“élite de la jeunesse africaine”, Guaino se contente de reprendre, presque mot à mot, des passages du chapitre consacré par Hegel à l’Afrique dans son ouvrage La Raison dans l’Histoire. Selon Hegel, l’Afrique est le pays de la substance immobile et du désordre éblouissant, joyeux et tragique de la création. Les Nègres, tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont de place ni de statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle.

Les nouvelles élites françaises partagent ce préjugé hégélien. Contrairement à la génération des “papas-commandants” (de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand ou Chirac), qui épousait tacitement le même préjugé tout en évitant de heurter de front leurs interlocuteurs, les “nouvelles élites de France” estiment désormais qu’à des sociétés aussi plongées dans la nuit de l’enfance on ne peut s’adresser qu’en s’exprimant sans frein, dans une sorte d’énergie vierge. Et c’est bien ce qu’elles ont à l’idée lorsque, aujourd’hui, elles défendent tout haut l’idée d’une nation “décomplexée” par rapport à son histoire coloniale.

A leurs yeux, on ne peut parler de l’Afrique et aux Africains qu’en suivant, en sens inverse, le chemin du sens et de la raison. Peu importe que cela se fasse dans un cadre où chaque mot prononcé l’est dans un contexte d’ignorance. J’ai en effet beau faire la part des choses, dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se profilent surtout des injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure, des provocations gratuites, l’insulte par-devers l’inutile flatterie et une insupportable suffisance.

A côté de Hegel existe un deuxième fonds que recyclent sans complexe les nouvelles élites françaises. Il s’agit d’une somme de lieux communs formalisés par l’ethnologie coloniale vers la fin du XIXe siècle. C’est au prisme de cette ethnologie que se nourrit une grande partie du discours sur l’Afrique, voire une partie de l’exotisme et de la frivolité qui constituent les figures privilégiées du racisme à la française. Le conseiller spécial du chef d’Etat français reprend à son compte cette logorrhée ainsi que l’essentiel des thèses (qu’il prétend par ailleurs réfuter) des pontifes de l’ontologie africaine. Pour faire de Nicolas Sarkozy le président ethnophilosophe qu’il aspire peut-être à devenir, c’est dans cette bibliothèque coloniale et raciste qu’il va puiser ses motifs clés.

Puis il procède comme si l’idée d’une “essence nègre”, d’une “âme africaine” - dont “l’homme africain” serait la manifestation vivante - comme si cette idée boueuse et somme toute farfelue n’avait pas fait l’objet d’une critique radicale par les meilleurs des philosophes africains, à commencer par Fabien Eboussi Boulaga, dont l’ouvrage La Crise du Muntu est à cet égard un classique.
Dès lors, comment s’étonner que, au bout du compte, sa définition du continent et de ses gens soit une définition purement négative ? En effet, l’“homme africain” de notre président ethnophilosophe est surtout reconnaissable soit par ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’est jamais parvenu à accomplir, soit par son opposition à l’“homme moderne” (sous-entendu l’“homme blanc”) - opposition qui résulterait de son attachement irrationnel au royaume de l’enfance, au monde de la nuit, aux bonheurs simples et à un âge d’or qui n’a jamais existé.

Pour le reste, l’Afrique des nouvelles élites dirigeantes françaises est essentiellement une Afrique rurale, féerique et fantôme, mi-bucolique mi-cauchemardesque, peuplée de paysans, faite d’une communauté de souffrants qui n’ont rien en commun sauf leur commune position à la lisière de l’Histoire, prostrés qu’ils sont dans un hors-monde - celui des sorciers et des griots, des êtres fabuleux qui gardent les fontaines, chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres, des morts du village et des ancêtres dont on entend les voix, des masques et des forêts pleines de symboles, des poncifs que sont la prétendue “solidarité africaine”, l’“esprit communautaire”, la “chaleur” et le respect des aînés et des chefs.

Article d’Achille Mbembe dans Le Messager du 28/08/2007

Transmis par Linsay



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mardi 4 septembre 2007 à 05h29 - par  Riko

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